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 [Mai 1152] "Ce qui importe, ce n'est pas le voyage, c'est celui avec lequel on voyage."

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Sybille de Déols
Petite boudeuse <3
Sybille de Déols


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Date d'inscription : 23/05/2013

[Mai 1152] "Ce qui importe, ce n'est pas le voyage, c'est celui avec lequel on voyage." Empty
MessageSujet: [Mai 1152] "Ce qui importe, ce n'est pas le voyage, c'est celui avec lequel on voyage."   [Mai 1152] "Ce qui importe, ce n'est pas le voyage, c'est celui avec lequel on voyage." EmptyDim 21 Juil - 2:00

Il y avait plusieurs semaines que Châteauroux n’avait pas vu sa maîtresse aller et venir en ses murailles lorsque, six jours jours plus tôt, celle-ci avait fait avec son escorte une entrée remarquée dans la ville pour retrouver la solide forteresse dont les derniers évènements l’avaient tenue éloignée. De bien longues semaines, avait songé la jeune femme en voyant enfin se dessiner au loin les tours familières, inébranlables dans la brume vaporeuse d’une soirée de printemps dont le calme rendait difficiles à imaginer quels drames avaient manqué de se produire, quelles intrigues s’étaient nouées à l’ombre de ces murs qu’elle avait pourtant quitté en dame de Déols pour ne les revoir que comtesse de Blois. Comme à Amboise, lorsque ses yeux s’étaient posés sur la Loire, Sybille s’était pris à songer qu’il y avait dans cet immuable paysage quelque chose de rassurant et avait retrouvé avec un plaisir non dissimulé la citadelle qu’elle avait abandonnée pour ses noces avec le comte Thibaud. Blois était une belle cité, fourmillante et moins déplaisante que sa profonde amertume ne la lui avait peinte après son mariage, mais ici, à Châteauroux, la jeune comtesse se sentait chez elle. Elle connaissait les seigneurs qui la saluaient, les amis comme les visages déplaisants qui défilaient dans les grandes salles du château, elle en savait par cœur les moindres recoins, n’y était pas épiée… bref, elle s’y sentait à sa place, bien que dans les palais comtaux qu’elle avait visités où siégeait celui qui était désormais son époux. Plus encore, à Châteauroux, Sybille était maîtresse des lieux, et c’est bien ce qu’elle avait fait comprendre à Thibaud lorsqu’elle lui avait annoncé sans lui en laisser le choix qu’elle partait seule, afin de veiller au départ d’Aymeric pour la Champagne et de régler les affaires qui l’y attendaient. Comtesse ou non, mariée ou non, il n’était pas question de laisser la main à qui que ce soit sur des terres qu’elle régentait depuis plus de quatre ans, et encore moins à son mari qui ne saurait par là, elle l’en avait prévenu, que s’attirer un peu plus de rancœur de la part de sa femme qui ne lui avait pas laissé le temps de faire ne serait-ce que formuler le projet de l’accompagner. Elle savait qu’il avait envoyé quelques hommes à Châteauroux sans lui en parler, elle avait bien assez de quelques blésois entre les murs de son château pour s’imposer la présence d’un époux dont elle s’éloignait volontiers, malgré toute la bonne volonté dont elle s’était juré de faire preuve et estimait qu’il n’avait pas plus à s’immiscer dans la gestion des terres qui avaient été celles d’Abo et qui appartenaient désormais à Aymeric qu’à assister au départ de ce dernier que Sybille prévoyait difficile. Pour le jeune garçon qui, de fait, avait bien du mal à se retenir de lui demander si elle ne pouvait l’accompagner, comme pour sa mère malgré les nouvelles régulière que le comte de Champagne lui avait promises lors de leur dernière conversation. Sybille savait qu’il tiendrait parole – n’avait-elle pas eu la preuve qu’il ne manquait pas à ses promesses en voyant revenir Hugues ? – mais elle ne pouvait nier qu’elle aurait voulu continuer à élever son fils et lui enseigner ce qu’elle savait et avait appris ces dernières années tout en le gardant auprès d’elle. Un espoir déçu que la jeune mère se gardait bien de laisser paraître aux yeux de petit garçon à la veille de son départ qu’elle rassurait (même s’il faisait mine d’avoir l’air fort et fier de s’en aller) en lui rappelant qu’après tout, c’était auprès de son parrain qu’on l’envoyait. N’était-ce pas là une belle nouvelle pour lui, qui ne cessait de chercher à savoir quand il reverrait Henri ? Nul ne pouvait se douter que lorsque Sybille assurait à son fils qu’il avait de la chance d’aller retrouver le comte, elle se prenait parfois à le penser sincèrement, et que plusieurs fois, elle avait pensé céder à ses insistances et à annoncer qu’elle l’accompagnait, car il n’y avait pas qu’Aymeric pour songer au comte de Champagne.

Rendu plus vaillant par les paroles de sa mère, le petit seigneur, que son frère Guillaume suivait partout où il pouvait en répétant à qui voulait l’entendre qu’il voulait l’accompagner,  ne se plaignait pas, et les préparatifs du départ allaient bon train en cette matinée de mai, tandis que Sybille, de son côté, s’appliquait à trouver avec Jehan la meilleure solution possible à la doléance d’un de ses vassaux qui assurait que son voisin avait pris possession d’un pont sur l’Indre qui lui appartenait, lequel voisin niait farouchement en prétendant que ces quelques pierres dépendait de ses propres terres depuis des temps immémoriaux, et ce sous l’œil perçant des hommes de Thibaud auxquels on avait visiblement demandé quelques rapports sur la situation à Châteauroux. L’on penchait sur un arrangement financier afin de mettre un terme définitif à l’affaire quand un problème autrement plus épineux s’annonça en la personne d’un clerc qui vint lui annoncer que l’abbé de Déols s’était déplacé et souhaitait l’entretenir d’une affaire qui lui tenait à cœur. Sybille fronça les sourcils, mais finit par laisser Jehan se charger des pierres de ses deux vassaux pour se rendre auprès de son illustre invité qui devait vraiment tenir à lui parler pour ne pas lui avoir demandé de se déplacer elle-même, chose qu’il ne manquait pas de faire à l’ordinaire. La dame de Châteauroux savait que ses puissants voisins de Déols n’étaient ni à négliger ni à froisser et avait même réussi à bâtir avec eux les bases d’une entente qui fonctionnait aussi bien que possible, mais l’abbé tout comme elle avait sa fierté, en plus d’un orgueil comme on en voyait de rare, et il ne manquait jamais de se rappeler au bon souvenir de Sybille.
« Vous ici, mon père ? lança celle-ci lorsqu’elle eut rejoint l’abbé Gerbert… ou Girbert, elle avait cessé d’essayer de s’en souvenir. Que me vaut l’honneur de votre visite ?
- Je serai bref, ma dame, car je pense que cette affaire ne mérite pas que nous perdions notre temps, répondit l’intéressé en l’invitant à faire quelques pas en sa compagnie sans toutefois s’encombrer de politesses. Il semble que vos agents ont perçu des droits à Déols qui nous revenaient. Je suis certain qu’il ne s’agit que d’une erreur de leur part, évidemment…
- A Déols, en êtes-vous certain ? l’interrompit Sybille avec au visage une moue indéchiffrable. »
Loin de découvrir l’affaire, celle-ci était au contraire parfaitement au courant, et ce n’était pas la première fois qu’un tel quiproquo se déclenchait. Cet apens de terre où circulaient des marchands qui sillonnaient le Berry relevait en réalité d’une juridiction particulièrement incertaine, mais il y avait là un voile que la jeune dame s’était toujours bien gardé de lever car il lui permettait, de temps à autres, de s’approprier des droits dont on ignorait à qui ils revenaient exactement. Il s’agissait là de l’éternel sujet de plainte de l’abbé, mais les pensées de Sybille s’étaient à nouveau égarées sur son fils, et un peu plus loin, en Champagne, si bien qu’elle ne se sentit brusquement pas d’humeur à se lancer dans une joute avec l’éminent clerc.
« Allons, vous savez comme moi qu’il est temps que cela cesse, faisons donc la lumière sur ce passage ma dame, vous ne pourrez faire durer cette petite mascarade éternellement.
- Rien ne presse mon père, lui assura-t-elle. En revanche, je me dois de m’assurer que mon fils est prêt à nous quitter, nous en reparlerons. Vous permettez ? »
Là-dessus, elle le salua vaguement, en lui adressant un rictus désarmant, puis se hâta de s’éloigner pour aller rejoindre Aymeric, qui menait de nouveau une sérieuse enquête auprès de Cyrielle pour tenter de comprendre pourquoi, après tout, sa mère ne l’accompagnerait pas, tandis qu’à ses côtés, Guillaume lui promettait qu’il s’occuperait bien de Phénix, le petit chaton roux qu’il avait alors dans les bras.

« Maman ne pourrait-elle pas faire la moitié du chemin avec nous, Cyrielle ? demandait Aymeric, sourcils froncés. »
Sybille esquissa un sourire attendri. Elle aurait volontiers mené elle-même le petit garçon jusqu’à Troyes où il devait retrouver Henri, et elle se plaisait à croire qu’il n’y avait là que la faiblesse d’une mère se refusant à voir partir son fils, que cette décision qu’elle s’imaginait parfois prendre n’avait rien à voir avec les traits du comte de Champagne qui se dessinaient parfois dans son esprits, ou avec leur dernière conversation dont elle emportait le souvenir partout avec elle après avoir été hantée par leur dispute sur la terrasse du château de Blois. Ils ne s’étaient pas revus depuis le passage d’Henri à Amboise, mais une fois les émois des retrouvailles avec son frère passés, Sybille s’était prise à penser au sourire qui avait illuminé le visage du jeune homme lorsqu’elle était revenue sur ses paroles en lui assurant qu’elle ne souhaitait pas le voir disparaître de sa vue, et cette image n’avait cessé de lui revenir à l’esprit depuis, lui laissant croire que peut-être, tout comme elle, il serait sinon heureux, du moins pas mécontent de la revoir, quand bien même elle ignorait pourquoi cette idée la préoccupait tant. L’arrivée de deux des hommes de Thibaud sortit brusquement la comtesse de ses songes, la poussant par ailleurs à se raidir, car leur présence à eux, en revanche, lui était particulièrement gênante. En cherchant à les ignorer, son regard rencontra celui, contrarié, de l’abbé de Déols avant de s’arrêter sur la silhouette de Jehan, toujours aux prises avec ses ponts et ses accords à l’amiable. Sybille resta un instant arrêtée sur cette vision qui promettait quelques jours pénibles (surtout si l’abbé s’avisait de ne pas retourner en sa chère abbaye). Il n’en fallut pas plus : un sourire indéfinissable aux lèvres, elle se pencha vers Aymeric, et lui glissa :
« Va dire à Cyrielle de reporter le voyage d’une journée, je vais venir avec vous. »
Le jeune garçon, avec une exclamation de joie sincère, ne se fit pas prier et courut vers la suivante de sa mère pour lui annoncer la nouvelle, nouvelle que toute la grande salle ne tarda pas à connaître. Sybille ne chercha pas à justifier cette soudaine décision, pas même auprès de Jehan qui lui déconseilla pourtant fermement de céder à ce qui ressemblait selon lui à une impulsion malheureuse. Elle chargea ce dernier de prendre sa place en son absence, de retarder les affaires qui nécessitaient absolument sa présence en assurant qu’elle ne serait pas absente plus de trois semaines et après avoir réglé les dernières urgences, ne se consacra plus qu’à ce voyage qui faisait naître sur ses lèvres un sourire pour le moins inattendu. Deux jours plus tard, l’escorte quitta Châteauroux, menée par un Aymeric heureux qui donnait parfois bien du fil à retordre à Cyrielle, et une Sybille pensive.

On se dirigea d’abord vers Vierzon où le seigneur était absent, mais donna néanmoins ordre d’accueillir comme il se devait la comtesse à laquelle il devait hospitalité. Celle-ci ne s’attarda pas et mena la petite troupe vers Sancerre dont le comte Etienne, désormais son beau-frère, ne s’attendait pas à recevoir une telle visite, et ne sembla d’ailleurs pas comprendre exactement ce qui se passait. Il en profita néanmoins pour parler à sa belle-sœur de l’une de ses cousines, Alix de Donzy, une demoiselle selon lui fort charmante qu’hélas, elle connaissait peu. Aymeric ayant besoin d’un peu de répit, Etienne de Sancerre eut deux jours pour entretenir Sybille de ses affections, avant de lui faire promettre de saluer la cousine en question de sa part si elle se trouvait à Donzy, qui constituait l’étape suivante de leur voyage. Alix, qui était en effet présente, reçut les quelques mots de Sybille en rougissant, ce qui ne manqua pas d’amuser la jeune dame qui entreprit ensuite d’expliquer à son oncle que sa sœur, Agnès, se portait à merveille, d’autant plus qu’elle avait retrouvé son fils il y avait de cela quelques semaines. Enfin, on se dirigea vers Auxerre où la propre cousine du comte de Champagne, Ide de Sponheim, les accueillit volontiers quelques jours, puis vers Troyes. Si la comtesse de Blois s’était montrée souriante durant tout le trajet, on ne manqua pas de la trouver pensive, et plus particulièrement lors de la dernière étape du voyage, dès lors que l’on envoya en avant de l’escorte deux messagers afin de prévenir le comte de l’arrivée imminente de son filleul, mais aussi de sa belle-sœur à laquelle il ne s’attendait pas. Sybille était alors partagée entre une certaine impatience, et une nervosité habilement dissimulée tandis qu’elle cherchait, en vain, un prétexte à sa venue, car elle avait bien dû se rendre compte d’une chose durant les dix jours qu’avaient duré ce voyage : elle ignorait exactement ce qui l’avait poussée soudain à accompagner Aymeric, ou du moins voulait l’ignorer, en dépit de ses pensées rebelles qui s’obstinaient à lui représenter les possibles réactions d’Henri de Champagne. Elle n’avait toujours pas trouvé de réponse satisfaisante aux questions qu’on ne manquerait pas de se poser lorsqu’enfin, au rythme tranquille du pas de leurs chevaux, les cavaliers passèrent les premières maisons de Troyes, où on leur indiqua que le comte se trouvait sans doute un peu plus au nord de la ville où il se faisait alors construire une grande demeure. Aymeric, quoiqu’épuisé par le voyage, se réveilla à l’idée de revoir son parrain et en dépit des exigences de Cyrielle, talonna sa monture si bien que c’est au petit trot qu’il parvint, suivi de sa mère et du cavalier chargé de s’assurer qu’il tenait toujours sur sa monture, devant le chantier en question. Sybille mit pied à terre, observant les lieux avec curiosité, sans excuse pour expliquer sa présence, tout en essayant d’ignorer sa propre impatience et son cœur qui tambourinait un peu plus rapidement dans sa poitrine. Ce fut Cyrielle qui trouva à qui s’adresser, c’est-à-dire un garde qui se tenait raide à ce qui semblait être une entrée possible vers le cœur du chantier, quoi qu’il n’existât pas la moindre porte ni rien qui y ressemblât.
« Le comte est-il là ? demanda la jeune dame au garde. »
Celui-ci ouvrit la bouche pour répondre, mais visiblement pris d’un doute, la referma et plissa les sourcils, avant de se lancer dans une tirade mal assurée dans laquelle Sybille comprit que quelqu’un était bien passé par ici mais qu’il n’était pas certain d’avoir reconnu le comte, qui était peut-être reparti.
« Par là-bas, ma dame, finit-il par bredouiller en indiquant vaguement une direction derrière lui. »
La comtesse le dévisagea un instant, perplexe, puis après avoir intimé au reste des cavaliers d’attendre non loin, s’engagea dans le chantier, suivie de Cyrielle, mais précédée par Aymeric. Elle observa curieusement les alentours, constitués d’impressionnants échafaudages sillonnés d’ouvriers en tout genre, mais son esprit était ailleurs et son attention fut rapidement attirée par son fils dont le visage s’éclaira soudain d’un grand sourire. Sybille leva les yeux et son regard s’arrêta à son tour sur une silhouette familière : non loin se trouvait Henri, alors penché sur ce qui semblait être un plan. Il arborait un air concentré sur lequel s’arrêtèrent un instant les yeux de la jeune dame qui, ayant cessé sa marche, se prit à détailler son air toujours aussi chaleureux mais peu soigné qui ne lui ôtait pourtant rien, et donnait avec ses vêtements passés et ses cheveux ébouriffés une image bien différente de celle qu’il offrait habituellement, mais qui ne tira pas moins un sourire à la comtesse. Son regard s’attardait sur les traits concentrés du jeune homme quand Aymeric lui fit lever la tête, poussant la jeune femme à détourner les yeux.
« Mon parrain, mon parrain, nous sommes arrivés ! s’enthousiasma le petit garçon en courant vers Henri. »
Sybille, qui ignorait toujours comme justifier sa présence en ces lieux, suivit à quelques pas de distances, esquissant un sourire discret et légèrement confus lorsqu’elle croisa le regard du comte et s’approcha de lui tout en faisant mine d’observer le chantier alors que son esprit tournait à toute allure, en vain.
« Bonjour, comte, lança-t-elle enfin lorsqu’elle fut face à lui. Quel… chantier impressionnant ! ajouta-t-elle ne sachant que dire d’autre. »
Elle salua également ses deux compagnons, Gauthier de Brienne qu’elle avait déjà rencontré et un autre homme qu’elle ne connaissait pas, alors que ce qui semblait être deux architectes échangeaient un regard perplexe.
« J’espère que nous n’interrompons rien, et que nous ne dérangeons pas. Je.. je sais que vous ne vous attendiez pas à ma venue…
- Vous avez vu, mon parrain, maman aussi est venue ! Elle aussi elle voulait vous voir ! s’enthousiasma Aymeric, visiblement aux anges. »
Sybille baissa vivement les yeux sur son fils à cette réplique, avant de les relever vers Henri, tout en cherchant à dissimuler sa gêne – car cette fois, Aymeric avait raison.
« Je dois être une faible mère, je n’ai pu me résoudre à le laisser partir, reprit-elle avec un petit rire. »
Une faible mère, mais surtout, un faible cœur, mais cela, la jeune dame de Déols n’en avait pas encore réellement conscience. Pour l’heure, elle devait simplement admettre qu’elle était heureuse d’être là, la suite se chargerait aisément d’ôter le voile dont, depuis bien longtemps, elle se couvrait les yeux.
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Henri de Champagne
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MessageSujet: Re: [Mai 1152] "Ce qui importe, ce n'est pas le voyage, c'est celui avec lequel on voyage."   [Mai 1152] "Ce qui importe, ce n'est pas le voyage, c'est celui avec lequel on voyage." EmptyMer 24 Juil - 16:35

En ces premiers jours de printemps, la ville de Troyes fourmillait d'activité et partout l'on s'affairait à son office dans un joyeux brouhaha qui célébrait, à sa manière, la douceur retrouvée après de longs mois d'hiver où à défaut de s'endormir, on avait dû lutter contre le froid et la neige pour survivre. Henri de Champagne, son éternel sourire accroché aux lèvres, avançait au rythme lent de son cheval, suivi par ses fidèles, sans réellement prêter attention à la foule qui se pressait sur les flancs de sa monture, le regard fixé vers le haut mur qui s'élevait lentement au loin comme s'il cherchait à atteindre les nuages mais que cela lui demandait un effort insurmontable. Au fur et à mesure que l'on s'en approchait, les bruits typiques d'un chantier montèrent jusqu'aux oreilles du jeune homme. Mais ce qui lui causait le plus de satisfaction, ce n'était pas les halètements des hommes qui travaillaient à son service ou le grincement des cordes du système de poulies qui amenaient les blocs jusqu'en haut des échafaudages mais bel et bien le bruit continu du burin qui claquait sur la pierre, la façonnait selon la volonté des tailleurs pour lui donner des formes qui lui permettraient de s'emboîter à ses semblables ou qui ne seraient que purement décoratives, expression de l'imagination sans bornes d'une humanité qui aimait à bâtir des merveilles et laisser son empreinte sur terre. Peut-être des visages apparaissaient-ils déjà dans le calcaire blanc, grimaçant ou souriant, voués à conserver cette expression pour l'éternité, à être admirés pour les visiteurs venus de tout horizon pour des siècles et des siècles. C'est la pensée qu'avec ces travaux il touchait peut-être là à cette éternité qui se dérobait à tout mortel qui laissa Henri songeur au moment où il descendait de son cheval, enfin parvenu à destination, au cœur de ce chantier qui, bien qu'il se trouvât en dehors du centre de la ville, semblait rassembler toute l'activité de la cité, comme un cœur névralgique qui battait déjà fort, même avant que ces pièces qui se bâtissaient pierre par pierre, encore informes pour le moment, n'accueillent le comte et sa cour, lieu d'une vie plus étincelante. Personne n'accorda un regard aux cavaliers qui venait d'arriver, la faute à leurs costumes simples, guère révélateurs de leur statut. Henri, pour une fois, s'était échappé et s'accordait une journée loin des yeux de ses vassaux, juste un temps pour constater les avancées du chantier de son palais comtal de Troyes qui avait dû être abandonné dès les premières rigueurs de la saison froide. Il n'avait que faire de ce qu'il représentait, de ses vêtements un peu élimés, de sa barbe de quelques jours qui lui piquait les joues ou encore de ses mèches de cheveux totalement décoiffées, il n'avait pas à bien paraître et il comptait profiter pleinement de ces instants de liberté. Il eut le temps de se promener entre plusieurs échafaudages et de constater que les travaux n'étaient pas aussi avancés qu'ils ne l'auraient dû avant que l'un des architectes ne le reconnaisse et que la nouvelle de sa présence ne s'ébruite parmi les ouvriers qui le saluèrent.
- N'allez pas par là, comte, regardez, c'est dangereux ! S'exclamait à tout instant un garde qui suivait Henri à la trace depuis que ce dernier lui avait commandé de l'accompagner jusqu'au nord de la ville pour veiller à sa protection et qui, visiblement, prenait son office beaucoup trop à cœur.
Gauthier de Brienne qui manifestait son mécontentement d'être là en traînant les pieds derrière la petite troupe, poussa un soupir en levant les yeux au ciel et voulut faire quelques commentaires à Joinville qui rêvassait et ne l'écoutait pas. Mais Henri n'avait que faire de la mauvaise humeur de sa troupe, il était assez content d'être là pour plusieurs. Il commença donc par renvoyer le garde à l'entrée du chantier pour garder la porte.
- Quelle porte ? Il n'y a pas de porte, comte, s'étonna le garde, totalement perdu.
- Et bien imagine qu'il y a une, grommela Brienne en le chassant d'un geste, comme s'il ne s'agissait que d'une vulgaire mouche, tandis que le jeune garçon, perplexe, s'exécutait.

Bientôt, l'architecte chargé du chantier mena le comte vers une grande table où l'on avait étalé des plans dessinés par des mines de plomb et qui représentaient le volume du palais une fois achevé. Henri connaissait fort bien ces dessins mais on lui demandait de valider plusieurs changements qu'on lui proposait sur les ailes périphériques.
- Je suis navré du retard, comte, disait l'architecte, mais j'ai laissé les plans à mon bras droit qui est décidément un incapable. Nous avons dû démolir un mur qu'il avait mal construit mais n'ayez crainte, nous respecterons désormais à la lettre ce que vous aviez décidé.
- Je vous fais confiance, je sais que vous ne me décevrez pas, répliqua Henri en examinant les feuilles de parchemin de plus près.
- Nous avons juste un léger souci concernant les communs que vous souhaitiez accoler au palais, les terres semblent être sous la juridiction de monseigneur l'évêque qui a refusé qu'on ne les touche et...
A cette mention, le comte de Champagne leva la tête et fronça les sourcils ce qui fit mourir les mots dans la gorge de l'architecte :
- L'évêque ? Qu'a-t-il à voir là-dedans l'évêque ? Qu'on aille donc chercher monseigneur..., commença-t-il avant de s'interrompre en constatant qu'il n'avait plus la moindre idée de qui il s'agissait.
- Il s'agit de votre oncle, expliqua Gauthier qui faisait mine de s'intéresser aux plans auxquels il ne comprenait rien, à défaut de pouvoir avoir une conversation avec Joinville.
- Mais... Je n'ai pas d'oncle. Ou du moins, il est roi d'Angleterre, pas évêque aux dernières nouvelles, répliqua Henri, perplexe.
- Non du côté de votre mère, monseigneur Henri de Carinthie, il vous a écrit dernièrement pour vous rappeler qu'en tant qu'évêque de Troyes, il avait le droit de prélever la dîme sur la totalité de la ville et que votre palais allait se trouver...
- Ah, je me rappelle pourquoi je l'avais oublié, marmonna Henri qui, en effet, avait déjà eu l'écho de l'ego démesuré du frère de sa mère, faites-le appeler !
- Il risque de ne pas vouloir venir, osa l'architecte, en se ratatinant un peu comme s'il craignait la réaction de son interlocuteur, il va vouloir, selon ses propres termes, que vous lui rendiez les hommages filiaux.
- S'il ne vient pas, je vais en effet me déplacer, rétorqua Henri, mais pas pour lui rendre les hommages filiaux mais pour prendre possession de son palais épiscopal pour mes dépendances, dites-lui donc cela.
Alors qu'on s'exécutait, le comte se pencha à nouveau sur les plans, la mine concentrée, pour faire son choix entre les divers projets qu'on lui présentait. Son index se promenait sur les traits noirs, dessinant à nouveau les murs et les fenêtres, songeant non sans émerveillement que tout cela allait voir le jour grâce à sa volonté et que les cartes prendraient vie. Il s'y voyait déjà à vrai dire dans ces pièces chaleureuses, à rendre la justice dans ce qui serait son propre palais décoré avec profusion par les richesses acquises lors des foires. Son palais, pas celui de ses ancêtres ou de son père, l'endroit qu'il avait lui-même choisi. Il allait demander conseil à Brienne, à défaut de mieux, quand il entendit celui-ci jurer, ce qui le poussa à lever la tête.

A première vue, il n'y avait rien d'étonnant, on continuait à s'affairer dans le chantier et seuls des cris d'encouragement résonnaient autour d'eux. Des architectes débattaient entre eux, en attendant la prise de décision du comte ce qui poussa ce dernier à baisser de nouveau les yeux sur ses dessins. Mais très vite, l'incongruité de la scène le frappa et renonçant complètement aux plans, il redressa la tête et demeura stupéfait.
- Mon parrain, mon parrain, nous sommes arrivés ! S'exclama un jeune garçon, son visage juvénile illuminé d'un sourire sincère, tout en se précipitant vers Henri qui se pencha pour le prendre dans ses bras.
Mais ce n'était pas l'arrivée d'Aymeric de Déols que l'on attendait en Champagne depuis que la décision avait été prise de le faire page à cette cour, qui avait étonné le comte, même s'il ne pensait pas le voir arriver si tôt. C'était la silhouette bien connue qui était apparue derrière lui, cette fine silhouette si déplacée dans ce chantier, si délicate et si douce au cœur d'un écrin qui n'avait pas mérité d'accueillir un tel bijou. Que faisait donc Sybille de Déols à Troyes ? Était-ce là un rêve, l'un de ces songes qui le poursuivait parfois depuis leur dernière rencontre à Amboise lorsqu'il lui avait ramené son jeune frère, Hugues ? Il ne pouvait se mentir à lui-même et il savait fort bien que le visage de la jeune femme s'était plusieurs fois imposé à sa vue, dans les moments où il laissait son esprit vagabonder. Ce n'était plus les reproches qu'elle lui avait adressés lors de son mariage qui lui remontait à l'esprit mais bel et bien son sourire quand elle lui avait dit qu'elle prendrait plaisir à le revoir. Ce sourire et ces mots qui avaient pansé les plaies du cœur du jeune homme et avaient poussé son imagination à se demander comment, en effet, il pourrait la rencontrer à nouveau. Trop occupé par ses propres affaires, il n'avait pas eu l'occasion de se rendre à Blois ou à la cour ces dernières semaines mais il avait choisi de faire contre mauvaise fortune bon cœur en se disant que ce n'était pas plus mal car ce désir paraissait proprement déplacé. Sybille était désormais l'épouse de son frère avant d'être son amie, c'était là un fait qu'il ne pouvait pas oublier. Mais loin des rêves qui accaparaient ses nuits, voilà désormais qu'elle le poursuivait même en plein jour ?
- Ça alors, s'écria Brienne qui semblait lui aussi être l'objet de l'hallucination, elle ne m'avait pas écrit qu'elle viendrait elle aussi !
Le jeune comte, après avoir reposé Aymeric qui était décidément bien lourd et qui rayonnait, lança un coup d’œil incrédule à son compagnon :
- Mais... Depuis quand écris-tu à la dame de Déols ?
- Enfin, comte... Ce n'est pas avec la dame de Déols que je corresponds mais avec sa suivante, évidemment !
D'ailleurs, pour confirmer ses dires, Brienne sembla lancer un clin d’œil en direction de la jeune femme qui suivait Sybille de Déols qui avançait vers eux d'un pas irrésolu. Henri aurait voulu avoir davantage d'explication sur cette nouvelle intéressante mais Sybille était désormais à portée de voix et il fut contraint de constater qu'elle était bel et bien réelle.

Henri de Champagne en avait oublié l'endroit où il se trouvait et même la façon, bien peu prestigieuse, dont il recevait, laissant son visage s'illuminer d'un large sourire qui fit briller ses yeux. L'instant de surprise était passé et à son corps défendant, il se sentait désormais habité d'une joie qui emplissait son cœur et son esprit. Elle était là, devant lui, dans son fief de Troyes ! Il s'amusa de ses lèvres fines, esquissant seulement une moue satisfaite qu'elle arborait rarement, de ses habits de voyage un peu élimés, des cernes qu'il devinait sous ses yeux bleus, fruit d'un long voyage depuis Châteauroux qu'elle avait choisi de faire contre toute attente tout comme de la légère rougeur de ses joues qu'il ne sut attribuer au soleil sous lequel elle avait chevauché ou à la gêne qu'elle devait sans doute ressentir.
- Bonjour, comte, lui dit-elle après s'être rapproché de lui après une marche qui avait semblé être une éternité au jeune comte dont le cœur battait un peu trop fort, quel... Chantier impressionnant !
Cette fois-ci, ce fut une expression amusée qui couvrit les traits d'Henri même si cette réplique lui avait rappelé l'endroit où ils se trouvaient et la façon dont il était censé accueillir une comtesse de Blois.
- J'espère que nous n'interrompons rien, et que nous ne dérangeons pas. Je... Je sais que vous ne vous attendiez pas à ma venue...
- C'est peu de le dire, ma dame, quelle surprise ! S'exclama Henri mais avant qu'il ne puisse poursuivre, il fut interrompu par Aymeric qui trépignait à leurs pieds :
- Vous avez vu, mon parrain, maman aussi est venue ! Elle aussi, elle voulait vous voir.
Sans aucune pitié pour la jeune dame, Henri eut un rire discret alors qu'elle baissait les yeux. Il ne croyait pas une seule seconde à cette idée – même si elle ne lui aurait pas déplu – mais en effet, il se demandait la raison qui avait poussé Sybille à quitter Blois et Châteauroux pour entreprendre ce long voyage. Même si elle lui avait affirmé qu'elle ne trouvait pas sa vue désagréable, cela ne signifiait pas pour autant qu'elle lui faisait plaisir.
- Je dois être une faible mère, je n'ai pu me résoudre à le laisser partir, reprit Sybille qui semblait partager l'hilarité générale.
- Je pourrais me vexer de votre manque de confiance, ma dame, lança Henri qui avait le cœur à plaisanter et à la taquiner, mais si cela me permet de vous voir à nouveau, et là à Troyes, je ne peux que m'en réjouir. Je suppose que vous n'étiez jamais venue jusqu'en Champagne ? C'est un honneur pour nous de vous accueillir. Mais dites-moi, aviez-vous envoyé des messagers pour nous annoncer votre venue ? Si tel est le cas, il se sont perdus.
A ces derniers mots, le comte ne put s'empêcher de rire à nouveau tant cette situation lui rappelait les nombreuses fois où il s'était imposé à Châteauroux sans la prévenir davantage. Sauf que les circonstances étaient toutes autres. Il n'était plus là pour tenter de la convaincre d'épouser son frère ou de lui confier son enfant puisque tout cela avait été décidé. Et surtout il était loin de faire cette moue qui montrait toute l'exaspération de la jeune femme à l'idée d'être une fois de plus contrainte de lui ouvrir ses portes. A l'inverse, Henri était réellement ravi de la voir chez lui même si elle n'avait pas choisi le moment le plus adapté pour apparaître et le désir de lui faire découvrir les lieux étaient plus fort.

Un silence gênant s'était installé dans la petite troupe, pendant que le comte de Champagne dévorait des yeux sa compagne improvisée, seulement rompu par le raclement de gorge d'un architecte qui voulait sa réponse et qui allait se lancer quand le jeune Aymeric le devança, en sautillant à moitié :
- Oh mon parrain, c'est votre future maison ? Elle est très étrange, elle n'a pas de murs d'enceinte ! Puis-je aller voir les tailleurs de pierre là-bas ?
- Je te confie le soin de surveiller leurs travaux, Aymeric, répondit Henri, en quittant enfin Sybille du regard, tu me diras s'ils font de belles statues, n'est-ce pas ? Brienne, reste à veiller sur lui.
Il n'en fallait pas plus pour décider le jeune garçon à les quitter, suivi par un Brienne, bougon tandis que Joinville s'était réveillé de sa rêverie et se demandait ouvertement où ils allaient loger la comtesse de Blois.
- N'ayez aucune crainte, Joinville, l'apaisa Henri, nous trouverons des pièces pour la dame de Déols et sa suite, maintenant que vous êtes en Champagne, vous n'allez pas repartir dès ce soir, n'est-ce pas ? Êtes-vous fatiguée ? Auquel cas, nous pouvons vous y conduire immédiatement pour que vous puissiez vous reposer. Sinon, je peux vous proposer de rester un peu en ma compagnie le temps que je vérifie l'avancée de mon chantier. Vous plairait-il de le visiter ?
Elle eut à peine le temps d'acquiescer qu'Henri, emporté par son enthousiasme, lui saisit le bras et la mena dans des enfilades de pièces en construction, faisant fi des protestations des architectes qui paraissaient un peu perdus. Au fur et à mesure de leur marche, le comte désignait des endroits qui ne ressemblaient encore pour le moment à rien mais qui seraient des chambres ou des salles de réception. Il lui décrivait les lieux avec tant d'entrain qu'il avait lui-même l'impression de les voir sous ses yeux, aussi nettement que s'ils existaient vraiment. Au bout d'un moment, toutefois, il se retourna vers elle, un peu inquiet :
- J'espère que je ne vous ennuie pas, ma dame, je suis tellement content de pouvoir vous accueillir ici que je vous présente tout alors que vous devez être lasse... Comprenez, c'est là le premier palais comtal sans aucune construction défensive, votre fils n'a pas tort. C'est comme affirmer que la Champagne est terre de paix, cette demeure n'aura pas besoin de se défendre ou de se battre, c'est uniquement un lieu où se délasser et où gouverner. Qu'en pensez-vous ? Pour vous qui avez dû grandir dans des donjons au milieu des batailles, cela doit paraître être le projet d'un fou, n'est-ce pas ?
Henri de Champagne ne simulait pas l'intérêt qu'il portait à la construction du bâtiment, bien au contraire. Depuis que Vitry avait été mise en cendres, il avait pris à cœur d'être un comte bâtisseur car les demeures et les églises lui donnaient l'impression d'apporter sa pierre à l'édifice, au sens figuré, pour faire de son comté un endroit qui non seulement comptait dans le royaume mais aussi où il faisait bon vivre. Il était intimement persuadé que l'époque des hauts donjons était terminée, emportée par la fin des guerres entre petits seigneurs, surtout dans sa région, pour laisser place à des palais urbains ouverts aux plaisirs de la cour tels qu'il les avait connu en Orient ou à Byzance. Les questions qu'il posait à Sybille n'étaient pas de circonstances, il était sincèrement curieux de savoir ce qu'elle en pensait et secrètement, il nourrissait l'espoir que ce projet lui plaise.

- Ah mon neveu, j'ai cru entendre que vous vouliez me voir ? Les interrompit une voix bourrue, il se trouve que je visitais mes ouailles et donc que...
Le comte de Champagne, après un instant où il se demanda qui osait intervenir, leva les yeux au ciel et se retourna vers l'évêque de Troyes qui, armé de sa crosse et de sa mitre, semblait avoir davantage envie de paraître impressionnant que de visiter ses ouailles. Il détestait ce petit homme qui partageait avec sa sœur, la mère de Henri, que l'expression fermée, signe d'un caractère aigri et qui était attaché de manière bien pointilleuse à ses droits – surtout à ceux qui ne lui appartenaient pas et qu'il pouvait disputer avec le comte.
- Monseigneur, vous avez pu vous libérer, ironisa Henri en lui coupant la parole, mais n'ayez pas d'inquiétude, vous pouvez retourner à vos ouailles, je n'ai pas le temps à vous accorder tout de suite.
- Mais mon neveu..., bafouilla l'évêque.
- Ah, au passage, nous allons utiliser le terrain qui vous appartiendrait pour nos communs, je vous remercie de vous être déplacé, termina le comte d'un ton badin, j'ai su que vous aviez fait des miracles en Hongrie – de manière figurée bien sûr, d'ici que vous en fassiez de vrais... –, je songerais à parler au roi pour que vous repartiez en mission diplomatique. Je pense qu'il est inutile que je salue ma mère de votre part, je tiens à ma vie.
Avant que son oncle, dont le teint était rougeâtre devant tant de familiarité, ne puisse répondre, Henri s'empara du bras de Sybille pour s'éloigner à grands pas, tout en lui présentant ses excuses devant cette intrusion indésirable et quelques mètres plus loin, il ne put s'empêcher d'éclater de rire pour avoir réussi à moucher, momentanément certes, cet oncle.
- Navré, ma dame, vous devez donc penser que je n'ai aucun respect chrétien mais je vous promets que c'est seulement avec mon oncle de Troyes... Maintenant que vous avez vu la plus grande partie de mon futur palais, cela vous amuserait-il de regarder les plans avec moi ? Je dois prendre une décision concernant l'agrandissement ou pas d'une des ailes et j'aimerais beaucoup avoir votre avis. Aussi pour la décoration du plafond de...
Il aurait pu continuer à pérorer longtemps quand un cri l'interrompit et lui glaça le sang. C'était celui d'Aymeric qui était pourtant invisible aux regards.
- Mais... ? Commença le comte.
- Il est là, s'écria Joinville en pointant le haut d'un échafaudage, le plus haut, celui qui donnait sur la ville, oh, je suis désolé, je devais veiller sur lui et il m'a échappé.
- Mais où est Brienne ? Gronda Henri qui en avait lâché le bras de la jeune femme, brusquement furieux.
- Il s'est proposé pour s'occuper de votre suite, comtesse. J'ai détourné une seule seconde le regard et...
- Je l'ai, monseigneur comte, s'écria un ouvrier dont la voix résonna dans tout le bâtiment, il ne risque rien avec nous, voyons !
De fait, il semblait y avoir eu plus de peur que de mal et Henri se contenta d'adresser un œil noir à Joinville qu'il trouvait bien distrait. Levant la tête, il allait ordonner à ses travailleurs de faire descendre le jeune garçon quand une idée, un peu hardie, lui vint et il se retourna vers Sybille, un sourire en coin :
- Voulez-vous avoir une vue magnifique sur la ville et ses environs ?
Avec un clin d’œil, il lui offrit sa main et lui désigna l'échafaudage qu'elle pouvait gravir grâce à sa robe légère de voyage. Après tout, pour avoir accompli le voyage jusque-là, elle lui avait prouvé qu'elle avait l'âme d'une aventurière !
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Sybille de Déols
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MessageSujet: Re: [Mai 1152] "Ce qui importe, ce n'est pas le voyage, c'est celui avec lequel on voyage."   [Mai 1152] "Ce qui importe, ce n'est pas le voyage, c'est celui avec lequel on voyage." EmptyDim 28 Juil - 1:42

Elles étaient bien loin les affaires de ponts ou de droits usurpés qui auraient pu – ou plutôt, auraient dû constituer les principales préoccupations de la dame de Déols. Depuis qu’elle avait quitté Châteauroux sans personne pour rappeler à son bon souvenir ce qu’elle avait laissé en suspens, son esprit avait complètement occulté ces histoires pour ne plus s’intéresser qu’au long voyage qu’elle avait entrepris et à ce qui l’attendait au bout de ce dernier. A quoi bon s’occuper des conflits de juridiction de ses vassaux quand elle ne parvenait pas à comprendre ce qu’elle-même faisait exactement sur ces routes qui l’emmenaient loin des terres qu’elle devait pourtant plus que jamais garder farouchement, et surtout quand elle ignorait quel accueil le comte de Champagne ferait à son arrivée imprévue qui ressemblait presque à l’une des nombreuses intrusions qu’elle lui reprochait lorsqu’il profitait de sa position de parrain d’Aymeric pour venir à Châteauroux et la convaincre d’épouser Thibaud, ou pour tenter d’écarter les prétendants trop insistants qui pourraient venir contrarier ses projets. La situation était bien différente désormais puisqu’ils n’avaient plus rien à attendre l’un de l’autre, mais pourtant, à de nombreuses reprises pendant le trajet, Sybille s’était prise à essayer d’imaginer les réactions possibles d’Henri, sans pouvoir se dissimuler totalement l’impatience et l’appréhension qui l’agitaient tour à tour et la poussaient parfois à forcer le pas de sa troupe ou à le ralentir jusqu’à lui faire envisager un retour en arrière, option qu’elle avait toutefois rejeté bien vite, autant parce qu’un tel changement d’avis éveillerait à coup sûr des soupçons que parce que la simple idée de renoncer lui avait étrangement serré le cœur. Après tout, qu’avait-elle à redouter ? Le comte ne lui avait-il pas lui-même dit, lors de leur dernière entrevue qu’il lui plairait qu’ils puissent rester amis ? Bien des fois,  la jeune comtesse n’avait pu s’empêcher de revoir le sourire qu’il avait eu lorsqu’elle lui avait confié qu’elle regrettait les paroles trop dures qu’elle avait prononcé la nuit de ses noces à Blois, cette demande de ne plus le revoir, et ce souvenir avait fait naître en elle un espoir confus, celui que peut-être, sans en être heureux, il ne serait pas agacé ou mécontent de sa visite, la poussant à guetter presque fébrilement le retour des messagers censés prévenir le comte de leur arrivée et une éventuelle réponse de ce dernier, en vain. Sybille avait bien conscience qu’elle n’aurait pas dû se laisser perturber par de telles questions, de même qu’elle savait qu’elle n’aurait jamais dû céder à l’impulsion qui lui avait fait quitter Châteauroux, mais ces certitudes ne rendaient que plus confus les sentiments qui l’agitaient, si bien qu’elle n’avait pu que continuer à se voiler la face en se cherchant sans succès une excuse introuvable, tout en oubliant allègrement qu’elle commettait là un impair qu’on pourrait fort bien ne pas lui pardonner. En effet, elle n’avait évidemment pas pris le temps ni la peine de prévenir Thibaud de cette expédition, elle n’y avait d’ailleurs pas même songé avant de partir, mais si la comtesse de Blois estimait qu’elle n’avait pas de compte à rendre à son époux, ni de permission à lui demander, elle savait en revanche que ce dernier n’était pas exactement du même avis et qu’il ne prendrait sûrement pas bien la nouvelle lorsqu’elle lui parviendrait. L’idée de lui écrire afin de le mettre devant le fait accompli l’avait vaguement effleurée mais le comte avait bien vite été effacé de ses pensées, sacrifié aux aléas d’un long trajet, aux questions qu’elle ne voulait pas se poser et au sourire qu’elle ne pouvait toujours retenir lorsqu’elle songeait que la distance qui séparait son escorte du fief du comte de Champagne réduisait de jour en jour.

Thibaud de Blois n’était que l’une des nombreuses pensées qui disparurent de l’esprit de la dame de Déols lorsqu’elle atteignit Troyes sans avoir trouvé la moindre excuse pour justifier sa présence, fait autrement plus préoccupant que la colère d’un époux qui lui importait peu et auquel elle ne souhaitait pas songer alors que la silhouette de son frère lui apparaissait enfin, reconnaissable entre toutes malgré son apparence peu soignée qui ne dépareillait pas avec le chantier dont il était entouré, et auquel Sybille fit mine de s’intéresser pour dissimuler sa soudaine perte d’assurance. L’endroit fourmillait d’activité, et partout ce n’était que passage de lourds chariots chargés, cris des ouvriers qui s’apostrophaient et claquements répétés des burins qui s’enfonçaient avec adresse dans la pierre. La jeune dame avait déjà assisté à ces scènes, mais il y avait bien longtemps désormais, et ça n’était pas de nouveaux murs qu’érigeaient les travailleurs tourangeaux, mais des enceintes bien plus anciennes dont il fallait effacer les traces d’une bataille ou d’un siège quelconque afin d’être prêts à affronter le suivant qui, au rythme des inimitiés du seigneur d’Amboise, ne tardait jamais. Elle avait déjà vu ces hommes travailler, non pas pour construire mais pour reconstruire, réparer, et il lui sembla que l’atmosphère qui régnait sur ce chantier était bien moins lourdes que ceux de son enfance, pesants d’urgence et de la sensation d’un travail qui ne demandait qu’à être gâché par de nouvelles guerres. Il ne flottait sur les hommes qu’elle avait désormais sous les yeux aucune menace, les visages n’étaient pas crispés mais concentrés, à l’image de celui d’Henri qui finit pourtant par lever les yeux des plans qu’il étudiait, rendant inéluctable et soudain terriblement proche le moment où Sybille devrait justifier sa présence. Elle oublia toutefois un instant son absence d’excuse lorsqu’elle vit se dessiner sur les lèvres du comte un sourire qu’elle ne pouvait nier avoir souhaité voir apparaître, et croisa ses yeux bruns qu’elle crut voir briller et qui firent battre son cœur plus fort encore qu’il ne le faisait déjà. La comtesse sentit brusquement s’effacer toutes ses inquiétudes, et malgré l’exclamation d’Aymeric qui ignorait sur quoi il mettait le doigt, parvint même à trouver en ce dernier  un prétexte pour expliquer sa venue qui, elle pouvait l’espérer, n’étonnerait pas trop de la part d’une mère qui, quelques mois plus tôt, restait totalement opposée à l’idée d’envoyer son fils aussi loin d’elle.
« Je pourrais me vexer de votre manque de confiance, ma dame, répondit un comte amusé, mais si cela me permet de vous voir à nouveau, et là à Troyes, je ne peux que m’en réjouir. Je suppose que vous n’étiez jamais venue jusqu’en Champagne ? C’est un honneur pour nous de vous accueillir. Mais dites-moi, aviez-vous envoyé des messagers pour nous annoncer votre venue ? Si tel est le cas, ils se sont perdus. »
Sybille ne put retenir un sourire ravi devant une telle réaction, elle eut également un regard perplexe à l’évocation des messagers, en une réplique qui lui rappelait celles qu’elle avait pu avoir elle-même en le voyant s’imposer à Châteauroux, à la différence près que de son côté, elle avait bel et bien fait porter un message. Elle en avait même envoyé plusieurs, ignorant où se trouvait le comte jusqu’à ce qu’on ne leur indique qu’il s’était déplacé vers Troyes. Les trois hommes n’avaient pas été ravis de cette mission, encore moins lorsqu’elle leur avait ordonné de se séparer, ce qu’il n’avait visiblement pas fait.  
« A vrai dire, j’avais en effet fait en sorte que vous soyez prévenu de mon arrivée… Nous avons donc sans doute quelques hommes qui se sont perdus, je suppose que nous finiront par les retrouver, répondit-elle. J’ignore où ils se trouvent mais ils trouveront bien un village sur leur route, ne serait-ce parce qu’ils ne se laisseront certainement pas mourir de faim… »
Elle éclata de rire à son tour, non sans songer qu’elle était décidément entourée d’un certain nombre d’incapables.

Il y eut un court instant de silence, silence pendant lequel Sybille sentit son rire mourir doucement alors qu’elle croisait le regard d’Henri, oubliant ainsi un instant où elle se trouvait, toute à sa joie d’être enfin arrivée – une joie dont le comte était en grande partie responsable, elle ne pouvait se le dissimuler. Elle baissa vivement les yeux lorsqu’Aymeric, dont on ne s’était pas occupé depuis quelques instants au moins se rappela à leur souvenir en souhaitant aller voir les tailleurs de pierres avec une énergie étonnante pour un enfant d’à peine six ans qui venait de supporter un si long voyage. Sa mère l’observa s’éloigner en tirant derrière lui un Gauthier de Brienne peu ravi de la tâche qu’on venait de lui assigner.
« N'ayez aucune crainte, Joinville, lança Henri à son second compagnon qui s’inquiétait de l’endroit où l’on pourrait loger les nouveaux arrivants, nous trouverons des pièces pour la dame de Déols et sa suite, maintenant que vous êtes en Champagne, vous n'allez pas repartir dès ce soir, n'est-ce pas ? Êtes-vous fatiguée ? Auquel cas, nous pouvons vous y conduire immédiatement pour que vous puissiez vous reposer. Sinon, je peux vous proposer de rester un peu en ma compagnie le temps que je vérifie l'avancée de mon chantier. Vous plairait-il de le visiter ?
- Oui, beaucoup, toute cette agitation m’a rendue curieuse, répondit la jeune femme dont toute la fatigue avait de toute façon disparu dès l’instant où elle avait mis pied à terre pour venir à la rencontre du comte. »
Ce dernier lui prit aussitôt le bras, et l’entraîna un peu plus avant dans le chantier, laissant la suite de la nouvelle arrivée aux bons soins de Joinville, suite dont elle ne se préoccupait déjà plus, trop occupée à se laisser guider parmi les fondations d’un palais que le jeune homme prenait à cœur de lui décrire dans les moindres détails avec un entrain qui faisait brillait ses prunelles brunes. Fascinée par cet intérêt sincère qui faisait s’animer ses traits, Sybille ne put s’empêcher de lever les yeux sur lui pour l’observer. Elle eut bien du mal à s’en détacher, peinant à détourner la tête lorsqu’il lui désignait les pièces encore inexistantes à grands renforts de larges gestes, revenant toujours vers ce visage qu’elle ne se lassait pas de détailler. Lorsqu’elle parvenait à le quitter du regard son enthousiasme était tel qu’elle voyait clairement apparaître les lieux qu’il lui décrivait, elle y devinait les seigneurs qui y déambuleraient, les va-et-vient incessants des domestiques, et se prit à l’imaginer également, parcourant ces mêmes couloirs qu’il lui dessinait, arborant ce même sourire fier qui étirait ses lèvres en cet instant, ces mêmes yeux brillants vers lesquels ses propres prunelles revinrent encore, comme aimantées. Pendant un instant, un court instant, Sybille cessa d’écouter Henri, car elle réalisa brusquement que ce regard qu’elle posait sur lui n’avait rien de celui que l’on devait avoir à l’égard d’un ami, et encore moins d’un homme qui était devenu son propre beau-frère, pas plus que les sentiments qui l’étreignaient alors. Elle se troubla violemment à cette pensée évidente, et profita du moment où il s’interrompit et tourna la tête vers elle pour baisser les yeux.
«  J'espère que je ne vous ennuie pas, ma dame, je suis tellement content de pouvoir vous accueillir ici que je vous présente tout alors que vous devez être lasse... Comprenez, c'est là le premier palais comtal sans aucune construction défensive, votre fils n'a pas tort. C'est comme affirmer que la Champagne est terre de paix, cette demeure n'aura pas besoin de se défendre ou de se battre, c'est uniquement un lieu où se délasser et où gouverner. Qu'en pensez-vous ? Pour vous qui avez dû grandir dans des donjons au milieu des batailles, cela doit paraître être le projet d'un fou, n'est-ce pas ? »
La dame de Déols se redressa à cette question, et lui adressa un mince sourire, presque rêveur.
« Si j’avais imaginé qu’une telle demeure puisse exister, j’aurais sans doute bien des fois voulu y vivre lorsque j’étais enfant, répondit-elle en pensant aux innombrables batailles dont elle avait été le témoin curieux mais impuissant. »

Elle aurait voulu ajouter qu’il s’agissait là d’un beau projet, qui ne méritait pas qu’on en parle comme d’une folie, mais une silhouette armée d’une crosse et d’une mitre ostentatoire se dressa devant eux et l’empêcha de reprendre.
« Ah mon neveux, j’ai cru entendre que vous vouliez me voir ? »
Sybille jeta un regard froid sur l’évêque qui venait les interrompre, songeant qu’abbés et évêques avaient décidément un don merveilleux pour intervenir aux moments les moins propices, et se prit à en vouloir farouchement à celui-ci de sa brusque intrusion. Elle croisa les bras devant sa poitrine, retenant avec difficulté un sourire devant la façon dont le comte de Champagne renvoya celui qui était visiblement son oncle, et du même détourner le regard en se mordant la lèvre en voyant le rouge lui monter au visage et l’offense s’y peindre. Elle ne se fit pas prier lorsque le jeune homme lui reprit le bras pour s’éloigner, et éclata de rire avec lui.
« Navré, ma dame, lança celui-ci, vous devez donc penser que je n'ai aucun respect chrétien mais je vous promets que c'est seulement avec mon oncle de Troyes...
- Oh ne vous inquiétez pas, il y a un abbé à Déols que j’aimerais beaucoup pouvoir traiter de la même façon, rétorqua-t-elle avec une moue à la fois amusée et agacée au souvenir de l’abbé en question.
- Maintenant que vous avez vu la plus grande partie de mon futur palais, cela vous amuserait-il de regarder les plans avec moi ? Je dois prendre une décision concernant l'agrandissement ou pas d'une des ailes et j'aimerais beaucoup avoir votre avis. Aussi pour la décoration du plafond de... »
Un cri interrompit le comte, et un cri qui fait brusquement pâlir Sybille et la poussa à détourner la tête, car elle reconnut sans mal la voix de son fils qu’elle ne parvint pourtant à distinguer nulle part autour d’eux.
« Où est Aymeric ?! gronda-t-elle, la voix blanche.
- Il est là, s'écria alors le dénommé Joinville en pointant un échafaudage dont la hauteur ne rassurant absolument pas la mère inquiète. Oh, je suis désolé, je devais veiller sur lui et il m'a échappé. »
Elle allait  lui faire savoir l’inquiétude en question d’une façon peu aimable quand Henri intervint.
« Mais où est Brienne ?
- Il s'est proposé pour s'occuper de votre suite, comtesse. J'ai détourné une seule seconde le regard et...
- Je l'ai, monseigneur comte, il ne risque rien avec nous, voyons ! »
C’est finalement la voix d’un ouvrier qui s’était fait entendre, et levant les yeux, Sybille esquissa un soupir de soulagement en apercevant Aymeric qui avait déjà visiblement oublié sa frayeur car il semblait faire de grands gestes à un second travailleur en désignant ce qui se trouvait autour de lui. Joinville n’en écopa pas moins d’un regard assassin – comment pouvait-on être aussi distrait avec un enfant à charge ? Son enfant, qui plus est ! – et ne s’évita un sermon que grâce la proposition du comte de Champagne.
« Voulez-vous avoir une vue magnifique sur la ville et ses environs ? demanda ce dernier à la jeune dame avec un clin d’œil et un sourire qui sauvèrent le distrait Joinville. »
Elle l’observa un instant, jeta un regard vers l’échafaudage, puis se détendit enfin et laissa une moue malicieuse tordre ses lèvres avant de hocher la tête. Elle posa sa main dans celle que Henri lui tendait pour gravir les premières marches qui menaient au sommet de l’installation de bois, et lorsqu’elle sentit que sa paume s’attardait un peu dans celle du comte, retrouva toute son assurance et lui passa devant sans aucune difficulté. Elle manqua de glisser une fois, mais se rattrapa habilement et parvint enfin en haut, sous les exclamations d’Aymeric visiblement ravi qu’on le rejoigne.
« Regardez maman, on voit toute la ville ! Est-ce qu’on peut voir Châteauroux d’ici ? Je pense que c’est le petit point noir, là-bas ! »
Tout en parlant, il s’était approché de rebord des planches sur lesquelles ils se trouvaient et, prudente, Sybille l’attrapa vivement par la main pour le ramener vers elle, puis finit par le prendre dans ses bras en adressant un regard amusé à Henri. De là où ils se trouvaient, ils pouvaient dominer toute la ville et ses environs, comme on pouvait le faire puis ces hauts donjons qui permettaient de surveiller les troupes ennemies. Mais ce n’était pas des soldats que l’on voyait autour de Troyes, bien au contraire : les chariots de marchandises y côtoyaient la plèbe et les ouvriers travaillant sur le chantier, dans un désordre organisé qui faisait cette petite étincelle de vie si propres aux villes.
« J’aimerais pouvoir monter encore plus haut pour voir plus loin, disait Aymeric, tirant un petit éclat de rire à sa mère.
- N’as-tu pas peur du vide ?
- Non, je suis un chevalier comme mon parrain, je n’ai peur de rien, rétorqua l’enfant presque offensé que l’on ait pu penser le contraire. »
Sybille, amusée, lui répondit que ce n’était pas une raison pour ne pas se montrer un peu plus prudent à l’avenir, puis se tournant vers Henri, lui proposa de leur décrire les environs qu’ils dominaient largement depuis leur promontoire, tandis que derrière eux, les deux ouvriers s’amusaient visiblement beaucoup de la situation. La comtesse suivit du regard les gestes d’Henri qui leur montrait la ville, sourire aux lèvres, attentive cette fois, à l’inverse du petit garçon dont elle sentit au bout de quelques minutes la tête tomber sur son épaule, épuisé.
« Oh… je crois que nous avons perdu un chevalier, souffla-t-elle à l’intention du parrain de petit preux en question. »
Les deux travailleurs se proposèrent de faire redescendre l’enfant endormi, en assurant à la jeune dame qu’il ne risquait absolument rien, assurance qui n’empêcha pas celle-ci de les surveiller de près pour ne détourner le regard que lorsque Joinville, qui n’avait pas osé bouger, récupéra Aymeric et se mit en quête de la suite de la comtesse afin de le rendre à Cyrielle (qu’il risquait de ne pas trouver, mais il l’ignorait), laissant Henri et Sybille seuls sur l’échafaudage, ce dont elle ne prit conscience qu’avec un temps de retard. Pour se donner contenance, elle s’accouda sur les barreaux de bois et son regard s’abîma un instant dans les paysages qui s’offraient à elle et s’étendaient au loin, l’esprit agité par bien des songes qui n’auraient pas dû le traverser. Elle s’arrêta pourtant à la sensation joyeuse qui s’était emparée d’elle depuis son arrivée, et laissa ainsi échapper quelques mots qu’elle comptait pourtant garder pour elle.
« Cet endroit est superbe, je suis heureuse d’être ici… souffla-t-elle avec un sourire. »
Elle n’avait rien à ajouter, mais réalisa brusquement ce que pouvaient signifier ces mots trop sincères, et qui n’auraient jamais dû franchir ses lèvres. Troublée, elle lança précipitamment :
« Et soulagée d’être enfin arrivée, c’est une longue route ! Nous avons d’ailleurs fait étape chez votre frère, le comte Etienne. Il a oublié de me dire qu’il vous saluait mais je suppose que l’intention y était… Votre cousine à Auxerre, en revanche, m’a chargée de vous inviter à venir la visiter un jour, ajouta-t-elle. Quant à moi, pour me faire pardonner cette intrusion, j’ai amené avec moi quelques manuscrits copiés à Déols qui, je l’espère, vous plairont ! Mais je vous empêcher de travailler, n’aviez-vous pas des plans à aller vérifier ? »

Sybille se redressa, abandonnant la vue pourtant superbe qui se déroulait sous ses yeux pour adresser une moue indéfinissable au comte, avec lequel elle finit par redescendre de l’échafaudage au pied duquel patientaient les deux travailleurs interrompus. La comtesse les remercia encore une fois pour Aymeric, puis se laissa à nouveau guider au milieu des ouvriers.
« Savez-vous quand le chantier sera terminé ? demanda-t-elle alors qu’ils passaient auprès d’un mur qui s’élevait lentement. Ce doit être un travail de titan. »
Sincèrement intéressée, elle laissa son regard errer autour d’elle. Elle s’arrêta quelques instants pour observer quelques hommes hisser un nouvel échafaudage, en songeant qu’elle n’avait jamais rien entrepris de tel sur ses propres terres. Elle laissait les constructions vouées à subsister pour l’éternité à Aymeric, elle savait qu’il ne les négligerait pas, car à Châteauroux comme en Champagne, l’on ferait de lui un seigneur digne de ce nom, comment en douter s’il avait sous les yeux l’exemple de ce qui se passait ici, un exemple tel qu’Henri ? Sybille se tourna un instant vers lui, ne pouvant s’empêcher de l’observer à nouveau, mais un éclat de voix mit fin à ses pensées et elle détourna brusquement la tête vers l’ouvrir qui venait d’appeler le comte.
« Monseigneur, les tailleurs ont quelques exemples à vous montrer, voudriez-vous venir les voir ? »
La jeune dame suivit volontiers et au bout de quelques instants, ils atteignirent un grand espace réservé aux sculpteurs où résonnait plus que jamais le tintement régulier des burins sous lesquels on voyait apparaître de nombreuses formes encore vagues pour certaines, quand déjà, ailleurs, se dessinaient des visages si expressifs qu’on les aurait dit peints. L’artisan les mena jusqu’à un groupe de blocs de pierres qui avaient été rassemblés un peu plus loin, où l’on devinait gargouilles et facétieux animaux dont le comte pourrait orner ses murs à sa guise, donnant ainsi naissance à ces créatures malicieuses qui semblaient épier les occupants des châteaux et se murmurer les secrets que l’on s’y échangeait. Sybille les observa avec un intérêt non feint, n’hésitant pas à donner son avis lorsqu’on le lui demandait, attentive aux moindres détails des pierres qu’elle effleurait parfois comme pour mieux en sentir les formes.
« Que pensez-vous de ces deux dragons ? lança-t-elle en désignant un couple de gargouilles. Ne sont-ils pas semblables à ceux que vous avez combattus en Terre Sainte ? »
Elle rit légèrement, au souvenir des premières paroles qu’Aymeric avait adressé à son parrain, deux ans plus tôt, bien qu’elle eût soudain la sensation que des siècles se soient écoulés. Des siècles qui avaient vu bien des évènements se produire, bien des regards changer, tout comme celui qu’elle posa à nouveau sur Henri. Des siècles, et bien du chemin parcouru, et à parcourir encore.
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Il avait suffi de l'apparition de Sybille de Déols pour que l'attention du comte de Champagne soit totalement détournée de son chantier ou de ses obligations, au grand désespoir des architectes et maîtres d’œuvre qui attendaient l'approbation d'Henri sur leurs modifications et qui le virent s'éloigner en compagnie de la jeune femme, impuissants à l'arrêter. Mais à vrai dire, le jeune comte avait oublié les raisons pour lesquelles il se trouvait là et tout ce qui lui avait semblé important quelques dizaines de minutes auparavant, comme la venue de cet oncle dont il oubliait généralement l'existence, avaient soudain perdu de leur intérêt. On aurait pu mettre cela sur le compte de son empressement à tenir compagnie à celle qui n'était autre que la comtesse de Blois, sa belle-sœur devant laquelle il se devait de faire bonne impression après tout mais ceux qui le connaissaient bien, à savoir Brienne ou Joinville, s'ils n'avaient pas été trop occupés à aller courtiser la suivante de Sybille ou à rêvasser, auraient pu s'apercevoir que le regard d'Henri se posait un peu trop souvent sur la silhouette de la jeune dame qui en avait éclipsé toutes les autres. Que ses prunelles brillaient d'une lueur joyeuse et que l'enthousiasme qui s'était emparée de lui n'était pas uniquement due à son plaisir de se retrouver entre ces murs dont il avait commandé la construction. Non, il avait volontairement repoussé les discussions avec les dessinateurs, son conflit à venir avec l'évêque pour quêter un regard, un sourire, une opinion soufflée entre ces lèvres roses, tremblant à l'idée qu'elle pourrait détester l'endroit, se gonflant d'orgueil et de joie à l'idée qu'elle pourrait apprécier le projet, comme si son avis revêtait une importance essentielle, se dotait du pouvoir d'arrêter les travaux ou influencerait sa propre affection pour son futur palais. Il n'était pas réellement inquiet cependant, depuis son arrivée, Sybille semblait ravie de se trouver là et elle rappelait au jeune homme cette jeune demoiselle qu'il avait vaguement rencontrée lorsqu'il s'était rendu à Amboise mais dont l'hilarité s'était éteinte en le voyant. Cette journée-là, c'était avec lui qu'elle riait de bon cœur et plaisantait, notamment sur le thème de la curieuse disparition des messagers – à la recherche desquels le comte promit d'envoyer des gardes, même si c'était là un sujet dont il ne préoccupait guère –, comme s'il était tout naturel qu'elle se trouvât là et qu'elle avait oublié les points de discorde qui l'avaient opposée à Henri. Il n'allait pas s'en plaindre, bien au contraire car comme toujours lorsqu'elle se délivrait de ce masque qui couvrait habituellement ses traits, de ses moues indéchiffrables, le cœur du jeune homme s'en réjouissait, d'autant qu'il était en partie responsable de cette lueur qui brillait dans le regard bleu de Sybille, bien loin de ressembler à la mère désespérée qu'elle prétendait être. Le sérieux était revenu dans la discussion, le temps qu'Henri puisse lui décrire, avec force gestes et entrain, le palais grandiose qu'il se faisait bâtir et dans lequel il vivrait à l'égal des plus grands princes de leur temps. Il avait senti sur lui ce regard insistant et c'était la raison pour laquelle il s'était interrompu, après lui avoir désigné l'endroit où commençait à se monter la tour rectangulaire dans laquelle il installerait ses propres appartements, et s'était retourné vers elle, songeant que peut-être le trouvait-elle amusant à se laisser emporter dans ses explications et chercha à se justifier. Mais le seul sourire qu'elle lui adressa n'avait rien de moqueur, bien au contraire et ce fut comme s'ils se réveillaient d'une profonde rêverie dans laquelle les châteaux devenaient réels tout autant que les songes inavoués quand elle prononça :
- Si j'avais imaginé qu'une telle demeure puisse exister, j'aurais sans doute bien des fois voulu y vivre lorsque j'étais enfant.
Curieux d'en savoir plus, lui qui avait grandi relativement épargné par les réalités de la guerre dans le cocon de la cour de sa mère pour finir par y être confronté de manière violente lors de sa bataille contre le roi, Henri allait demander des précisions quand un évêque indésirable fit son apparition pour les déranger. Henri ne portait déjà que peu d'affection à cet oncle pointilleux et peu aimable – il fallait croire que c'était de famille – mais il sentit que ses rapports n'allaient pas s'améliorer avec celui qui arrivait là au pire moment. Comment venir lui parler de sujets aussi bassement matériels qu'une querelle pour une histoire de terres alors qu'il se trouvait en une compagnie aussi délicate que celle de Sybille ? Cela expliqua sans nul doute son ton cassant et son peu d'envie de rechercher un compromis. D'ailleurs, il ne s'attarda pas pour repartir avec la jeune dame qui semblait partager son hilarité, à son grand plaisir. C'était la première fois qu'ils riaient ensemble, sans aucune arrière-pensées, cette pensée frappa le jeune homme et il fut le premier à s'arrêter pour profiter du tintement de la voix de la jeune femme qui sonnait si agréablement à ses oreilles.

Ce rire clair et léger qu'elle laissait échapper, il s'interrompit bien vite lorsqu'Aymeric se rappela à leur bon souvenir, après avoir grimpé, on ne savait comment, en haut d'un échafaudage, ce qui ne fut pas sans inquiéter la jeune dame, évidemment mais heureusement, le garçon fut récupéré par des ouvriers qui montaient des blocs et qui semblaient s'amuser fort de leur compagnon improvisé. Les yeux du comte se levèrent sur l'installation éphémère de bois et un mince sourire plein de malice couvrit ses lèvres. Lorsqu'il était petit, il ne cessait, avec ses deux jeunes frères, Thibaud et Étienne de rechercher des occasions pour faire quelque bêtise et pour partir en exploration malgré le sérieux qu'on attendait de lui, ils n'auraient pas manqué, à l'image d'Aymeric, une telle opportunité ! Peut-être auraient-ils prétendu être des gardes en faction pour espionner les alentours ou plus vraisemblablement quelques chevaliers contraints de gravir une montagne pour aller affronter un monstre ailé aux pouvoirs surnaturels, comme un dragon. Un instant, le comte faillit se rembrunir en songeant de quelles manières ses liens avec ses frères s'étaient distendus et quel poids pesait notamment dans sa relation avec Thibaud dont il avait forcé le mariage et dont la présence de l'épouse lui causait bien trop de joie, un poids qui n'allait pas tarder à s'alourdir davantage bien qu'il l'ignorât encore, mais il chassa ces pensées pour sourire à l'idée que désormais un enfant allait partager sa compagnie et qu'il serait là pour lui rappeler à chaque instant quel grand chevalier il avait souhaité être et pour rendre la vie à ces demeures dont s'étaient éloignés les fils de Blois, désormais trop âgés. Mais là encore, l'esprit en ébullition du jeune comte ne s'attarda pas davantage car une proposition hardie lui avait traversé l'esprit et oubliant de sermonner le distrait Joinville, il se retourna vers Sybille pour lui proposer de monter à son tour. Après tout, ce n'était pas parce qu'ils avaient grandi qu'ils n'avaient plus le droit d'accomplir des bêtises. La suite des événements n'allaient pas tarder à prouver qu'il n'avait pas réalisé quelles terribles conséquences allait avoir cette bêtise-là. Pour le moment, la dame de Déols marqua un temps d'arrêt, comme si elle ignorait si elle devait être furieuse ou non, puis finit par hocher la tête alors que ses traits s'éclairaient à nouveau, adoptant une expression toute malicieuse qui rappela au jeune homme qu'elle n'avait qu'une vingtaine d'années, ce que les soucis et les mariages parvenaient à faire oublier parfois. Henri sentit soudain la paume de la jeune femme se poser sur la sienne ce qui le troubla et faillit le faire rougir ce qu'il dissimula derrière un sourire. Ce ne dura qu'un instant, bien trop court aux yeux du comte qui l'aida à monter les premières marches avant d'être contraint de la lâcher mais alors qu'ils gravissaient l'échafaudage, il sentait encore la douceur de cette blanche main sur la sienne et se surprit à songer qu'il aurait aimé la serrer et la garder. Que ces doigts fins se déposent sur sa peau et... Fort heureusement, ces pensées peu avouables s'envolèrent quand, juste devant lui, elle perdit l'équilibre et manqua glisser. Le cœur du jeune homme manqua un battement mais fort heureusement, elle se reprit et termina sans encombre l'ascension d'une démarche peut-être peu gracieuse mais qui attira un sourire taquin sur les lèvres d'Henri.

Ils étaient parvenus au sommet de ce qui était pour le moment le plus haut mur du palais et qui serait sans doute l'une des façades de cette fameuse tour dans laquelle il vivrait, légèrement à l'écart des chambrées réservées à sa cour. C'était là la vue qu'il aurait de son cabinet de travail. Bientôt peut-être des tentures recouvreraient ces pierres blanches et des manuscrits seraient soigneusement cachés dans des coffres finement ouvragés pour être consultés dès que le comte le désirerait. Et lorsqu'il s'approcherait de sa fenêtre aux fins carreaux, il pourrait observer la ville de Troyes s'étendre à ses pieds comme pour lui rendre un hommage, l'un de ces hommages pour lesquels on ne s'avilissait pas car elle le prêterait debout, la tête relevée, sans s'arrêter dans ses activités. Mais maintenant qu'il avait gravi cet échafaudage avec Sybille de Déols, Henri se connaissait assez bien pour savoir que dans ces carreaux-là, lui ne verrait que le reflet de cette jeune femme, ses joues rougies par l'effort et ses boucles blondes qui s'échappaient de sa coiffure. Lui n'aurait que le souvenir d'elle mais ce souvenir-là le hanterait partout où elle était passée et où elle allait laisser sa trace.
- Regardez maman, on voit toute la ville ! S'exclamait un Aymeric, tout heureux qu'on soit venu le rejoindre, brisant d'un coup les réflexions de son parrain, est-ce qu'on peut voir Châteauroux d'ici ? Je pense que c'est le petit point noir, là-bas !
Ce faisant, sa mère s'était saisie de lui et dans une étreinte protectrice le serrait désormais dans ses bras dans une scène qu'Henri trouva touchante. Il leva la main pour la glisser dans les mèches blondes du petit garçon et lui répondit d'un ton amusé :
- Oh non, il ne s'agit pas de Châteauroux mais sans doute d'une caravane de marchands qui arrive en notre direction. Te souviens-tu de tous les jours de voyage que tu as accompli ? (Le petit garçon hocha la tête avec un sérieux imperturbable), il te faudrait monter beaucoup beaucoup plus haut pour voir ton château. D'ici, nous ne voyons même pas la ville de Bar.
- J’aimerais pouvoir monter encore plus haut pour voir plus loin, se contenta de répliquer l'enfant.
- N'as-tu pas peur du vide ? Lui demanda Sybille dans un éclat de rire.
- Non, je suis un chevalier comme mon parrain, je n'ai peur de rien, lui rétorqua Aymeric au tac au tac avec une mine outrée devant laquelle Henri dut se mordre la lèvre pour ne pas rire, songeant qu'il aurait bien le temps de lui expliquer qu'un véritable chevalier y était toujours confronté.
Sa mère le gronda gentiment en lui expliquant qu'il ne fallait pas pour autant faire fi de la prudence puis se retourna vers Henri pour lui demander de leur décrire les environs. Tout en ignorant les deux ouvriers qui s'étaient interrompu dans leur travail derrière eux, le comte se pencha sur la barrière de bois et leur désigna les principaux bâtiments de la ville dont la cathédrale où officiait l'évêque précédemment rencontré, quand il n'était pas en Hongrie ainsi que le cours de la Seine qui sillonnait au milieu des bâtiments et qui permettait à des bateaux de venir de Paris. Bientôt cependant, l'attention du petit chevalier se décrocha et il se mit à somnoler, la tête posée contre l'épaule de sa mère qui le désigna à un comte attendri.
- Oh... Je crois que nous avons perdu un chevalier, souffla celle-ci.
- Le voyage a dû être rude, murmura Henri, les yeux baissés sur le visage apaisé de l'enfant d'où avait disparu toute trace d'excitation, après tout, même les chevaliers ont besoin d'un peu de repos de temps à autre, aussi parfaits soient-ils.
Pour permettre au petit garçon de goûter le sommeil auquel il aspirait, on le confia aux ouvriers qui redescendirent avec lui sous le regard inquiet de sa mère, inquiétude bien peu partagée par Aymeric qui ouvrit à peine les yeux lorsqu'il atterrit dans les bras de Joinville. Henri, un peu à l'écart, autant qu'on pouvait l'être sur ces planches de bois peu larges, observait quant à lui le visage de Sybille, attendant que ses traits se détendent et qu'elle se retourne à nouveau vers lui.

Sybille et Henri étaient désormais seuls au sommet de l'échafaudage puisque les ouvriers à la mine amusée semblèrent penser que c'était le moment de prendre une pause. Mais la jeune femme préféra se détourner pour s'accouder sur la barrière et laisser son regard se poser sur ce que le jeune comte avait désigné quelques minutes plus tôt. Aussi l'imita-t-il et garda le silence, fixant à son tour l'horizon qui se couvrait déjà d'une lumière rosée qui annonçait la fin de l'après-midi, non sans lancer à sa compagne quelques coups d’œil pour s'amuser de ce traître vent qui jouait avec ses mèches de cheveux et lui dissimulait l'expression de son visage. Elle avait posé ses mains sur la barrière un peu poussiéreuse, ces mains qui avaient tenu son enfant avec tant d'affection et que Henri avait eu le privilège de toucher en montant. Irrésistiblement, il se sentit attiré par sa paume droite, la plus proche de lui dont les doigts battaient une mesure inaudible. Il aurait voulu approcher ses propres doigts et seulement frôler cette main pour sentir sa chaleur et sa douceur mais au moment il allait céder à cette tentation, Sybille eut la chance – ou la malchance – de prendre la parole, ce qui coupa la jeune homme dans son élan :
- Cet endroit est superbe, je suis heureuse d'être ici..., murmura la jeune femme, comme si elle se parlait à elle-même.
Henri ne sut comment réagir face à cet aveu inattendu. Seules ses lèvres, sans qu'il ne puisse les contrôler, s'étirèrent en un large sourire qui témoignait assez du plaisir que ces paroles lui causaient. Il ne savait pas s'il s'agissait du fait que Troyes lui paraissait être un bel endroit ou si c'était ce bonheur qu'il ressentait par ricochet. Était-elle sincère ou tentait-elle uniquement de le flatter ? Appréciait-elle réellement la compagnie du jeune comte ? La simple idée que la réponse puisse être positive accélérait les battements de cœur d'Henri et gonflait cet espoir qu'il s'était pourtant efforcé de combattre ardemment depuis qu'ils s'étaient revus à Amboise. Il allait répondre, il ne savait encore quoi, quand elle ajouta précipitamment :
- Et soulagée d’être enfin arrivée, c’est une longue route ! Nous avons d’ailleurs fait étape chez votre frère, le comte Étienne. Il a oublié de me dire qu’il vous saluait mais je suppose que l’intention y était…
- Je n'en doute pas, répondit Henri avec un rire.
- Votre cousine à Auxerre, en revanche, m’a chargée de vous inviter à venir la visiter un jour. Quant à moi, pour me faire pardonner cette intrusion, j’ai amené avec moi quelques manuscrits copiés à Déols qui, je l’espère, vous plairont ! Mais je vous empêche de travailler, n’aviez-vous pas des plans à aller vérifier ? Termina-t-elle en se redressant, l'air décidé à abréger cette parenthèse hors du temps pour leur permettre de retrouver leurs obligations.
- Vous n'aviez pas à vous faire pardonner, dame Sybille, voyons, protesta le comte, en dissimulant sa déception, néanmoins, je consulterais avec grand plaisir vos manuscrits, l'on m'a dit que l'abbaye de Déols accomplissait des merveilles, j'ai hâte de voir cela de mes propres yeux.
Il se releva à son tour et lui adressa un sourire un peu attristé avant de lui donner raison et de lui proposer de redescendre ce qu'ils accomplirent avec plus d'assurance que la montée, même si pas un instant, le comte ne lâcha du regard sa compagne dans le but de lui prêter secours au besoin.

- Savez-vous quand le chantier sera terminé ? Demanda Sybille quand ils eurent enfin touché la terre ferme et que le jeune homme l'eut entraînée vers la grande salle où plans et architectes patientaient, ce doit être un travail de titan.
- En effet, répondit Henri qui avait retrouvé toute sa bonne humeur et son entrain, j'espère juste le voir achevé avant de passer dans l'au-delà... Mais normalement, dès l'année prochaine, la majeure partie du travail sera accomplie et dans quelques années, nous pourrons y vivre, vous n'imaginez pas à quel point j'ai hâte ! Même si, bien sûr, c'est aussi là un présent que j'espère faire aux générations futures.
Ils observèrent quelques ouvriers s'activer autour de blocs de pierre qu'il fallait hisser par un système bien compliqué de poulies quand un tailleur de pierres vint apostropher Henri pour lui demander de venir admirer les exemples de gargouilles qui allaient orner façades et plafonds du palais. Sans se faire prier, le comte détourna son chemin, suivi de Sybille et ils pénétrèrent dans un grand espace où chacun était penché sur son bloc de pierre et travaillait avec application. Seul un jeune homme subissait les remontrances de son maître car à cause d'un mauvais coup de burin, il venait de fendre sa pierre en deux. C'était là un art qu'Henri admirait tout particulièrement car les artisans faisaient surgir du néant animaux et personnages grimaçants qui semblaient réels. Lorsqu'on lui demanda de faire un choix, le comte se tourna vers Sybille pour avoir son avis sur la question ce qu'elle fit volontiers et avec le plaisir de la mécène qui sait apprécier les belles choses. Bientôt, malgré la distraction d'Henri, troublé par cette main blanche que la jeune femme laissait glisser sur la pierre, comme une caresse, une première sélection fut accomplie au grand plaisir du maître d’œuvre.
- Que pensez-vous de ces deux dragons ? Lança Sybille à Henri en lui montrant des gargouilles qui, gueule ouverte, semblaient vouloir cracher un feu qu'elles ne possédaient pas, ne sont-ils pas semblables à ceux que vous avez combattus en Terre Sainte ?
Le comte joignit son propre rire au sien, songeant avec ironie à ces premiers mots que le tout petit Aymeric lui avait adressé lorsqu'il l'avait vu pour la première fois et qu'il avait appris qu'il s'agissait là d'un chevalier. Henri était étonné que Sybille s'en souvînt aussi bien (c'était après tout le jour où elle avait appris la mort de son époux) mais il se prit surtout à penser que depuis cette première rencontre avec la jeune dame, beaucoup de choses avaient changé. Qui aurait pu se douter que la dame de Déols se retrouverait des années plus tard en plein cœur de la Champagne ? Et qu'elle plaisanterait avec lui ?
- Non, ils ne leur ressemblent pas trop, répondit le comte d'un ton amusé après s'être penché vers eux et avoir fait mine de les examiner, les miens n'étaient pas ailés, figurez-vous mais étaient beaucoup plus grands... Je ne sais lesquels sont les plus effrayants mais je ne vous permets de douter, ajouta-t-il avec un rire, je suis quand même un chevalier qui ne reculerait pas devant un dragon.
- Nous n'en doutons pas, répliqua le maître artisan avec un clin d’œil complice qui fit rougir Henri jusqu'à la racine de ses cheveux, tout bon chevalier doit tuer son dragon pour faire la conquête de sa dame, comme le chantent les trouvères.
- Que pensez-vous de les placer non loin de l'entrée, ma dame ? Demanda précipitamment le comte en se retournant, après tout, ce sera la demeure d'un ancien croisé, il faut le montrer !
Dès qu'elle eut répondu et que les gargouilles furent mises à l'écart à leur tour, le comte de Champagne, toujours flanqué de la jeune femme, se rendirent jusqu'aux fondations de la grande salle où Sybille l'avait trouvé, au grand soulagement des architectes qui présentèrent les plans avec empressement.

Un instant, Henri examina les dessins en silence dans le claquement du burin sur la pierre mais il se retourna vers la dame de Déols, restée un peu à l'écart pour lui demander de se rapprocher et la jeune femme se pencha, à ses côtés. Elle était si proche que le jeune homme sentit la chaleur qui émanait de son corps et qu'en tournant légèrement la tête, il voyait son cou se tendre alors que des mèches blondes tombaient sur ses joues. Se rappelant que ses pensées n'étaient décidément pas convenables, Henri rapporta son attention sur le problème qu'on lui avait posé et qu'il expliqua en quelques mots à Sybille. Il s'agissait de l'emplacement de la future chapelle palatiale, dédiée à saint Étienne et qu'Henri voulait instaurer en nécropole, comme les rois de France l'avaient fait à St-Denis. Son index courait sur le papier pour montrer quelle forme aurait alors le bâtiment si la chapelle se trouvait plutôt au nord ou plutôt au sud et quelles ailes seraient modifiées. Avec l'aide de la jeune femme, la question fut bientôt résolue et les architectes roulèrent à nouveau leur plan, tout en échangeant des commentaires sur ce qu'ils allaient devoir modifier de manière concrète, laissant les deux jeunes gens face à face, bras ballants.
- Je vous remercie de votre avis précieux, avança Henri, après un court moment de silence gêné avant d'enchaîner : vous savez, les quelques figures que vous nous avez aidés à choisir tout à l'heure, elles orneront les croisées de cette grande salle dans laquelle nous pourrons organiser des fêtes et des banquets. Elle va mesurer plus de treize mètres sur trente. Je vois déjà les danseurs s'amuser...
Il laissa ses paroles en suspens comme si, de fait, il pouvait entendre la musique puis réalisant que la jour faiblissait de plus en plus, il se tourna à nouveau vers la jeune dame avec un sourire sincère :
- Je vous prie de me pardonner pour mon enthousiasme, je vais vous laisser aller vous reposer dans les logis comtaux que mes hommes vous ont fait préparer pour vous et votre suite. Après un long voyage comme le vôtre, vous méritez d'avoir le temps de vous délasser. Je ne pourrais malheureusement pas être présent pour vous offrir ma compagnie ce soir, j'ai encore quelques tâches à accomplir sur le chantier puis je suis attendu par les échevins et les corps de métiers de ma bonne ville...
Il baissa un instant les yeux pour se demander comment il allait formuler sa question mais il les releva, son visage s'animant de cette énergie qui ne l'avait pas quitté depuis que Sybille était apparue :
- Je n'étais que de passage à Troyes, le véritable but de mon voyage est Provins, c'est aussi là qu'Aymeric va être pris en charge par les maîtres d'armes, je dois partir demain matin dès l'aube... Venez-vous ? Ajouta-t-il d'un ton plus suppliant qu'il ne l'aurait voulu, venez donc, Provins est la plus belle ville du comté et c'est aussi le temps de la foire, il faut avoir vu une foire de Champagne une fois dans sa vie, ma dame ! Ce n'est qu'à deux journées de cheval et je vous promets que vous allez être émerveillée... Au bout de vingt-quatre ans, je le suis toujours ! Termina-t-il avec un rire.
Quand elle répondit par l'affirmative, Henri se fendit d'un large sourire et la salua avec chaleur avant de la laisser partir, guidée par Brienne qui avait fini par montrer le bout de son nez – profitant du trouble de son seigneur pour échapper aux remontrances. Ce fut donc avec le cœur léger et en sifflotant que le comte se remit au travail.

La soirée ne passa pas assez rapidement au goût du comte de Champagne même s'il fit acte de présence devant les bourgeois de la ville devant lesquels il se montra paré de ses plus beaux atours. Malgré les bons mots, les quelques problèmes de juridiction qu'on lui fit remonter et le vin qui coulait à flots, sans cesse, les pensées d'Henri se tournaient vers la jeune femme qu'il savait se trouver à Troyes pour se demander si elle avait trouvé son logement à son goût et à la façon dont elle repensait à la journée qu'elle venait de passer. Personne ne lui demanda à quoi était dû son sourire rêveur, fort heureusement et lorsqu'il rentra enfin dans son logis, à une heure avancée de la nuit, Henri ne put s'empêcher de marquer une pause devant la porte qui cachait l'entrée aux chambres qu'on avait allouées à la dame de Déols et à ses suivantes. Mais aucun bruit ne parvint jusqu'à ses oreilles et il se contenta de poursuivre sa route jusqu'à son lit où il s'effondra pour profiter des petites heures de sommeil qui lui restaient. Le lendemain matin, ce fut un Henri fatigué qui prit la tête de la petite troupe qui quitta la ville qui s'éveillait doucement au rythme des premiers rayons de soleil. Quand les dernières maisons aux toits pentus furent dépassées, il ralentit l'allure de son cheval pour retrouver Sybille qui tenait son fils encore endormi dans les bras.
- Ma dame, j'espère que vous avez passé une bonne nuit, n'ayez crainte, le voyage va être rapide, nous avons tous hâte d'arriver... Vous permettez ?
Pour la soulager du poids, il tendit les bras pour recueillir Aymeric qui s'éveilla à peine avant de sombrer à nouveau grâce au bercement du pas calme de la monture du comte. Un instant, les doigts d'Henri frôlèrent les manches de la robe de Sybille et il se prit à rougir en se remémorant, en un éclair, toutes les pensées déplacées qu'il avait eu la veille. Il prit garde en tout cas à se saisir de son petit chargement avec douceur et à le serrer contre lui pour ne pas qu'il ne glissât à terre – il ne tenait pas à être étranglé par la mère ! La suite du voyage se passa tout aussi sereinement même si le comte éprouvait souvent le besoin d'aller demander à la dame si elle allait bien et de lui faire la conversation pour lui vanter les mérites de la ville et de sa foire, dont le prestige était assez visible par l'affluence de voyageurs et de marchands, traînant derrière eux des caravanes exceptionnelles. Une partie de sa cour devait s'y trouver, pour certains des jeunes gens dont elle avait fait connaissance à Châteauroux, ce qui promettait de mettre une ambiance joyeuse et festive dans la cité. L'excitation du petit Aymeric semblait s'être propagée à son parrain qui ne cessait de faire des allées et venues et qui eut bientôt la fierté de voir apparaître au loin les remparts de Provins.

Les bourgeois de la ville avaient été mis au courant de l'arrivée du comte et de sa suite, aussi la ville avait recouvert ses murs de bannière aux couleurs du comte et la lourde porte dans les remparts fut entièrement ouverte pour le laisser passer. Partout de la musique résonnait et les violes n'avaient que des airs joyeux à faire écouter. Aussi bien habitants que marchands se retournaient sur le passage d'Henri et on applaudissait avec enthousiasme celui qui était là de retour dans sa ville. Des cris s'élevaient au fil des étals entièrement remplis de biens venus du monde entier et dans l'air flottait une odeur d'épices orientaux. Henri rayonnait mais marqua un temps d'arrêt pour Sybille puisse le rejoindre et partager cette atmosphère de triomphe.
- Nous allons jusqu'au château... Puis, je vous promets de vous emmener au cœur de cette foire !
Il ponctua ses paroles d'un clin d’œil et lança son cheval pour se frayer un passage au milieu de la foule jusqu'à la forteresse dont les murs semblaient veiller avec bienveillance sur l'humanité grouillant à ses pieds.
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Sybille de Déols
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Si la dame de Déols avait confusément conscience que de telles réflexions ne pouvaient mener à rien de bon, elle n’était toutefois pas assez aveugle pour ne pas se rendre compte que la présence du comte de Champagne la troublait plus qu’elle ne l’aurait dû, et qu’elle avait pour lui des regards ou des sourires qui ne convenaient absolument pas aux sentiments qu’elle aurait dû nourrir à son égard. Depuis leur dispute à Blois, sa situation n’avait pas changé et, à l’exception du soulagement provoqué par de la libération de son frère, ne s’était certainement pas améliorée malgré tous les efforts qu’elle avait bien pu faire pour accepter les choses. Plus les semaines passaient plus ses relations avec Thibaud semblaient vouées à se crisper, le temps et l’apprentissage qu’ils faisaient l’un de l’autre ne faisant qu’ajouter de nouveaux motifs de discorde à ceux qui s’étaient déjà accumulés, pour certains avant même leurs noces, et rongeait peu à peu toute possibilité de rendre cette union heureuse. Or, s’il avait enfin rendu Hugues à sa famille, Henri n’était pas moins responsable de cette situation toujours plus détestable – et que Sybille,  même si elle n’en avait pas encore conscience, avait condamnée à empirer en se rendant en Champagne – mais pour une raison de plus en plus évidente, quoi qu’elle se refusât encore à voir les choses en face, la comtesse de Blois ne parvenait à se résoudre à vouer au jeune homme la rancœur dans laquelle elle avait d’abord cru pouvoir figer leurs relations après leur entrevue malheureuse la nuit de son mariage, et depuis qu’elle l’avait vu s’éloigner avec son escorte sur les routes d’Amboise, combattait en vain à la fois l’image d’Henri qui s’imposait un peu trop souvent à son esprit et des sentiments trop confus pour être convenables. Elle aurait voulu pouvoir se convaincre qu’il ne s’agissait là que d’un trouble passager causé par la confusion dans laquelle l’avaient plongée les derniers évènements, la joie qu’elle avait éprouvé en pouvant enfin serrer son frère dans ses bras ou sa résolution de ne plus considérer le comte comme un ennemi afin de ne pas rendre les choses plus difficiles à supporter encore qu’elles ne l’étaient déjà, mais depuis qu’elle avait mis pied à terre et laissé le jeune homme prendre son bras pour l’entraîner au cœur du chantier qu’il lui avait décrit avec tant d’enthousiasme, Sybille sentait qu’elle ne pouvait pas se borner à de telles réflexions. Il avait suffi d’un sourire d’Henri, d’un instant où leurs regards s’étaient croisés, de ce moment où elle l’avait observé, lui plus que le palais qu’il dessinait sous ses yeux, pour ébranler les fausses convictions de la dame. Elle ne pouvait plus ignorer le trouble qui l’avait saisie lorsqu’elle avait posé sa main dans celle du comte afin de gravir les premières marches de l’échafaudage sur lequel Aymeric avait réussi à grimper, et le bonheur sincère qu’elle éprouvait à se trouver là. Sybille savait pertinemment qu’elle n’aurait pas dû ne serait-ce qu’imaginer accompagner son fils en Champagne dès l’instant où l’idée qu’elle souhaitait revoir Henri avait supplanté ses réticences à se séparer du petit garçon, mais le voile qui couvrait les yeux de la dame de Déols était épais et les conclusions qu’elle aurait dû tirer de ses propres pensées porteuses de trop lourdes conséquences pour qu’elle acceptât encore de mettre un mot sur les sentiments qui l’agitaient et qui la poussaient à prononcer des paroles qu’elle aurait sans nul doute dû garder pour elle-même.

Sybille avait mis un instant à réaliser que les quelques mots qui venaient de lui échapper alors que son regard se perdait au loin sur la ville et ses environs reflétaient bien trop sincèrement le fond de ses pensées, et avait tenté de se rattraper plus ou moins maladroitement, préférant mettre fin à un moment dont elle aurait pourtant aimé profiter encore. Elle n’osa chercher sur les traits de son compagnon s’il en était de même pour lui, s’il partageait sa propre joie car elle ne pouvait laisser grandir un espoir qui n’aurait jamais dû étreindre son cœur, et se contenta pour dissimuler son trouble de lui parler de son frère et de sa cousine chez lesquels son escorte et elle-même avaient fait étape, avant de glisser quelques mots des manuscrits qu’elle avait décidé d’emporter avec elle au dernier moment, rattrapée par le souvenir d’un court instant d’émerveillement devant le superbe bestiaire qui trônait toujours à sa place à Châteauroux.
« Vous n'aviez pas à vous faire pardonner, dame Sybille, voyons, assura Henri, néanmoins, je consulterais avec grand plaisir vos manuscrits, l'on m'a dit que l'abbaye de Déols accomplissait des merveilles, j'ai hâte de voir cela de mes propres yeux. »
La jeune dame lui promit qu’il ne serait pas déçu, car elle avait choisi deux des exemplaires les plus curieux qu’elle avait en sa possession, et tout en songeant que ce n’était définitivement pas grâce à leur actuel abbé que les moines de Déols faisaient un si beau travail, se dirigea vers les marches qu’ils avaient gravies quelques minutes plus tôt. Elle ne put s’empêcher de lancer un dernier regard derrière elle, comme si elle avait voulu admirer une dernière fois la vue qui s’offrait à eux. En vérité, Sybille, quoi qu’elle eût bien conscience qu’ils ne pouvaient demeurer là, et encore moins seuls, quittait avec regret les étroites planches qui leur avait concédé un instant comme suspendu dans le temps avant de retrouver  la terre ferme et le chantier fourmillant d’activité qui résonnait des voix des ouvriers, des bruits de leurs outil et qui semblait à Sybille avoir été gagné par l’entrain que le comte avait mis à lui décrire le palais dont les murs s’élèveraient bientôt, à l’image de ces pierres que les travailleurs acheminaient vers le haut de nouveaux échafaudages devant lesquels ils s’arrêtèrent un instant jusqu’à ce qu’un tailleur de pierre ne les entraîne vers la place dévolue à sa fonction afin de faire une sélection dans les premières sculptures à avoir vu le jour. La dame de Déols n’était pas familière de cet art pourtant tout aussi fascinant que ceux qui faisaient la renommée de sa cour, mais elle détailla les figures aux traits tordus en diverses mimiques avec autant de sérieux que celui qu’elle mettait à observer les acrobates et trouvères qui se produisaient devant elle à Châteauroux, appréciant parfois en les effleurant les courbes de ces visages que la pierre dans laquelle elles étaient taillées ne figeait pas, leur laissant bien au contraire l’apparence de petites créatures parfois fantastiques prêtes à jaillir de leur socle. Sybille se fit même un plaisir de proposer d’en mettre quelques unes de côté, heureuse de songer que, même à une infime mesure, elle aurait un participé au projet du comte, pensée qui attira un sourire joyeux sur ses lèvres lorsqu’elle s’intéressa à deux dragons privés de leur feu pour les désigner à Henri.
« Non, ils ne leur ressemblent pas trop, répliqua ce dernier en se penchant à son tour sur les gargouilles, les miens n'étaient pas ailés, figurez-vous mais étaient beaucoup plus grands... Je ne sais lesquels sont les plus effrayants mais je ne vous permets de douter, je suis quand même un chevalier qui ne reculerait pas devant un dragon.
- Nous n'en doutons pas, tout bon chevalier doit tuer son dragon pour faire la conquête de sa dame, comme le chantent les trouvères, lança le maître tailleur de pierre, poussant Sybille à détourner les yeux avec un petit rire gêné.
- Que pensez-vous de les placer non loin de l'entrée, ma dame ? Après tout, ce sera la demeure d'un ancien croisé, il faut le montrer ! »
La jeune dame approuva avec enthousiasme sous le regard amusé du vieux tailleur qui se hâta de mettre les dragons à l’écart en leur promettant qu’ils feraient fière figure. Là-dessus, Henri et Sybille laissèrent les travailleurs à leur ouvrage et se dirigèrent d’un pas rapide vers les fondations de la grande salle.

Les architectes, visiblement fort préoccupés par les plans autour desquels ils débattaient, accueillirent avec soulagement le retour du comte de Champagne en l’entourèrent rapidement. La dame de Déols, légèrement à l’écart, ne put retenir une moue amusée en voyant l’œillade un peu torve que lui lança un des apprentis avant d’observer à nouveau Henri qui s’était penché sur les dessins et arborait le même air concentré qu’elle avait surpris sur ses traits lors de son arrivée. Sentant qu’elle se perdait à nouveau dans les détails du visage du jeune comte, elle dut se forcer à détourner les yeux pour les promener un instant autour d’elle. Ce n’est qu’alors qu’elle constata enfin que le jour avait bien faibli et que le soleil qui brillait encore lorsqu’elle avait mis pied à terre disparaissait déjà derrière les toits de la ville, annonçant la fin d’une journée qu’elle aurait voulu ne jamais voir s’achever, car dès le lendemain, il lui faudrait bien songer au retour et la simple idée de devoir partir suffisait à lui serrer le cœur. Henri, qui s’était redressé, la tira soudain de ses pensées en lui proposant de se rapprocher pour voir les plans à son tour. Sybille acquiesça et vint se placer à ses côtés pour se pencher sur les dessins. Si son regard se posa bien sur ces derniers, elle ne put en revanche s’empêcher de sentir la silhouette du comte tout près d’elle, bien trop près pour ne pas la troubler, si bien qu’elle mit un instant à parvenir à se concentrer sur ce qu’il lui expliquait. Prenant garde à ne pas laisser ses yeux s’attarder sur lui comme lorsqu’il lui avait décrit le palais, Sybille adopta à son tour un air concentré et débattit avec les architectes et leur seigneur de l’emplacement de la chapelle palatiale, suivant parfois du bout des doigts les traits noirs qui formaient les contours des bâtiments, rougissant légèrement et ôtant vivement sa main lorsque celle-ci effleura celle du comte qui avait souhaité désigner le même emplacement sur le plan. On parvint rapidement à trancher la question si bien que bientôt, dessins et architectes disparurent et laissèrent à nouveau Henri et Sybille seuls tandis que s’installait entre eux un court silence gêné.
« Je vous remercie de votre avis précieux, lança le comte.
- Je vous en prie, si j’ai été d’une quelconque aide, j’en suis ravie, répondit la dame en replaçant par réflexe une boucle blonde dans sa coiffure.
- Vous savez, les quelques figures que vous nous avez aidés à choisir tout à l'heure, elles orneront les croisées de cette grande salle dans laquelle nous pourrons organiser des fêtes et des banquets. Elle va mesurer plus de treize mètres sur trente. Je vois déjà les danseurs s'amuser... »
Il se tut quelques secondes, comme s’il avait déjà en effet sous les yeux trouvères et jongleurs qui, bientôt, impressionneraient les convives de leurs acrobaties et les charmeraient de leurs lais entre ces murs qu’il leur fallait pour l’heure imaginer. S’amusant du regard presque rêveur du jeune homme, Sybille esquissa un sourire.
« Votre palais sera grandiose, je n’en doute pas un instant, assura-t-elle sincèrement.
- Je vous prie de me pardonner pour mon enthousiasme, reprit le comte en se tournant vers elle, je vais vous laisser aller vous reposer dans les logis comtaux que mes hommes vous ont fait préparer pour vous et votre suite. Après un long voyage comme le vôtre, vous méritez d'avoir le temps de vous délasser. Je ne pourrais malheureusement pas être présent pour vous offrir ma compagnie ce soir, j'ai encore quelques tâches à accomplir sur le chantier puis je suis attendu par les échevins et les corps de métiers de ma bonne ville... »
Sybille dissimula sa déception derrière une petite moue indéfinissable, mais alors qu’elle allait le remercier de sa prévenance et lui assurer qu’elle ne s’attarderait pas trop, il reprit la parole.
« Je n'étais que de passage à Troyes, le véritable but de mon voyage est Provins, c'est aussi là qu'Aymeric va être pris en charge par les maîtres d'armes, je dois partir demain matin dès l'aube... Venez-vous ? Venez donc, Provins est la plus belle ville du comté et c'est aussi le temps de la foire, il faut avoir vu une foire de Champagne une fois dans sa vie, ma dame ! Ce n'est qu'à deux journées de cheval et je vous promets que vous allez être émerveillée... Au bout de vingt-quatre ans, je le suis toujours ! »
A l’instant où il lui demanda si elle souhaiter l’accompagner, la dame de Déols sut qu’elle devait décliner cette invitation et profiter de son départ vers Provins pour s’en retourner vers Blois et se débarrasser des pensées troublées qui l’agitaient. Son statut de comtesse, son époux qu’elle n’avait en aucun cas prévenu de son voyage, la raison elle-même, tout lui commandait de mettre fin à cette expédition pourtant, lorsqu’elle leva les yeux vers Henri pour lui répondre qu’il lui fallait rentrer et croisa son regard pétillant, Sybille ne put retenir un sourire joyeux et envoyer au diable toutes les convenances.
« Puisqu’il faut voir cela une fois dans sa vie… je vous suivrai volontiers. Après tout, maintenant que je suis ici, il faut bien que j’accompagne Aymeric jusqu’au bout ! »
Le sourire qui apparut alors sur les lèvres du comte fit oublier à Sybille tout ce qui aurait pu la faire changer d’avis, la poussant au contraire à songer que rien que pour cela, elle ne pourrait regretter d’avoir accepté. Lorsqu’elle salua Henri avec enthousiasme en lui souhaitant une bonne soirée avant de suivre Gauthier de Brienne jusqu’aux appartements qui avaient été préparés pour sa suite, la comtesse de Blois ignora délibérément un reste de conscience qui lui soufflait quelle erreur elle avait fait. Elle ignorait alors quelles conséquences auraient la poursuite de son voyage en Champagne sur les évènements à venir.

La soirée ne dura pas bien longtemps pour la plupart des membres de la petite escorte de la dame de Déols qui, après le rude voyage qui venait de se terminer, semblèrent absolument ravis d’apprendre qu’ils repartaient dès le lendemain et choisirent donc d’aller prendre un peu de repos, tandis que Cyrielle, elle, affichait un air songeur qui laissa sa maîtresse perplexe et la poussa à la renvoyer tôt. Sybille, quant à elle, se connaissait assez pour savoir qu’elle ne trouverait pas le sommeil avant un long moment – si elle le trouvait seulement – et c’est donc rêveuse mais les yeux grands ouverts qu’elle s’étendit dans le lit qu’on lui avait alloué. Sans qu’elle ne puisse rien y faire, son esprit alla allègrement se perdre dans les souvenirs de la journée qui venait de s’écouler sans lui en épargner le moindre détail. Elle revit les sourires d’Henri, ses traits illuminés d’enthousiasme lorsqu’il lui avait parlé de son palais, songea aux pensées peu avouables qui l’avaient effleurée, se troubla en sentant à nouveau la main du comte contre la sienne, la chaleur de son corps alors qu’ils étaient tous deux penchés sur les plans, et elle eut beau tenter de fermer les yeux, de s’intéresser aux affaires qu’elle avait laissé en suspens à Châteauroux, ces moments là ne cessèrent de la hanter, si bien qu’elle finit par se redresser pour aller s’installer auprès de la large fenêtre par laquelle l’éclat blafard de la lune illuminait sa chambre et qu’elle ouvrit en grand. La nuit devait être bien avancée déjà, car l’on entendait plus dans Troyes que les quelques sons nocturnes qui faisaient qu’une ville ne dormait jamais totalement. Alors que Sybille songeait que le jeune comte de Champagne se trouvait là, quelque part dans le paysage qu’elle avait sous les yeux, le bruit d’une porte que l’on ouvre attira son attention et elle se figea, attentive, suivant les pas qui résonnaient, s’arrêtèrent un instant puis reprirent leur marche jusqu’à s’effacer totalement, la laissant à nouveau dans le silence, seule avec ses songes, jusqu’à ce que, peu avant l’aube, les fatigues du voyage aient enfin raison d’elle. Elle était cependant de nouveau bien éveillée lorsque, dès les premières heures du jour, Cyrielle vint lui annoncer que tout était prêt et que le comte l’attendait. Sybille alla chercher Aymeric qui n’ouvrit pas même un œil lorsque sa mère le prit dans ses bras, et la suite du comte agrémentée de l’escorte de la comtesse de Blois quitta enfin Troyes qui s’éveillait doucement, comme surprise de ce départ aux aurores.
« Ma dame, j'espère que vous avez passé une bonne nuit, vint lui demander Henri lorsqu’ils eurent définitivement quitté la ville.
- Parfaite, pour ma part, murmura-t-elle pour ne pas réveiller l’enfant qu’elle avait gardé contre elle et dont la tête roulait lentement sur son épaule, au rythme du pas tranquille de sa monture.  
- N'ayez crainte, le voyage va être rapide, nous avons tous hâte d'arriver... Vous permettez ? »
Elle hocha la tête et lui tendit Aymeric qui n’eut pas l’air de se rendre compte de ce qui lui arrivait. Levant les yeux, Sybille allait ajouter quelque chose mais resta attendrie devant l’image qu’offrait le comte avec son filleul dans ses bras, image qui lui tira un sourire attendri alors que le petit garçon se serrait par réflexe contre Henri. Pendant un instant, elle imagina quel bon père il ferait, mais chassa cette image de son esprit en se disant néanmoins que, malgré toutes ses réticences à laisser son fils si loin d’elle, celui-ci serait entre de bonnes mains. Elle remonta légèrement contre le visage d’Aymeric le châle dans lequel elle l’avait enveloppé afin de parer aux fraîcheurs de l’aube en un geste qui la rapprocha involontairement d’Henri et lui fit effleurer légèrement sa main. La jeune mère baissa les yeux et rappela sa monture à l’ordre avant de demander quelques précisions sur un trajet qui se déroula tranquillement, malgré l’excitation retrouvée du petit garçon qui, après être repassés dans les bras de sa mère puis ceux de Cyrielle, se réveilla totalement et s’enthousiasma comme il savait si bien le faire de cette nouvelle aventure, quitte à aller rejoindre seul son parrain qui menait la troupe. Sybille, quant à elle, la tête pleine de songes confus, en profita pour faire plus ample connaissance avec Gauthier de Brienne qui cherchait régulièrement à se rapprocher de l’escorte de la dame de Déols, tout en profitant avec le sourire des moments où Henri quittait la tête du groupe pour venir la rejoindre. Ils commencèrent à croiser des caravanes de marchands qui prenaient la même direction qu’eux dès les premières lueurs du deuxième jour de voyage et, au bout de quelques heures, les remparts de Provins d’où émanait une bienheureuse agitation se dessinèrent au loin.

De fait la ville, qui avait déployé les couleurs bleues et blanches de son comte, était en fête et les cavaliers purent le sentir avant même d’y être entrés. Sybille, tout en prenant garde à ce qu’Aymeric reste auprès d’elle, observa les alentours avec l’œil curieux de celle qui découvre de nouveaux décors. Chacun autour d’eux semblait célébrer le retour du seigneur des lieux, ce qui conférait à cette entrée des allures de triomphe qui ne furent pas sans amuser la jeune femme dont le regard s’attarda ensuite sur les échoppes qui bordaient les routes, pleines de produits de toutes sortes et de tous origines que les marchands vendaient à grands renforts d’annonce ou de démonstrations. La ville semblait pleine, et pourtant l’atmosphère n’y était pas pesante, loin de là, et c’est dans une ambiance toujours plus festive que la petite troupe qui venait d’y faire son entrée se dirigea vers le château.
« Nous allons jusqu'au château... Puis, je vous promets de vous emmener au cœur de cette foire ! lança Henri lorsque Sybille eut légèrement poussé son cheval pour le rattraper.
- Je l’espère bien, tout cela m’a rendue curieuse ! répliqua-t-elle avec enthousiasme. »
Là-dessus, ils s’élancèrent vers le château, non sans passer devant de nouvelles échoppes toutes plus propres à s’attirer la curiosité de la dame de Déols les unes que les autres, dépassant des dizaines de passants qui s’écartaient afin de laisser place à la troupe de cavalier qui finit par s’arrêter dans un grand concert de claquement de sabots dans la cour de la demeure seigneuriale où l’on attendait visiblement leur arrivée. Sybille fut soulagée de mettre enfin pied à terre, de même qu’Aymeric qui sauta à bas de sa petite monture et se garda bien de s’éloigner d’elle, visiblement impressionné.
« Est-ce que cela te plaît ? lui demanda-t-elle doucement en passant une main dans ses boucles blondes. Nous sommes chez ton parrain, c’est là que tu vas rester désormais. »
Le petit garçon hocha la tête sans répondre et attrapa la main de sa mère alors qu’ils se dirigeaient tous vers la grande salle de réception où les attendaient quelques jeunes gens que la dame avait déjà vus. En effet, elle vit certains des compagnons du comte lors de sa dernière visite à Châteauroux, et distribua volontiers quelques saluts à ceux dont elle se souvenait, y compris aux sœurs du comte de Champagne qu’elle avait rencontrées il y avait bien longtemps lors du tournois donné en l’honneur de Plantagênet et de sa cour à Paris. Elle reconnut ainsi Isabelle et la petite Adèle qui se dirigea vers eux avec un immense sourire tandis qu’Henri lui présentait Marie, revenue de la Bourgogne dont elle avait épousé le duc pour rendre visite à sa famille.
« C’est un plaisir de vous revoir, ou de vous rencontrer, lança la comtesse de Blois à celles qui étaient désormais ses belles-sœurs.
- Je suis contente que vous soyez venue, fit la jeune Adèle en battant des mains, nous savions que vous alliez arriver, des messagers sont venus nous prévenir ! Vous restez un peu avec nous, j’espère !
- Quelques jours sans doute, lui assura Sybille en souriant devant tant d’enthousiasme, quoi que perplexe quant à cette affaire de messagers. Voici mon fils, Aymeric, ajouta-t-elle en désignant le petit garçon qui était resté auprès d’elle, il va rester à la cour, tu t’occuperas bien de lui, n’est-ce pas ? »
La jeune Adèle promit avec un sérieux tout enfantin tandis que l’intéressé marmonnait qu’un chevalier n’avait pas besoin qu’on s’occupe de lui, et Sybille se redressa pour lever les yeux vers Henri auquel un seigneur annonçait qu’en effet, des messagers étaient venus porter la nouvelle de l’arrivée de la dame de Déols et que, sachant le comte en route vers Provins, ils les avaient envoyés pour les retrouver sur le chemin. Elle adressa un regard à la fois perplexe et amusé au comte, car ils n’avaient absolument pas croisé les hommes en question, mais se désintéressa bien vite de l’affaire quand un autre homme vint dans leur direction et lui annonça qu’il allait prendre Aymeric en charge à partir de maintenant. Le sourire de la jeune femme se figea légèrement mais heureusement, le petit garçon avait de nouveau décidé de jouer aux grands chevaliers, aussi est-ce sans faire de difficultés qu’il se sépara de sa mère qui le regard s’éloigner un instant avant d’esquisser une moue songeuse.  
« Je compte sur vous pour en faire un chevalier digne de ce nom, lança-t-elle à Henri en tâchant d’oublier le pincement au cœur qu’elle avait ressenti en le voyant partir. »
Ce fut l’une des sœurs du comte, Marie, qui détourna l’attention de la jeune comtesse en proposant d’aller voir la foire de plus près dès qu’elle aurait vu les chambrées que l’on avait préparées à son intention. Sybille acquiesça et l’on se sépara pour quelques moments.

Elle ne passa que quelques moments dans ses appartements, le temps de faire une rapide toilette afin de faire oublier les fatigues du voyage et de s’habiller, avant de retrouver la grande salle, flanquée d’une Cyrielle qui aurait visiblement préféré rester au palais, ce qui ne manqua pas de faire songer à la dame de Déols qu’il lui faudrait demander à sa suivante ce qui la laissait si rêveuse depuis qu’elles étaient arrivées à Troyes. Elle oublia cependant bien vite les humeurs de sa suivante lorsqu’elle retrouva les quelques dames qui avaient décidé de se rendre en ville parmi lesquelles elle reconnut dame Quéruel, visiblement peu ravie de la voir ici, et chercha du regard parmi les gens qui constituaient le petit groupe la silhouette d’Henri.
« Ah, dame Sybille, nous n’attendions plus que vous ! lança la duchesse de Bourgogne en la voyant arriver.
- Votre frère nous accompagne-t-il ? demanda l’intéressée après avoir rejoint sa belle-sœur, en tachant de rester naturelle.
- Il a été retenu, il nous rejoindra plus tard je suppose. »
Sybille dissimula sa déception derrière une moue indéfinissable, et n’eut d’autre choix que de suivre les dames, flanquée de la petite Adèle qui babillait joyeusement. On gagne rapidement les premières échoppes, dans une ambiance légère qui eu tôt fait de dérider la jeune mère qui avait vu s’éloigner son fils, et bien qu’elle jetât de temps en temps quelques regards autour d’elle, ne pouvant s’empêcher de guetter l’arrivée du comte, Sybille ne se trouva pas en reste de bavardages, et alla même jusqu’à discuter quelques minutes avec dame Quéruel qui chercha à savoir ce qu’elle faisait en Champagne et ne retint pas un regard perplexe et vaguement hautain en l’entendant dire qu’elle avait décidé d’accompagner Aymeric. La dame de Déols ignora ses remarques, trop occupée à observer ce  qui se trouvait aux alentours, découvrant avec curiosité les étales des marchands aux marchandises plus ou moins exotiques. Elle avait déjà eu l’occasion de voir des foires, évidemment, mais celle de Provins était d’une toute autre envergure, et faisait étalages d’innombrables produits que l’on ne trouvait pas ailleurs. Elle s’était arrêtée devant quelques épices venues d’Italie quand Isabelle et Marie l’appelèrent pour lui montrer une toute autre échoppe sur laquelle étaient entassés de splendides rouleaux d’étoffes flamandes.
« Ce sont de vraies merveilles, assurait Isabelle en observant d’un air particulièrement intéressé quelques échantillons que lui présentait le marchand.
- En effet, j’en ai rarement vu de pareille, confirma Sybille en s’y penchant à son tour. »
Après quelques minutes d’étude minutieuse, ses deux belles-sœurs se mirent en tête de convaincre la comtesse de Blois qu’elle ne pouvait repartir sans l’une de ces merveilles, et l’on débattit un moment autour des tissus et des couleurs, si bien qu’il ne restait en lice plus que deux rouleaux l’un pourpre et l’autre d’un bleu sombre quand les traits de Marie s’animèrent d’un sourire satisfait alors qu’elle semblait fixer quelque chose derrière l’épaule de Sybille. Celle-ci se retourna laissa échapper un large sourire en voyant Henri se diriger vers elles.
« Vous aviez raison, comte, cette foire est splendide, fit-elle avec enthousiasme lorsqu’il fut à portée de voix. Elle aurait volontiers continué, mais Marie l’interrompit.
- Ah, Henri ! Tu n’aurais pu arriver à un meilleur moment, nous avons besoin de l’avis d’un homme, lança la duchesse de Bourgogne en brandissant les deux échantillons qui laissaient les dames indécises. Laquelle de ces deux étoffes irait le mieux à dame Sybille ? Je suis certaine que tu as un avis à nous donner ! »
La dame en question ne put s’empêcher de rougir, et baissa les yeux un instant en espérant que son trouble passerait inaperçu. Elle releva toutefois bien vite la tête, curieuse malgré elle de connaître son avis. Ce n’était certes qu’un bout d’étoffe que l’on retrouverait plus tard sur un vêtement, mais en attendant sa réponse, Sybille réalisa qu’elle aimerait lui plaire. De là à comprendre et admettre enfin les sentiments qui l’agitaient, il n’y avait qu’un pas que la jeune dame devrait bien, un jour ou l’autre, se décider à franchir.
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Henri de Champagne
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La décision de Sybille de Déols d'accompagner son fils jusqu'à Provins où elle pourrait découvrir l'une des plus réputées foires de Champagne avait causé un véritable plaisir à Henri, plaisir qu'il ne cherchait cependant pas à s'expliquer, par crainte sans nul doute que les raisons ne finissent par le gâcher. Pendant toute la soirée qui avait précédé leur départ, à ses hommes et à la suite de la jeune dame, il avait préféré imaginer l'expression du visage de Sybille lorsqu'elle découvrirait les remparts de la cité, les dizaines et dizaines d'étals de marchands qui présentaient là des produits venus de tout le monde connu, son sourire quand elle verrait que les festivités battaient leur plein. Jusqu'au dernier moment, quand les chevaux furent harnachés, les effets personnels rassemblés dans des ballots, jusqu'à l'instant où il l'avait vue descendre des appartements qu'on lui avait alloués, un Aymeric encore assoupi dans les bras, Henri avait craint de la voir changer d'avis et de finir par reculer pour retrouver ses fiefs un peu trop éloignés. Mais sans mot dire, elle avait grimpé sur sa monture et elle avait suivi la petite troupe sur son chemin pour Provins. Pendant le voyage, le comte n'avait cessé d'aller tenter de la distraire, par crainte qu'elle ne finisse par s'ennuyer, quitte à en laisser parfois Aymeric en tête avec Joinville car le petit garçon avait rapidement retrouvé toute sa forme et se sentait d'humeur à tracer la voie, pâle esquisse du seigneur qu'il serait plus tard. Henri, quand il fût parvenu à passer outre le trouble que lui causait le souvenir du frôlement de la main de Sybille sur la sienne lorsqu'elle avait remis le châle pour protéger son fils quand Henri l'avait pris dans ses bras, dans un geste tendre qui avait ému le jeune comte, n'avait pas hésité à vanter les mérites de sa bonne ville, avec la fierté de celui qui présente l'une de ses possessions qu'il aime beaucoup. Le comte de Provins avait envie de faire découvrir à Sybille l'une de ces cités dans laquelle il avait grandi et qui abritait toujours en ses murs les souvenirs de son enfance, avec toujours cette même impatience mais aussi cette crainte qu'elle ne la trouve pas à son goût, comme si l'avis négatif de quelqu'un que l'on estime beaucoup ne finit par changer sa propre opinion. Mais elle ne pouvait être déçue, il en était persuadé, il lui ferait découvrir la ville qu'il aimait, celle toujours animée, toujours en fête, recelant nombre de secrets et de merveilles cachées, tant et si bien qu'elle ne pourrait qu'être séduite. Certes, il était toujours impatient d'assister à ces foires qu'il avait connues depuis sa plus prime enfance, quand son père avait alors de grands projets pour la Champagne et avait favorisé leur développement mais cette fois-ci, c'était différent, il allait les faire découvrir à Sybille. C'était bel et bien l'impatience qui guidait le pas rapide de son cheval ou qui lui faisait trouver la route bien longue, d'autant plus qu'il lui fallait remplir son office de comte et donc guider la marche ou saluer les caravanes de marchands. Peut-être aurait-il dû plus se poser de questions, peut-être cela lui aurait-il permis de s'éviter bien des déconvenues et beaucoup de souffrance mais il avait choisi d'oublier où était son devoir tout comme ce souvenir qui continuait de le hanter où il voyait Sybille donner sa main à son frère Thibaud puis le suivre dans sa chambre lors de cette nuit de noces qui avait été une nuit sans sommeil et pleine d'amertume pour Henri. Quand il sentait le regard interrogateur de ses gens, il tentait uniquement de se convaincre qu'ils ne faisaient là aucun mal, d'autant moins à Thibaud qui avait dû autoriser sa jeune épouse à conduire son enfant en Champagne car il suffisait de faire sa connaissance pour savoir à quel point elle tenait à son premier fils. Qu'aurait-on à lui reprocher à lui qui n'avait fait que l'accueillir comme il se devait et lui faire découvrir une simple foire ? Mais généralement, Henri préférait ne pas trop penser à ces questions et s'occuper l'esprit en étant partout à la fois car autant l'idée qu'ils ne faisaient rien de mal que celle qu'il aurait peut-être souhaité en faire lui causaient du chagrin. Autant vivre minute par minute et ne se soucier des conséquences que lorsqu'elles apparaîtraient. Ce n'était pas une attitude qui lui ressemblait mais Sybille de Déols avait la (fâcheuse) tendance à le transformer. Confusément, il savait bien, pourtant, que la chute serait d'autant plus brutale.

L'entrée à Provins fut conforme à toutes ses espérances, la petite troupe fut fêtée par les bourgeois de la ville avec d'autant plus d'enthousiasme que les bannières avaient été déployées et que la musique résonnait dans les rues comme si on n'avait attendu que la venue du comte pour enfin se réjouir. Devant eux s'élevait le château flanqué de la tour à la panse rebondie dans laquelle les prisonniers purgeaient le châtiment que leur avait infligé le comte. Malgré tout, Henri trouvait que les lieux ne manquaient pas de chaleur et que ces hauts murs, dont il connaissait tous les détails par cœur pour avoir eu l'occasion de les observer alors qu'il n'était pas plus haut qu'Aymeric, n'étaient là que pour les protéger. Le jeune homme, tout à sa joie d'être parvenu à destination, sans prudence, lança un regard à Sybille pour espérer déchiffrer ses sentiments sur son visage. La dame de Déols examinait les alentours avec bienveillance, comme pour s'imprégner de l'endroit avant d'émettre un jugement et lorsque le comte se détourna, ce ne fut que pour laisser échapper un sourire en se remémorant l'entrain dont elle avait fait preuve à sa proposition d'aller visiter les échoppes. Quand tout le monde eut mis pied à terre, on se dirigea vers la grande salle de réception, toute illuminée par le soleil éclatant et Henri constata, amusé, que le petit Aymeric ne semblait plus aussi prompt à le rejoindre et qu'il préférait rester auprès de sa mère, comme s'il se rendait compte qu'il venait d'arriver à destination et que cela le rendait brusquement timide. Il fallait dire qu'il se trouvait là nombre d'adultes qui lui étaient inconnus mais que le comte retrouva avec un grand plaisir puisqu'il s'agissait de sa cour personnelle. L'accueil fut d'autant plus agréable que ce furent ses propres sœurs qui s'élancèrent vers eux en premier, sourires ravis aux lèvres. Parmi elles, se trouvait Marie, sa cadette d'à peine un an avec laquelle il avait élevé le reste de la fratrie et à laquelle il vouait d'autant plus d'affection qu'ils avaient beaucoup de souvenirs en commun. La jeune femme avait épousé le duc de Bourgogne mais elle revenait régulièrement sur les terres de son enfance au grand bonheur de ses frères et sœurs. Au vu de leurs rangs respectifs, il aurait été attendu qu'ils se saluent avec courtoisie mais sans effusion. Néanmoins, sans prêter attention à ceux qui les regardaient, Henri, faisait fi des convenances, la serra dans ses bras pendant quelques secondes, laissant échapper un rire joyeux et en la taquinant sur l'abandon de son époux. La petite Adèle voulut également sa part dans les embrassades et le jeune homme la fit tournoyer sous l’œil sévère de Marie et Isabelle mais au grand ravissement de la petite.
- Henri, Henri ! Je suis si contente, nous allons pouvoir aller à la foire ensemble ! Croyez-vous que nous allons voir un ours comme l'année dernière ?
- Je ne l'espère pas, plaisanta Henri en la chatouillant, tu en avais tellement peur que tu t'es mise à pleurer, t'en souviens-tu ?
- C'est entièrement faux, vous êtes un menteur ! S'indigna Adèle.
Fort heureusement, Isabelle était une meilleure hôte que son aîné et s'était retournée vers Sybille qu'elle connaissait pour l'avoir vue à Paris lors de l'hommage prêté par le comte d'Anjou afin de la saluer. Le comte de Champagne l'imita et présenta à la jeune femme Marie qui se fendit d'un large sourire sincère tout en exprimant tous ses regrets de ne pas avoir pu être présente aux noces qui avaient fait d'elle leur belle-sœur. Henri s'était légèrement écarté pour assister à la scène avec un sourire amusé aux lèvres non sans épier les réactions de l'une et de l'autre. La duchesse de Bourgogne était d'un naturel aimable et enjoué, elle sembla très vite trouver des affinités avec Sybille qui se faisait accaparer par la petite Adèle qui aimait décidément être au centre de l'attention et qui paraissait contente d'avoir un peu de compagnie nouvelle.

Henri dut se détourner de la scène qui se déroulait sous ses yeux pour saluer les autres seigneurs qui lui signifièrent le passage de messagers qui étaient partis à sa recherche pour lui annoncer l'arrivée de Sybille de Déols, laquelle avait visiblement davantage trouvé le comte que le message qu'elle devait lui transmettre. Le comte en resta perplexe et échangea un regard amusé avec Sybille car ils n'avaient en aucun cas croisé ce qui ressemblait de près ou de loin à des cavaliers lors de leur voyage. De toute façon, tous les voyageurs sur les routes allaient dans la même direction. De nouveau, il commanda qu'on envoie des gardes à leur recherche, les premiers n'étant toujours pas revenus, même s'il soupçonnait de plus en plus ces fameux messagers de n'être guère motivés par leur mission. Parmi les hommes présents, Anseau de Traînel, son bouteiller, avait apparemment de nombreuses affaires à lui présenter et allait requérir son avis mais Henri renvoya cette tâche à plus tard car il venait d'apercevoir son ancien maître d'armes, venu chercher Aymeric pour lui présenter de quoi serait faite sa vie dans les mois à venir et sans vraiment se l'avouer, il redoutait le moment où Sybille serait contrainte de se séparer de son fils. Aymeric avait décidé de jouer les chevaliers car il suivit sans difficulté le vieil homme dont le visage bienveillant, couvert d'une courte barbe blanche inspirait instinctivement confiance et qui, avant de quitter les lieux, adressa un clin d’œil discret au comte qui avait été son petit protégé, en son temps, alors qu'il devait lui apprendre les armes.
- Je compte sur vous pour en faire un chevalier digne de ce nom, lança Sybille à Henri d'une voix faussement enjouée mais qu'il devina lourde de chagrin.
Il lui jeta un regard et constata qu'en effet, ses traits s'étaient légèrement figés mais qu'elle s'efforçait de faire bonne figure. Cette tristesse le frappa en plein cœur et ce fut sans doute l'instant où il prit pleinement conscience de ce qu'impliquait réellement le départ d'Aymeric pour la jeune femme qui allait vivre cette séparation comme un déchirement. Il n'avait pour autant rien à dire pour lui changer les idées car il était totalement impuissant, lui qui n'était pas père, à comprendre entièrement sa douleur et donc à la soulager. Lui-même, dans le contexte où son père n'avait guère d'amis en dehors de son comté et qu'il ne désirait guère que son fils puisse servir d'otage à la cour de France, n'avait pas été obligé de partir au loin pour sa formation. Néanmoins, Châteauroux restait la demeure d'Aymeric, celle dont le souvenir lui bercerait le cœur quand il se sentirait seul et qui se languirait de l'absence de son petit maître. Si la force du lien qui unissait une mère et son enfant causait tant de souffrance, elle assurait aussi à Sybille l'attachement sans faille de son fils.
- Je vous promets de prendre soin de lui comme s'il était mon propre fils, répondit Henri à Sybille en se retournant vers elle renonçant au dernier moment à avoir un geste affectif en sa direction, se rendant brusquement compte de ses bras ballants qu'il ne sut où mettre, il sera traité comme le seigneur qu'il est et il retournera à Châteauroux en chevalier, ce chevalier qu'il désire tant être... Et qui combat les dragons sans être effrayé la moindre seconde ! Compléta-t-il avec un rire.
Heureusement Marie fit preuve de tact et suggéra d'aller se délasser quelques temps dans les chambres avant de partir au cœur de la foire, proposition qui fut accueillie avec enthousiasme et qui détourna l'attention de la jeune mère qui demeura toutefois assez sombre et les quitta sans illuminer son visage d'un sourire au grand désappointement d'Henri.

Le jeune homme s'installa dans ses appartements comtaux où s'affairaient les serviteurs qui débarrassaient les ballots et qui aidèrent Henri à faire sa toilette et à se préparer pour la suite de la journée qui promettait d'être fort longue. C'en était fait du jeune garçon de vingt-quatre ans habillé simplement dans sa tenue de voyage, cheveux ébouriffés, il se devait désormais de paraître dans toute la puissance qu'il voulait montrer, en comte qu'il était. On lui fournit un riche bliaud, on le rasa de près et lorsqu'il descendit dans la pièce qui lui servait de bureau, il semblait avoir gagné en années autant qu'en autorité. Son bouteiller l'attendait là avec une mine préoccupée, les bras chargés de papiers confiés par les échevins de la ville et les clercs au service du seigneur, comme s'il espérait vraiment qu'Henri allait tout régler sur le champ.
- Et bien, Traînel, comment se sont passés les premiers jours de la foire ? Tu sembles bien inquiet alors que tu devrais te réjouir, je n'ai jamais vu autant de marchands dans les rues de notre ville. J'ai cru entendre dire que tu faisais des démarches pour te fiancer, c'est là encore motif de fête !
Ce faisant, Henri allait quitter la pièce mais Anseau l'interrompit en plein mouvement en laissant tomber toutes les feuilles de parchemin d'un coup sur la table dans un bruit de papier froissé avant de lui compter par le menu détail les problèmes qu'il avait rencontrés et qui avaient failli l'empêcher de parler mariage avec un envoyé du seigneur de Donzy. Le comte l'écouta d'une oreille distraite, impatient qu'il était de rejoindre le reste de sa cour, imaginant les jeunes femmes s'impatienter au rez-de-chaussée mais des éclats de voix dans la cour l'attirèrent à sa fenêtre et il constata que les dames n'avaient pas attendu. Parmi toutes ces silhouettes, il distingua sans peine celle de Sybille qui marchait aux côtés de Marie et la dame Quéruel et admira sans mot dire les courbes de la jeune femme jusqu'à ce qu'elle disparaisse en tournant dans une rue. Il aurait aimé être présent pour savoir ce qui se disait et se repaître encore et encore des traits de son visage mais il se dit qu'à défaut, avec ses sœurs, Sybille était entre de bonnes mains.
- Les consuls ne sont pas d'accord, évidemment. Qu'en pensez-vous, comte ? Poursuivait Traînel sans que son interlocuteur n'eût la moindre idée de ce qu'il venait de dire.
Henri se détacha à regret des croisées et poussa un soupir : puisqu'il était coincé dans son château de Provins avec son bouteiller, autant s'occuper de ce que celui-ci lui disait afin de pouvoir s'échapper au plus vite. Pendant plusieurs dizaines de minutes, il  promit d'accorder des sauf-conduits aux marchands qu'Anseau lui conseillerait avant son départ et de prêter des troupes d'hommes armés à certaines caravanes venues d'Orient dont la richesse attisait la convoitise. A son grand soulagement, il apprit également que le comte de Flandres avec lequel il était parti en croisade avait accepté de collaborer pour rendre justice à des marchands attaqués sur ses terres mais protégés par les lettres du comte de Champagne. Thierry d'Alsace avait même eu la courtoisie d'arrêter les coupables et de les envoyer à Provins pour être châtiés. Une fois ses devoirs accomplis, Henri renvoya Anseau et retourna dans la grande salle où patientaient les hommes de sa troupe à grand renfort d'exclamations, saluant le comte avec joie parmi eux.

- Je ne sais si je fais bien de venir avec vous, comte, lui dit Joinville en s'approchant au moment où Henri allait donner le signal de départ, je serais peut-être plus utile en restant ici et en...
- Allons, Joinville, cesse donc de faire cette mine sinistre, s'exclama Henri, bien plus intéressé par la perspective de retrouver les dames.
- Vous êtes sénéchal, Joinville, vous pouvez bien accompagner le comte, lui affirma Brienne en lui tapotant sur l'épaule.
Si l'intéressé marmonna qu'il ne voyait pas le rapport, Henri avec un large sourire se retourna vers Gauthier pour le remercier avec la vague impression que cela faisait plusieurs jours qu'il ne lui avait pas réellement parlé car celui-ci jouait les abonnés absents :
- Prends donc exemple sur Brienne, il est partout où il faut être. Vous pourrez vous tenir compagnie.
- Ah mais non, monseigneur, j'avais prévu de rester au château, moi..., protesta Brienne.
Le comte eut une moue agacée en constatant que toutes ces simagrées qu'il ne comprenait décidément pas l'empêchaient de partir aussi fronça-t-il les sourcils et ordonna-t-il d'une voix sèche :
- Je ne vois pas pourquoi vous jouez les rabats-joies tous les deux, c'est un temps de fête alors vous allez venir tous les deux et je vous ordonne de vous amuser ce que vous allez accomplir sans discuter davantage ! Non mais... Il serait temps de vous détendre, si tu te trouvais quelqu'un toi aussi, Joinville...
Sans les écouter, il fit volte-face et quitta enfin les murs imposants du château pour s'enfoncer à son tour dans la cité bruissante d'activité. Autour de lui, ses hommes arboraient des visages joyeux et se poussaient du coude pour désigner tel ou tel étal digne d'attirer leur attention, seul Brienne demeurait sombre et boudeur malgré les tentatives de ses amis. Même si avec ses riches vêtements, Henri ne se fondait pas réellement dans la foule qui s'écartait d'ailleurs avec respect pour le laisser passer, il adorait ces instants où il pouvait marcher sans crainte dans des rues larges, emplies de denrées rares, luxueuses et exotiques qui le faisaient voyager d'un coup d’œil, parmi ce peuple de marchands qui s’apostrophaient dans toutes les langues possibles. Devant lui, jongleurs et musiciens tentaient de l'attirer avec leurs grelots et leurs tambourins. Le visage d'Henri s'illumina et avec davantage d'entrain, il se mit à rechercher une figure connue même s'il savait fort bien que c'était cette même silhouette qu'il avait guettée du haut de sa fenêtre qu'il désirait revoir. Après plusieurs minutes de marche, l'un des chevaliers présent désigna la duchesse de Bourgogne penchée sur un étal de tissu, occupée à faire un choix et qui releva la tête vers eux. Le cœur d'Henri manqua un battement lorsqu'il constata que c'était bel et bien celle que son œil avait cherché qui se trouvait en face d'elle, leur tournant dos. Il aurait pu stopper là pour admirer la scène qui se déroulait sous ses yeux et qui aurait paru invraisemblable seulement quelques jours plus tôt mais emporté dans son élan, il s'approcha, d'autant que Marie l'avait vue et qu'elle voulait visiblement lui demander quelque chose. Il n'était plus qu'à quelques pas d'elles quand Sybille se retourna et laissa échapper un large sourire auquel ne put que répondre Henri de la même manière.
- Vous aviez raison, comte, cette foire est splendide.
Henri aurait volontiers aimé la taquiner en lui demandant comment elle avait pu en douter mais Marie prit la parole à son tour :
- Ah, Henri ! Tu n’aurais pu arriver à un meilleur moment, nous avons besoin de l’avis d’un homme, affirma-t-elle en lui mettant sous le nez deux bouts de soieries d'une grande qualité, laquelle de ces deux étoffes irait le mieux à dame Sybille ? Je suis certaine que tu as un avis à nous donner !
Le jeune homme rougit violemment devant cette demande, ce qui pouvait heureusement être attribué à la forte chaleur de l'après-midi et s'efforça de ne pas jeter de regard à la jeune dame pour éviter de se troubler, ce fut donc Marie qui eut le droit à un coup d’œil noir. Elle lui demandait pourtant simplement un avis d'homme, de beau-frère, peut-être d'ami mais Henri ne pouvait s'empêcher de penser que c'était là une façon de donner son opinion sur un vêtement qu'elle porterait et qui l'embellirait encore, qui lui plairait peut-être à lui. Après avoir chassé ces pensées-là, sous le regard curieux de Sybille, Marie et Isabelle, il se pencha sur les deux échantillons qu'on lui présentait. L'un était pourpre et l'autre bleu foncé ce qui laissa Henri hésitant quelques secondes.
- Dame Sybille, vous seriez à votre avantage dans n'importe quelle robe quelque soit sa couleur, finit-il par dire avec un accent peut-être un peu trop sincère, mais s'il me fallait choisir à votre place, j'opterais pour le bleu.
Il sentit les yeux curieux de ses sœurs aussi jugea-t-il nécessaire d'ajouter, d'une voix rapide et basse, comme s'il espérait que cela passerait de manière plus naturelle :
- Cela irait parfaitement avec vos yeux... Vos yeux sont bleus, pas tout à fait bleus comme ce tissu mais par conséquence..., poursuivit-il en se mélangeant avec art les pinceaux.

Fort heureusement pour Henri et sa fierté, ce fut le moment que choisit dame Quéruel pour réapparaître à leurs yeux et saluer avec chaleur le comte qui selon ses propres dires lui avait manqué et qu'elle monopolisa quelques instants pour qu'il puisse lui raconter les dernières semaines qu'il avait passé loin d'elle. Si en soit le comte n'était guère ravi de s'éloigner de l'étal où se trouvait Sybille, il était néanmoins soulagé de la distraction qu'elle apportait avec elle tandis que la jeune Adèle venait de temps à autres lui montrer ce qu'elle avait découvert. Au cours de la conversation que dame Quéruel passa au bras d'Henri, ce dernier ne put s'empêcher de regarder derrière lui pour constater que ses sœurs et la comtesse de Blois leur avaient emboîté le pas. Gauthier de Brienne se tenait non loin, le visage brusquement empli de joie, de manière assez inexplicable et il cherchait apparemment à faire la conversation à Sybille pour lui demander si on trouvait tel ou tel produit à Châteauroux. Henri fronça un instant les sourcils ce que dame Quéruel interpréta comme une manière de lui signifier qu'elle avait trop parlé d'elle et pas assez de lui, au grand agacement du comte.
- Oh regardez, dame Quéruel, s'exclama Marie en lui faisant signe de venir, c'est là ce que nous avions cherché l'année dernière en vain ! Venez voir.
Au grand soulagement d'Henri, sa dame de cœur dont il portait volontiers les couleurs aux tournois bondit pour retrouver la duchesse de Bourgogne, laissant derrière elle Henri qui choisit de ne pas la suivre pour se retourner vers Sybille et lui prendre, avec le plus grand naturel possible, le bras afin de lui demander si cette visite lui plaisait toujours.
- Et des fourrures comme celles-là là-bas, dame Sybille ? Disait Gauthier avec un entrain tout à fait suspect, vous en avez de telles à Châteauroux ? Cela vous plairait-il d'en recevoir en cadeau ou jugeriez-vous cela un peu surfait ?
Devant l’œillade de son seigneur, Brienne n'insista pas davantage et s'éloigna pour laisser Henri seul en compagnie de Sybille, aussi seuls qu'on pouvait l'être entouré d'une foule de plus en plus dense à mesure que l'on s'approchait d'une grande place bordée de maisons à colombages, laquelle foule poussait de nombreux cris de surprise. On distinguait de moins en moins les étals qui présentaient laines, vins ou pièces d'orfèvrerie et Henri serra encore davantage le bras de Sybille pour ne pas la perdre. On le reconnut à son passage aussi parvinrent-ils à se frayer un chemin jusqu'aux premiers rangs où ils purent enfin voir ce qui attisait la curiosité de ces bonnes gens.
- Oh, souffla Henri en faisait un pas en arrière, prêt à faire passer Sybille dans son dos pour la protéger si nécessaire.
Un vieil homme, visiblement ravi de l'attention qu'on lui accordait, présentait au public une bête très étrange qui ressemblait à un énorme chat sinon que son pelage or était parsemé de tâches noires et orangées. Il s'était allongé au sol et baillait comme s'il était las de toute la curiosité qu'il déclenchait, montrant à tous d'énormes crocs plus gros que des poignards.
- C'est un léopard, monseigneur, l'apostropha le vieux en reconnaissant le comte à son costume, il vient tout droit d'Arabie et il est plus dangereux que n'importe lequel de nos ours !
Henri voulait bien le croire et un sourire émerveillé s'accrocha à ses lèvres pendant qu'il se tournait vers Sybille pour faire partager son admiration.
- J'ai toujours l'impression de retomber dans l'enfance devant ces animaux fantastiques, pas vous ? Il me semble qu'il sort d'un songe d'enfant car seul un enfant pourrait imaginer une telle bête... Et il est toujours étonnant de voir à quel point les lambeaux de nos rêves dépassent toutes nos attentes quand ils deviennent réels, lui expliqua-t-il, les yeux brillants.

Au bout de quelques minutes, le comte et sa compagne revinrent sur leur pas pour retrouver le reste du groupe qui était resté devant des étals consacrés aux vêtements et où dame Quéruel retrouva Henri pour lui louer les mérites des marchands et la beauté de leurs objets. Elle insista tant et si bien sur la qualité des cerclets que le comte finit par lui en offrir un, doré pour mettre en valeur sa chevelure brune alors que Sybille s'était à nouveau éloignée pour fureter. Alors que dame Quéruel essayait son cerclet par-dessus son voile, Henri se prit à penser qu'elle ne valait pas la moitié de Sybille. Cette prise de conscience fut pour lui comme une gifle mais à côté de la gentillesse, de la grâce et de la beauté de la dame de Déols, toutes faisaient pâle figure. Légèrement troublé par ce constat, il partit rejoindre la jeune femme qui s'était arrêtée devant un petit étal sur lequel s'entassaient divers objets venus d'Orient, plus ou moins curieux comme cet astrolabe et ces pendules dont on ne savait pas réellement ce qu'elles indiquaient.
- Avez-vous trouvé quelque chose digne de votre intérêt, ma dame ? Chuchota Henri en se matérialisant à ses côtés, ce qui la fit un peu sursauter.
Elle allait répondre quand le vendeur se redressa derrière ses objets et eut une exclamation de joie en reconnaissant celui qui s'était arrêté devant lui. C'était un vieux marchand dont la peau burinée indiquait qu'il avait beaucoup baroudé et dans des contrées beaucoup plus ensoleillées que la Champagne au mois de mai. Tous les ans, invariablement, il était présent pour la foire de Saint-Quiriace et tous les ans, il voyait Henri et sa fratrie s'arrêter devant ses curiosités, même si les enfants qu'ils avaient été avaient bien grandi.
- Ça alors, comte Henri ! S'écria-t-il d'un ton bourru, avec une familiarité que nul d'autre ne se serait permis, vous ici ! Et avec une jolie dame en plus !
Sur ces mots, il adressa un clin d’œil au jeune homme et mit en avant les médaillons et les autres objets en or ou en bois précieux qu'il avait à sa disposition.
- Il s'agit de...
- Vous savez, chère dame, que je connais le comte Henri depuis des années, le coupa le vieux marchand d'un air débonnaire, il était haut comme trois pommes quand il est venu avec sa sœur Marie pour la première fois à la foire, mais je ne l'ai jamais vu avec une aussi jolie dame à son bras, ça pour sûr ! C'était un petit garçon curieux de tout, il voulait à tout prix tout voir et tout toucher, une calamité ! Et il protégeait sa petite sœur aussi, c'est qu'ils avaient échappé à la surveillance de l'homme de leur père. Et quand le montreur d'ours s'est approché, petit comme il était, il a voulu montrer qu'il n'avait pas peur et qu'il pouvait aller toucher lui-même l'ours... Je ne vous raconte pas la frayeur qu'il nous a faite !
Pendant le temps de ce petit discours, Henri avait considérablement rougi mais il n'avait pas baissé les yeux et son rire s'échappait en se souvenant de cet épisode qui avait failli lui valoir un étranglement de la part de son père si celui-ci n'avait pas déjà eu considérablement peur pour sa vie.
- On a réussi à le sauver heureusement, je vous raconte pas si la réaction du vieux comte sinon, pas commode le comte Thibaud ! Pour lui changer les idées, je lui ai offert un objet en ivoire au gamin... C'était quoi déjà, comte Henri ?
- Un lion en ivoire, je l'ai offert à ma sœur, répondit Henri en souriant avant de changer (subtilement) de sujet en se retournant vers Sybille, quelque chose vous ferait plaisir, ma dame ? Laissez-moi vous offrir l'un de ces colliers, ils sont magnifiques, regardez ce bleu...
- Tous avec de véritables pierres précieuses d'Orient, précisa le marchand, retrouvant son attitude de vendeur.
Le comte s'était penché sur les bijoux et en frôlait quelques-uns, parmi les plus beaux, de son index pour les désigner à Sybille. Mais devant le manque de réaction de cette dernière, il releva la tête et lui adressa un sourire, espérant, de ce fait, la convaincre de le laisser lui offrir un cadeau. Soudain, ce présent lui semblait d'une importance considérable et il lui paraissait qu'un refus aurait la même valeur qu'un affront.
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Sybille de Déols
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Si la comtesse de Blois, dont l’esprit était assailli d’émotions et de questions qui n’auraient jamais dû la troubler comme elles le faisaient, ne pouvait avoir totalement oublié le motif premier de sa présence en Champagne, le moment où il lui fallut redescendre sur Terre n’en fut pas moins brutal. Elle avait vu arriver de loin ce grand homme aux cheveux blanchissants et aux rides bienveillantes, deviné avant même qu’il ne prenne la parole pourquoi est-ce qu’il venait vers elle avec ce sourire rassurant aux lèvres et en l’observant, se rappela soudain de la raison pour laquelle elle avait d’abord dit à Aymeric qu’elle ne le suivrait pas jusqu’à Troyes : cela ne ferait que rendre les adieux plus difficiles. Cet argument s’était bien vite envolé face à l’impatience qui l’avait saisie à l’idée qu’elle pourrait revoir le comte de Champagne, mais tandis qu’elle observait le jeune garçon s’éloigner, alors même qu’elle se doutait qu’ils se reverraient avant la fin de son séjour à Provins, Sybille fut rattrapée par l’appréhension qui, déjà à Châteauroux, lui avait serré le cœur en songeant à quelle séparation il lui faudrait se résoudre. Son garçon ne serait plus avec elle, il ne hanterait plus les couloirs de la vieille forteresse de Déols. Elle ne pourrait plus avoir l’œil sur lui, ni veiller son sommeil lorsque le sien la fuyait, ni tout simplement le voir grandir alors qu’elle s’était longtemps bercée de l’illusion qu’elle parviendrait à le garder auprès d’elle, lui apprendre ce qu’elle savait et le voir faire ses propre découvertes et ses propres armes pour le reste. L’espace d’un instant, la jeune mère se souvint qu’elle n’avait jamais voulu de cette séparation qui lui nouait la gorge d’avance, qu’on ne lui avait pas laissé le choix et ces considérations-là figèrent le sourire qui s’était épanoui sur ses lèvres depuis que la petite troupe menée par le parrain d’Aymeric avait fait son entrée dans Provins, tandis que l’enfant suivait sans se retourner le vieil homme qui lui avait tendu la main, presque fièrement, comme s’il avait conscience du regard de sa mère posé sur lui, et compris qu’il quittait désormais l’âge où il pouvait se tourner vers elle et courir dans ses bras à la moindre inquiétude. Cette attitude rassura Sybille autant qu’elle lui pinça le cœur, la laissant ballotée entre le chagrin d’une séparation qui viendrait trop vite et la fierté qu’elle ressentait en voyant se dessiner dans l’ombre de son garçon le seigneur qu’elle avait toujours souhaité en faire, et qu’il deviendrait sans le moindre doute, même si elle ne serait plus là pour y veiller. En dépit de leurs conflits passés (et qui lui semblaient alors bien lointains) et de ses réticences à laisser partir Aymeric, la dame de Déols faisait confiance au comte de Champagne sur ce point. Il lui semblait qu’elle le connaissait assez, et en avait bien assez vu lors des deux derniers jours pour pouvoir compter sur lui, ce qu’elle lui fit savoir en essayant de rendre sa voix plus légère que son cœur ne l’était réellement.  
« Je vous promets de prendre soin de lui comme s'il était mon propre fils, répondit Henri, il sera traité comme le seigneur qu'il est et il retournera à Châteauroux en chevalier, ce chevalier qu'il désire tant être... Et qui combat les dragons sans être effrayé la moindre seconde ! »
Sybille eut un vague éclat de rire, mais sans enthousiasme, et acquiesça avec soulagement à la proposition de Marie de Bourgogne de se donner un peu de temps avant d’aller parcourir les étales des marchands qui profitaient de la grande foire pour exposer leurs marchandises aux badauds curieux. Sybille ne put toutefois s’empêcher de lancer un dernier regard dans la direction dans laquelle Aymeric s’était éloignée, et le cœur un peu lourd, adressa un dernier regard au comte avant de suivre la jeune servante qui devait lui montrer ses appartements.

La mine de la comtesse de Blois s’éclaircit cependant assez rapidement et, désireuse de faire bonne impression, Sybille retrouva vite sa bonne humeur au moment de quitter le palais, malgré la légère déception que lui causait l’absence d’Henri et qu’elle préféra ne pas chercher à comprendre. L’atmosphère qui régnait dans la ville ne laissait de toute façon que peu de place aux sombres pensées. Autour de la petite troupe des dames, tout était festif et la jeune mère se laissa bientôt gagner par l’enthousiasme ambiant que les trouvères qui bondissaient soudain au milieu des larges rues bordées d’échoppes se plaisaient à alimenter à grand renfort d’acrobaties rythmées par le tintement des grelots qui ornaient leurs chapeaux colorés, acrobaties toujours plus impressionnantes à mesure qu’ils reconnaissaient quelles dames constituaient leur public. Provins toute entière, depuis le plus haut échafaudage du chantier que l’on devinait non loin jusqu’aux dernières maisons de la ville basse, semblait en fête, impression renforcée par le mélange sans cesse en mouvement de couleurs, de produits, d’odeurs ou même parfois de langues qui poussait Sybille à poser les yeux partout où elle le pouvait, constatant à chaque instant que la réputation des foires qui avait voyagé jusque dans le Berry n’était pas volée, bien au contraire. Conquise, elle en oublia finalement pour un moment le départ d’Aymeric, les remarques et les questions méfiantes d’une dame Quéruel qui ne l’aimait visiblement pas, et quoi qu’elle ne cessât pas de chercher à reconnaître dans la foule le visage d’Henri, se laissa même volontiers entraîner par les sœurs de ce dernier au plus près des étales dont les marchands rivalisaient de ruses et d’annonces alléchantes pour attirer leur attention sur les étoffes luxueuses dont ils vantaient avec force enthousiasme les innombrables qualités. L’homme dont les trois dames examinèrent les marchandises avec intérêt leur assura même qu’il possédait là ce qu’il se faisait de mieux, ce qu’Isabelle était visiblement disposée à lui accorder tandis que Marie, de son côté, tentait sans trop de difficulté de convaincre Sybille de se laisser tenter, si bien qu’elles étaient toutes les trois penchées avec tout le sérieux du monde sur les deux bouts de soie précieuse lorsque l’arrivée d’Henri les interrompit. La dame de Déols ne put s’empêcher de laisser son regard s’attarder sur lui, notant qu’il avait troqué son habit de voyage pour des vêtements d’apparat, que la légère barbe qui lui couvrait les joues quelques moments plus tôt avait disparu, transformant le jeune homme penché sur les plans de son palais en comte, dans toute sa splendeur, et elle se prit à songer que cette image là n’était en rien moins agréable que la précédente, d’autant qu’il répondit à son exclamation par un large sourire, de ce qui la laissaient si facilement rêveuse. Elle n’en eut cependant guère le temps cette fois car Marie, après leur avoir jeté un regard, plaça sous le nez de son frère les deux morceaux de soie en lui demandant son avis sur le débat qui les occupait depuis plusieurs minutes. Sybille ne put ni s’empêcher de rougir ni de baisser les yeux, troublée à l’idée qu’il puisse avoir une préférence, et que celle-ci pourrait influencer sa propre décision.
« Dame Sybille, vous seriez à votre avantage dans n'importe quelle robe quelque soit sa couleur, mais s'il me fallait choisir à votre place, j'opterais pour le bleu, trancha finalement le comte sous l’œil curieux d’Isabelle, inquisiteur de Marie et plus gêné de Sybille. Cela irait parfaitement avec vos yeux... ajouta-t-il. Vos yeux sont bleus, pas tout à fait bleus comme ce tissu mais par conséquence... »
Il y eut entre les quatre jeunes gens un court instant de silence, durant lequel la dame de Déols ne sut que répondre et se contenta de baisser le regard sur les deux étoffes, sans pouvoir retenir une esquisse de sourire. Ce fut finalement l’intervention de dame Quéruel qui mit fin à cette situation pour le moins gênante en apparaissant soudain aux côtés du comte pour le saluer avec un et une chaleur qui agacèrent aussitôt Sybille, avant de l’entraîner un peu plus loin, non sans une œillade méfiante en direction de cette dernière. La dame se détourna finalement pour revenir aux morceaux de soie que tenait toujours la duchesse de Bourgogne.
« Alors, dame Sybille, avez-vous décidé ? lança Isabelle.
- Et bien… répondit l’intéressée en faisant mine de réfléchir, d’un ton qui se voulait détaché, puisqu’il nous l’a donné, autant nous fier à l’avis de votre frère, qu’en pensez-vous ?
- Je savais qu’il nous éclairerait... lança Marie non sans avoir froncé les sourcils. »
Sybille tenta d’ignorer le plaisir que lui causait l’idée que ce vêtement pourrait peut-être plaire au comte qui lui avait prêté assez d’attention pour donner un tel avis et se tourna vers le marchand pour lui annoncer son choix. Elle laissa Cyrielle (qui avait visiblement la tête ailleurs et arborait un grand sourire) s’occuper des mesures et de tout ce qui s’en suivait et enfin les trois dames s’éloignèrent de l’échoppe, suivant le comte et le reste du petit groupe.

La dame de Déols ne put s’empêcher de jeter un regard devant elle pour se rendre compte qu’Henri conversait toujours avec dame Quéruel dont il avait pris le bras et ne résista pas à l’envie de demander à Isabelle avec laquelle elle discutait qui était cette femme qui accaparait l’attention du jeune homme.
« Dame Quéruel ? Je dois vous avouer que je ne sais plus exactement d’où elle nous vient, mais mon frère aime à porter ses couleurs lors des tournois, c’est sa dame de cœur, répondit Isabelle avec légèreté, sans s’apercevoir de la moue qui tordit un instant les lèvres de Sybille. »
Celle-ci se rembrunit légèrement tout en songeant qu’elle n’avait aucune raison valable d’en être agacée, et allait se tourner vers un nouvel étal quand une nouvelle silhouette se dessina à côté d’elle. Elle resta un instant perplexe en reconnaissant Gauthier de Brienne qui, la tête tourné vers l’arrière de la troupe, mit un instant à lui adresser la parole alors qu’il souhaitait visiblement lui parler.
« Oh comtesse, vous êtes là, s’exclama-t-il en tournant enfin la tête vers elle, presque surpris de se trouver à ses côtés. Pardonnez-moi de vous déranger mais j’aimerais vous demander un conseil, ajouta-t-il plus bas. Je cherche présent et j’aimerais savoir ce qu’il vous plairait de recevoir... enfin, ce n’est pas pour vous offrir un présent, évidemment, mais vous êtes une dame, et c’est pour une autre dame… ajouta-t-il précipitamment. »
Il avait l’air à la fois si gêné et si fier de son idée que Sybille, passé le premier instant de perplexité, ne put qu’esquisser un sourire amusé et lui demander s’il avait quelque chose en tête, non sans jeter parfois quelques regards autour d’elle pour observer le reste du groupe, et surtout Henri, quoi qu’elle s’en défendît, pendant que Gauthier tentait de lui expliquer qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qui pourrait plaire à une femme et lui désignait différents produits pour lui demander si elle aurait apprécié le présent. La dame de Déols n’était à vrai dire guère plus inspirée que son compagnon, dont l’enthousiasme lui échappait et dont elle ne vit pas les fréquentes œillades en direction de l’arrière du groupe où Cyrielle tentait de faire la conversation au sénéchal de Champagne, trop occupée à observer ce qui se passait devant elle.
« Et des fourrures comme celles-là là-bas, dame Sybille ? demandait toujours Brienne, vous en avez de telles à Châteauroux ? Cela vous plairait-il d'en recevoir en cadeau ou jugeriez-vous cela un peu surfait ? »
L’intéressée allait faire mine de s’intéresser aux fourrures en question répondre quand son regard croisa enfin celui d’Henri, débarrassé de sa compagne, qui revenait vers eux et pris le bras de la jeune dame tandis que Gauthier avait la bonne idée de s’éloigner. Sybille, ravie, en profita pour s’enthousiasmer de cette visite auprès du comte qui la guida dans la foule qui semblait de plus en plus nombreuse à mesure qu’ils avançaient vers une petite place d’où s’élevaient de nombreux cris de surprise et d’admiration. Reconnaissant visiblement leur seigneur, les curieux laissèrent les deux jeunes gens se frayer un chemin, ce qui n’empêcha pas Henri de serrer un peu plus le bras de la dame qui s’obligea à regarder droit devant elle pour ne pas s’en troubler alors qu’ils parvenaient enfin jusqu’aux premiers rangs. Là, la surprise les cloua un instant sur place, et Sybille, qui se retrouva sans réellement savoir pourquoi placée derrière le comte, détailla avec de grands yeux la créature qui s’offrait à ses yeux et suscitait de nombreux commentaires plus ou moins effrayés alimentés par les exclamations d’un vieil homme qui tournait autour de la bête en la présentant à son public, un grand sourire aux lèvres. La dame de Déols, le premier instant de surprise passé, se glissa aux côtés d’Henri pour voir de plus près l’énorme chat à la mâchoire aussi impressionnante que sa taille, vision qui attira sur son visage une expression émerveillée.
« C'est un léopard, monseigneur, s’exclama le vieil homme qui avait visiblement reconnu le comte, il vient tout droit d'Arabie et il est plus dangereux que n'importe lequel de nos ours ! assura-t-il malgré l’air tout à fait nonchalant de sa bête qui bailla une seconde fois en ignorant superbement ses admirateurs.
- J'ai toujours l'impression de retomber dans l'enfance devant ces animaux fantastiques, pas vous ? lança Henri, un grand sourire aux lèvres, en se tournant vers sa compagne qui hocha la tête. Il me semble qu'il sort d'un songe d'enfant car seul un enfant pourrait imaginer une telle bête... Et il est toujours étonnant de voir à quel point les lambeaux de nos rêves dépassent toutes nos attentes quand ils deviennent réels.
- Je n’aurais jamais imaginé me retrouver réellement face à une telle créature, souffla-t-elle en s’attardant un instant sur les deux yeux bruns brillants d’Henri. Il est superbe ! »
Le vieux montreur adressa à la dame un regard tout enorgueilli et ravi de susciter un tel enthousiasme, se retourna vers le léopard pour l’attirer vers lui. Le majestueux félin, après un instant d’hésitation comme s’il se demandait s’il allait obéir ou non, se redressa et s’approcha de son maître au plus grand désespoir d’un garde qui avait accompagné Henri et Sybille et qui voulu ordonner au montreur de faire reculer sa bête. La dame de Déols leva les yeux au ciel et, poussée par la curiosité, passa devant le garde pour s’approcher de quelques pas sous le regard méfiant de ce dernier qui finit par décréter qu’elle n’avait visiblement pas besoin d’être protégée. En effet, bien loin d’être effrayée, Sybille osa approcher lentement la main de l’animal, se ravisa un instant en le voyant approcher la tête puis, un sourire en coin aux lèvres, tendit à nouveau le bras pour effleurer le pelage doré du léopard qui se contenta de ce qui ressemblait à un énorme ronronnement.
« Voilà une bête bien féroce, en effet, lança en riant la dame au montreur. »
Elle adressa un grand sourire amusé à Henri pour l’inviter à l’imiter en assurant qu’on croirait caresser un gros chat, et ce malgré les récriminations du garde qui finit par reculer d’un pas, boudeur. Finalement, le gros chat en question secoua la tête et s’éloigna pour retourner s’allonger quelques pas plus loin, si bien que le jeune comte et sa compagne finirent par quitter le groupe de curieux à leur tour et retrouver le reste du groupe.

« Voyez-vous souvent de tels animaux durant les foires ? demandait Sybille, pleine d’enthousiasme, je n’en ai jamais vu d’aussi impressionnants ! »
Elle aurait pu continuer longtemps, mais la silhouette de dame Quéruel se dessina comme par enchantement à leurs côtés, et elle s’adressa avec tant d’assurance au comte de Champagne que la dame de Déols, agacée à nouveau, finit par faire mine de s’intéresser à quelques belles ceintures de cuir tout droit venues de Cordoue pour les abandonner. Elle les observa quelques instants sans réellement s’y intéresser et voyant Gauthier se diriger vers elle, se décida à aller voir un peu plus loin, car elle n’avait toujours pas d’idée de cadeau à lui conseiller et se voyait déjà le renvoyer vers la dame de cœur d’Henri qui, elle, savait visiblement bien ce qui pourrait lui plaire comme en témoignait son empressement à louer la beauté des cerclets devant lesquels elle s’était arrêtée. L’œil de Sybille fut attiré par un étal un peu plus loin, recouvert d’objets pour le moins curieux. Le marchand ayant brusquement disparu derrière sa marchandise, elle s’approcha en silence, intriguée et détailla les instruments et autres curiosités qui lui évoquaient de lointaines contrées déployée sous ses yeux. Elle finit par s’y intéresser assez pour oublier un instant ce qui se passait autour d’elle, et détaillait avec minutie une drôle de pendule qui semblait tout indiquer sauf l’heure quand une ombre apparu soudain à ses côtés.
« Avez-vous trouvé quelque chose digne de votre intérêt, ma dame ? murmura la voix d’Henri. »
Sybille sursauta légèrement, surprise et par réflexe, tourna la tête vers lui, ce qui eut pour effet de la laisser un instant muette et immobile tant leurs deux visages étaient proches, et n’eut d’autre réaction que de reculer d’un petit pas, résistant à une impulsion peu avouable. Troublée, elle détourna le regard, et cherchait quoi répondre quand le marchand qui fouillait jusque là sous son étal jaillit comme par magie de derrière celle-ci.
« Ça alors, comte Henri, vous ici ! Et avec une jolie dame en plus ! s’exclama-t-il en poussant tout naturellement devant lui une planche de bois ornées de médaillons précieux avant de reprendre, avec un clin d’œil et sans laisser à qui que ce soit le temps de lui couper la parole. Vous savez, chère dame, que je connais le comte Henri depuis des années, il était haut comme trois pommes quand il est venu avec sa sœur Marie pour la première fois à la foire, mais je ne l'ai jamais vu avec une aussi jolie dame à son bras, ça pour sûr ! Il adressa un grand sourire à la dame en question, qui le remercia vaguement du compliment en osant un regard en coin vers Henri. C'était un petit garçon curieux de tout, il voulait à tout prix tout voir et tout toucher, une calamité ! Et il protégeait sa petite sœur aussi, c'est qu'ils avaient échappé à la surveillance de l'homme de leur père. Et quand le montreur d'ours s'est approché, petit comme il était, il a voulu montrer qu'il n'avait pas peur et qu'il pouvait aller toucher lui-même l'ours... Je ne vous raconte pas la frayeur qu'il nous a faite ! »
Sybille ne put s’empêcher d’éclater de rire, et se tourna cette fois franchement vers le comte qui partageait son hilarité, quoi qu’un peu gêné.
« Les petits chevaliers n’ont peur de rien, c’est bien connu ! lança-t-elle.  Décidément comte, auriez-vous une passion cachée pour les ours ? ajouta-t-elle avec un sourire entendu, en faisant évidemment référence au malheureux incident dont avait été victime un certain seigneur de Loches.
- On a réussi à le sauver heureusement, reprit le marchand sans comprendre, je vous raconte pas la réaction du vieux comte sinon, pas commode le comte Thibaud ! (Sybille esquissa une moue éloquente) Pour lui changer les idées, je lui ai offert un objet en ivoire au gamin... C'était quoi déjà, comte Henri ?
- Un lion en ivoire, je l'ai offert à ma sœur, répondit Henri avant de se tourner vers la dame de Déols, quelque chose vous ferait plaisir, ma dame ? Laissez-moi vous offrir l'un de ces colliers, ils sont magnifiques, regardez ce bleu...
- Tous avec de véritables pierres précieuses d'Orient, ajouta le marchand avec sérieux. »

Sybille resta un instant silencieuse, suivant du regard les doigts du comte qui effleuraient de magnifiques pendentifs, hésitante. Encore une fois, elle sut qu’elle se devait de refuser, car elle sentait confusément qu’un tel cadeau n’arrangerait en rien les sentiments qui la troublaient, mais Henri leva la tête et lui adressa un sourire, mettant à mal ses faibles résolutions, et elle ne protesta que vaguement qu’elle ne pouvait accepter un présent pareil, avant de se laisser convaincre. Pourquoi refuser, après tout il n’y avait là rien de mal, du moins, c’est ce dont elle chercha à se persuader en se rapprochant des bijoux. Elle les observa un instant jusqu’à se saisir doucement d’un tour de cou à l’or finement ouvragé, orné d’une belle pierre bleue tâchée de doré.
« Qu’en pensez-vous, comte ? osa-t-elle en levant les yeux vers lui, un petit sourire aux lèvres.
- Il s’agit de lapis-lazuli, une des pierres les plus précieuses d’Orient, assura le marchand, c’est un très beau choix ma dame ! Mais vous devriez l’essayer, il n’y a pas de meilleur moyen pour vous décider. »
Sybille acquiesça et sans réfléchir, se tourna vers Henri pour qui l’aide à attacher le bijou, ne réalisant son erreur que lorsqu’elle le lui eut tendu et lui tourna le dos. Elle réprima un frisson peu convenable en le sentant soulever ses cheveux, de même que lorsque ses mains effleurèrent légèrement la peau de sa nuque, bien trop troublée pour s’empêcher de songer, furtivement, qu’il s’éloigna bien trop vite. Essayant de dissimuler la rougeur qui avait coloré ses joues, elle se saisit de la petite glace que lui tendit le marchand en caressant la pierre polie qui brillait désormais autour de son cou.
« Vous étiez fait l’un pour l’autre, ma dame, s’exclama l’habile marchand, n’est-ce pas comte Henri ? »
Encore troublée, Sybille se tourna vers le comte pour recueillir son avis puis annonça que son choix était fait, pour le plus grand plaisir du marchand.
« Je vous remercie, lança-t-elle sincèrement à l’intention du jeune homme.
- Ça pour sûr, c’est un beau présent, une pièce unique, vous n’en trouverez pas un pareil à la cour ! Mais dites-moi, puis-je demander à quelle dame le comte a la chance de pouvoir offrir de tel cadeau ? ajouta-t-il avec un clin d’œil qui montrait assez ce qu’il avait derrière la tête. »
La jeune femme allait répondre, mais une voix qui l’apostropha se chargea de le faire à sa place.
« Ah comtesse, j’ai une nouvelle idée… annonça Gauthier en s’approchant. Il ne put aller plus loin car le marchand, ouvrant de grands yeux, se tourna vers Henri et Sybille.
« Comtesse ? Pardonnez-moi, mais j’ignorais… comment puis-je avoir manqué la nouvelle de votre mariage, comte Henri ? s’étrangla-t-il, sans voir que dame en question se raidissait.
- Comtesse de Blois, le corrigea-t-elle précipitamment, ignorant l’amertume qui la saisit, je suis l’épouse du comte Thibaud, ajouta-t-elle plus bas. »
Le vieil homme la dévisagea un instant, puis son sourire s’éclaira à nouveau et avec enthousiasme, il demanda où se trouvait Thibaud qu’il n’avait pas eu l’occasion de voir depuis longtemps et qu’il avait également connu haut comme trois pommes, l’épisode de l’ours en moins.
« Le comte est à Blois, je suis venue seule pour… accompagner mon fils qui va demeurer à Provins. »
Il y eut un nouvel instant de silence durant lequel le marchand observa tour à tour le comte et sa compagne, fronça les sourcils puis prétendit platement qu’il en était désolé, et qu’il espérait qu’elle pourrait saluer le comte de Blois de sa part. Sybille le lui promit, et avisant une échoppe un peu plus loin proposa à Henri d’aller la voir de plus près, alors que Gauthier avait finalement renoncé (momentanément) à lui demander ses conseils et s’était éloigné, comprenant visiblement qu’il interrompait quelque chose.

On salua rapidement le marchand après l’avoir remercié de ses bons conseils et pressée de se soustraire au regard à la fois perplexe et inquisiteur de vieil homme, Sybille entraîna le comte de Champagne avec elle vers l’étale en question. Elle garda un instant le silence, perturbée par les nouveaux regrets qui l’avaient saisie au souvenir de l’alliance qui brillait toujours à son doigt, des regrets bien différents de la rancœur qu’elle nourrissait à l’égard de son époux et qui n’aurait jamais dû la hanter. Le temps d’arriver devant les bacs d’épices qui avaient attiré son attention, elle observa Henri à la dérobée, pour guetter une pensée, une réaction sur ses traits sans réellement savoir ce qu’elle attendait, mais de nouveau troublée par la caresse involontaire de ses mains sur sa nuque, détourna le regard et adressa un sourire avenant au vendeur qui les salua après avoir également reconnu le comte. Sybille, qui avait plus cherché un prétexte pour mettre fin à l’instant de gêne précédent que réellement voulu s’intéresser de près aux épices proposées par le marchand observa un instant l’étal coloré dont s’échappaient des dizaines d’odeurs différentes et entêtantes.
« J’ai l’impression qu’il en vient toujours de nouvelles, lança la jeune dame au comte en se penchant sur un petit bac rempli d’une poudre qu’elle ne connaissait pas. Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle au marchand.
- Il s’agit de gingembre, ma dame, voulez-vous sentir ? »
Elle hocha la tête et tendit le bras pour qu’il en dépose une petite pincée au creux de sa main, avant de s’y pencher. Elle plissa un instant le nez, surprise par l’odeur, et proposa à Henri de s’approcher pour la découvrir également en lui tendant sa paume.
« Les Arabes lui prêtent de nombreuses vertus, ils disent aussi qu’il excite l’amour, ajouta le marchand avec un petit sourire vendeur. »
A ces paroles, Sybille, qui avait croisé le regard d’Henri, redressa vivement la tête et laissa échapper un éclat de rire un peu nerveux avant de laisser retomber la petite poudre dans le bac approprié.
« Drôle de croyance, commenta-t-elle pour dire quelque chose. »
Ils s’attardèrent encore quelques minutes, jusqu’à ce qu’Isabelle qui se trouvait non loin ne les rejoigne, aussitôt imitée par Gauthier qui se désespérait visiblement de trouver un cadeau approprié après avoir lancé de long regards déçus sur les colliers du vieux marchand de curiosités et celui que Sybille portait au cou. Le reste du groupe ne tarda pas à les retrouver, dame Quéruel en tête, qui ne put s’empêcher de féliciter d’une voix peu convaincue la dame de Déols pour le bijou qu’elle ne portait pas quelques minutes auparavant. Celle-ci l’ignora, définitivement convaincue qu’elles ne s’entendraient pas et préféra s’intéresser à une étale un peu à l’écart de la grande rue sur laquelle ils se trouvaient qui semblait être celle d’un sculpteur qui exposait quelques bibelots de bois.
« J’aimerais trouver quelque chose pour Aymeric, lança-t-elle à Henri qu’elle n’avait pu s’empêcher d’entraîner à sa suite pour le simple plaisir de voir la mine sombre de dame Quéruel. Que pensez-vous de ce dragon ? ajouta-t-elle en désignant une petite statuette qui figurait un dragon aux ailes déployées, prêt à cracher le feu qu’on leur prêtait. »
Ils furent à nouveau interrompu par Gauthier, qui s’était approché et poussa un soupir à fendre l’âme en jetant un long regard derrière lui.
« Avez-vous trouvé votre bonheur ? plaisanta Sybille après avoir récupéré le petit dragon.
-  Non, soupira Brienne, je n’ai pas la moindre idée de ce qui pourrait lui faire plaisir, et je ne voudrai pas la décevoir…
- Allons Gauthier, ce n’est pas le présent qui compte, c’est celui qui l’offre, lança Henri pour rassurer son compagnon. »
Sybille, qui avait porté sans s’en rendre réellement compte la main au collier qu’elle portait au cou et avait levé la tête vers le comte lorsqu’il avait pris la parole baissa les yeux et ôta sa main du bijou pour réajuster derrière son voile quelques mèches de cheveux déjà en place.
« En effet, quoi que vous lui offriez, si cela vient de vous, elle l’appréciera, confirma-t-elle néanmoins. »
Gauthier de Brienne les observa tous les deux un instant, perplexe, puis se rangeant à leurs arguments opta finalement pour un pendentif en bois, visiblement soulagé. Il resta encore quelques minutes à leurs côtés avant de disparaître, ce qui permit à Sybille et Henri de se rendre compte que le garde qui les avait accompagnés auprès du léopard avec disparu, ainsi que le jeune sénéchal qui traînait les pieds à l’arrière quelques moments plus tôt. On ne s’inquiéta cependant pas trop pour eux, le palais étant assez visible pour être retrouvé, et il fut finalement décidé qu’il était temps de retourner vers celui-ci, ce que l’on fit en continuant à converser joyeusement. Sybille retrouva Marie pour quelques instants, ainsi que quelques autres dames qu’elle avait déjà vues à Châteauroux, non sans glisser de temps à autres quelques regards vers le comte. Elle se trouvait à ses côté lorsque l’on décida de se séparer pour un moment, et ne put s’empêcher de lui adresser un sourire joyeux.
« Je suis ravie d’avoir pu assister à cette foire, lança-t-elle, vous aviez raison, il faut voir cela une fois dans sa vie. Elle allait le saluer et s’éloigner vers ses appartements, mais se retourna une dernière fois. Oh et merci encore pour votre magnifique présent, comte, ajouta-t-elle en portant sa main au collier. »
Elle baissa les yeux en songeant à ce qu’il avait assuré à Gauthier de Brienne et le salua, avant de tourner définitivement les talons. De nouveau, elle effleura le bijou, un présent qu’il avait tenu à lui faire, qui lui venait de lui, et cette seule pensée lui causa bien plus de plaisir qu’elle ne l’aurait dû. C’est pourtant avec un sourire rêveur aux lèvres qu’elle se laissa tomber dans un fauteuil de la chambre qu’on lui avait allouée. Les malles que Cyrielle avait dû ouvrir un peu plus tôt lui firent bien songer qu’elle ne pourrait s’attarder, mais bien vite, elle cessa de songer à un quelconque départ : il lui semblait qu’elle ne voudrait jamais partir. Un instant, elle ferma les yeux, bien consciente que cette pensée n’aurait jamais dû l’effleurer, que sa place était à Blois, auprès du frère d’Henri, mais une fois encore, elle effleura le collier qui brillait à son cou, rêveuse.
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Henri de Champagne
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Les festivités battaient leur plein dans la ville de Provins, au rythme des flûtes des jongleurs qui jouaient des airs entraînants sur lesquels ils ne se privaient pas d'accomplir maintes acrobaties, des exclamations des marchands venus là de toute l'Europe pour échanger leurs biens et repartir avec une nouvelle cargaison de produits luxueux et raffinés, des tintements des deniers que l'on pesait avec grand soin sur les balances pour éviter de se faire rouler et des cris ravis des enfants qui s'émerveillaient devant des objets ou des hommes étranges qui peuplaient leurs rues après avoir traversé tant de ces contrées merveilleuses décrites dans les contes et que seule l'imagination semblait avoir permis l'existence jusque-là. Chaque année, la foire placée sous la protection du comte de Champagne attirait plus de monde et plus de produits si bien qu'à chaque fois qu'Henri s'y rendait, il lui semblait redécouvrir les lieux avec l’œil de l'enfant qu'il était la première fois qu'il avait pu visiter les étals par lui-même, avec sa jeune sœur Marie, et qu'il avait échappé à la surveillance du garde auquel Thibaud IV avait confié les chenapans, lequel garde avait fini, selon une légende persistante, dans la fameuse tour aux prisonniers qui surplombait la ville du haut de la motte castrale pour ne plus jamais en ressortir. Mais en ce mois de mai, en ce printemps flamboyant, saison où l'on ressortait les armes et les chevaux, où refleurissaient les jardins et où naissait l'amour, Henri avait l'impression que jamais la fête n'avait été aussi grandiose, la foule souriante, l'atmosphère légère et badine. Jamais son cœur n'avait été si joyeux de se promener au cœur des étals de ce marché réservé aux curiosités, ces objets souvent inutiles mais qui rendaient l'existence moins vide de sens et remplissaient la tête de rêves, jamais son sourire n'avait été aussi large qu'à l'instant où il avait pris le bras de Sybille de Déols pour la conduire à travers les grandes rues animées d'une vie palpitante, comme battant le pouls de la ville. Son attitude n'était pas entièrement due à son enthousiasme ou à son bonheur de pouvoir être fier de sa cité, à chaque instant, il épiait les réactions de la jeune femme qui découvrait tout cela pour la première fois, avec l'innocence et les yeux neufs de celle qui n'a pas eu le temps de s'habituer aux beautés de ce monde terrestre. Ses regards s'attardaient un peu trop souvent sur le visage de la dame, sur ses prunelles bleues où brillait une lueur qui aurait suffi à elle-seule à combler le cœur du chevalier, cherchant un mouvement de lèvres qui aurait été le signe de sa satisfaction. Elle était loin cette dame qu'il avait connu à Châteauroux, celle qui ne se départissait que rarement de son masque neutre et indifférent et pourtant, c'était toujours la même Sybille, celle dont il avait pensé pouvoir devenir l'ami. Le comte se prit à songer que la somptuosité de la fête, loin de la desservir et de la fondre dans cette foule bigarrée et parée de milles et un artifices, rehaussait encore sa beauté et soulignait la pâleur de son teint et la blondeur de ses cheveux, ornait son front de cette couronne invisible qui faisait d'elle la reine de la fête et des cœurs. Le pauvre chevalier qu'il était, échappant aux futiles préoccupations de sa fonction et à la fadeur de compagnes ternes qui tentaient pourtant de l'accaparer, ne pouvait résister à l'envie de lui servir d'escorte, de la guider à travers ces merveilles dans l'espoir de surprendre une expression de surprise ou d'admiration sur ses traits, comme s'il désirait partager un instant son éclat à travers sa présence. Tel un de ces papillons fasciné par la flamme de la bougie et qui ne peut s'empêcher de voler de plus en plus près d'elle jusqu'à y succomber entièrement et en perdre ses ailes. Mais Henri n'avait pas conscience du danger qui le guettait, depuis bien longtemps déjà, bien plus de temps qu'il ne pouvait le penser et dans lequel, depuis le début du séjour de la comtesse de Blois en Champagne, il se précipitait tête baissée. Il n'en avait pas conscience parce que cette tête, il la baissait sur la silhouette de Sybille et il se perdait dans ces fameux yeux d'un bleu brillant dont il n'aurait jamais voulu devoir se détourner.

A force d'avancer et de se laisser entraîner par la population, ils avaient fini par se retrouver sur une large place surplombée par de hautes maisons de pierre au pied desquelles se trouvaient des échoppes ouvertes aux quatre vents en cette journée. C'était là que les deux jeunes gens avaient fait face au léopard nonchalant au grand ravissement de son montreur qui ne cessait d'ameuter les badauds en vantant la dangerosité de son animal, aspect qu'il n'avait pourtant pas besoin de beaucoup développer puisque le léopard baillait en montrant des crocs aussi larges que des poignards. Et pourtant, sans la moindre peur, guidée par la curiosité, Sybille s'était approchée du félin pour lui tendre sa main et glisser ses doigts dans l'épaisse fourrure de l'animal. L'enfant qu'avait été Henri et qui se plaisait à impressionner sa sœur en prétendant caresser les ours, l'enfant qui n'était pas bien loin malgré les épreuves qui avaient ponctué son existence, aurait sans doute suivi la jeune femme, l'aurait peut-être devancée mais en ce cas présent, saisi par la scène qui se déroulait sous ses yeux, le jeune comte ne bougea pas immédiatement. Il avait oublié l'endroit où il se trouvait, les exclamations d'effroi qui traversaient la place, l'avertissement du garde qui les avait suivi jusque-là, non, il était seul pour admirer la grâce de cette jeune femme à laquelle seule pouvait se mesurer le splendide léopard. Il y avait une douceur dans ses gestes qui pétrifia Henri et fit battre son cœur un plus vite parce que derrière cette tendresse, elle avait la même force, la même puissance que l'animal. Elle pouvait être aussi charmante qu'un chat mais quand elle se réveillait, quand on lui faisait un affront, elle sortait les mêmes crocs et les mêmes griffes que le léopard pour se défendre. Comme lui, elle n'avait nul maître et jamais personne ne pourrait se glorifier de la posséder entièrement car derrière cette façade nonchalante, à chaque instant, le félin pouvait se retourner contre son montreur pour recouvrer sa liberté. Et il sembla à Henri, confusément, qu'il pourrait, lui, être la première victime de Sybille et qu'elle avait les moyens de lui lacérer le cœur, ce cœur qui échappait à son contrôle et qui s'affolait à de bien trop nombreuses reprises. Ce fut la voix de la jeune femme qui le ramena à la réalité lorsqu'elle l'engagea à venir la rejoindre aux côtés de la bête. Tout à sa vision, Henri pensa un instant refuser mais encore troublé, il finit par obéir malgré les injonctions du garde qui devait déjà s'imaginer rejoindre son éminent prédécesseur dans la fameuse tour aux prisonniers. La foule retenait son souffle quand le jeune homme s'approcha et leva une main pour la déposer sur le tête de l'animal qui le considéra quelques secondes avant de sembler considérer que le jeune comte n'était pas un repas bien intéressant et de se détourner.
- Un gros chat, sans doute mais le petit Phénix de vos fils ferait bien pâle figure à côté, lança le comte, amusé, à la dame avant de lui reprendre le bras pour lui permettre de s'éloigner, dois-je rajouter à vos talents la capacité d'apprivoiser des animaux sauvages ? A moins que vous ne puissiez gagner leurs cœurs comme vous le faites avec tous ?
C'était là un compliment facile mais bien sincère auquel la jeune femme ne prêta pas réellement intention, toute à son enthousiasme qui lui donnait encore quelques années de moins et qui la poussa à interroger le comte sur les curiosités que l'on voyait souvent lors des foires. Leur conversation aurait pu durer davantage si la dame Quéruel, pâle incarnation des dames de cour, n'était pas venue parler directement au jeune homme, conduisant Sybille à se détacher de lui et à s'éloigner, avec, en apparence, la même indifférence que le léopard lui avait montrée.

Le comte Henri ne put retrouver la jeune femme blonde que quelques instants plus tard, une fois libéré de la dame Quéruel en laquelle il ne parvenait pas à reconnaître les attraits qui l'avait attiré vers elle au premier abord. Sybille se trouvait devant un curieux étal sur lequel s'amoncelaient divers objets prompts à attiser l'intérêt et qui était le fait d'un vieux marchand qu'Henri connaissait bien pour l'avoir rencontré dans son enfance et qui se comportait avec familiarité avec le jeune homme ne serait-ce que parce qu'il se souvenait mieux que quiconque du petit garçon prêt à toutes les aventures qu'il avait connu. D'ailleurs, il ne put s'empêcher de raconter une anecdote qui fit rire Sybille, visiblement conquise par la gouaille du vieil homme tandis qu'un rougissement montait aux joues du jeune homme qui ne put que nier avoir une quelconque passion pour les rois des forêts, combien même ceux-ci se révélait fort utiles. Pour changer de sujet, le comte de Champagne ne put que se pencher sur les médaillons offerts aux regards des passants et proposa d'en offrir un à la dame de Déols. Cette dernière sembla hésiter un instant malgré la somptuosité des colliers ce qui serra le cœur du comte. Pourquoi pensait-elle refuser ? Ne désirait-elle pas de cadeau de sa part ? Jugeait-elle cela déplacé ? Mais Henri n'eut pas le temps de songer à d'autres hypothèses car déjà, le visage de la jeune femme s'illumina et seule une moue songeuse couvrit ses lèvres alors qu'elle faisait son choix.
- Qu'en pensez-vous, comte ? Demanda-t-elle en présentant à Henri une pierre bleue tâchée de doré qui n'était pas sans rappeler le pelage couvert de tâches sombres du léopard.
- Il est magnifique, souffla le jeune homme en se saisissant à son tout du froid collier qui se réchauffa doucement dans sa paume.
- Il s'agit de lapis-lazuli, une des pierres les plus précieuses d'Orient, affirma le marchand, ravi de voir que sa marchandise plaisait, c'est un très beau choix, ma dame ! Mais vous devriez l'essayer, il n'y a pas de meilleur moyen pour vous décider.
Avant qu'Henri n'ait eu le temps de dire quoi que ce soit, Sybille avait acquiescé et lui avait tourné le dos pour le comte puisse le lui mettre. Le jeune homme eut une seconde d'hésitation mais il s'approcha doucement pour se placer derrière d'elle et d'un geste peu assuré, il souleva son voile puis ses cheveux pour éviter qu'ils ne se faufilent dans le fermoir du collier. Un trouble l'avait saisi tout entier et il se sentait presque tremblant alors que sa poitrine se gonflait de son parfum et que sa main se glissait dans les boucles blondes qu'il avait tant de fois espéré toucher en vain. Elle était beaucoup trop proche, c'était la seule pensée qui parvenait jusqu'à l'esprit du comte et pourtant, il ne recula pas, comme saisi de la même paralysie que devant le léopard. Avec maladresse, il s'efforça d'attacher le bijou, effleurant, sans le vouloir, la nuque de la jeune femme, en un mouvement qui ressemblait bien trop à une caresse. Il ne laissa pas le temps à ses doigts de s'attarder sur la peau de Sybille comme le désir l'en avait saisi et retrouvant sa liberté, il fit quelques pas en arrière, un peu précipitamment, le souffle court, les joues rougies, se maudissant lui-même de ne pouvoir se contrôler davantage. Mais heureusement, personne ne lui prêtait attention puisque le marchand avait tendu un petit miroir à la dame pour qu'elle puisse s'admirer tout en lui adressant de nombreux compliments. Quand son avis fut requis, Henri s'était à peu près repris et abonda dans la même direction que le vieil homme. Par peur de se trahir, il n'alla pas plus loin néanmoins alors que ses lèvres brûlaient de pouvoir dire que cette pierre ne faisait que servir la beauté de la jeune femme et qu'elle était à peine aussi éclatante que ses prunelles. Ses lèvres lui brûlaient mais restèrent closes, il se contenta de hocher la tête quand elle le remercia car ce plaisir-là était bien moindre à celui de la voir porter un cadeau qu'il lui avait offert lui-même.

Ils auraient pu saluer le marchand puis s'éloigner comme pour fuir cet instant de gêne intense mais au grand désappointement d'Henri, le vieil homme ne leur en laissa pas le temps. Il s'efforça malgré tout de conserver une expression neutre tout en veillant à ne pas laisser ses regards s'égarer dans la direction de la jeune femme sans quoi ses joues auraient pu facilement redevenir brûlantes.
- Mais dites-moi, puis-je demander à quelle dame le comte a la chance de pouvoir offrir un tel cadeau ? Demanda le marchand avec un clin d’œil qui mit encore plus mal à l'aise le comte.
Il avait ouvert la bouche en même temps que Sybille pour répondre mais ce fut l'instant où Gauthier de Brienne choisit de se rappeler à leur bon souvenir en lançant un « comtesse » à la jeune femme. En d'autres circonstances, il se serait sans doute fait réprimander pour son impolitesse mais face à eux, le vieil homme avait ouvert de grands yeux étonnés et il n'eut même pas besoin de parler pour que le comte puisse se rendre compte de la terrible méprise qui venait de se produire.
- Comtesse ? Pardonnez-moi, mais j'ignorais... Comment puis-je avoir manqué la nouvelle de votre mariage, comte Henri ? S'étrangla-t-il alors que le cœur bien peu avisé d'Henri faisait un bond dans sa poitrine et que son sourire disparaissait.
- Comtesse de Blois, corrigea Sybille rapidement, sans laisser le temps à Henri de le faire lui-même, je suis l'épouse du comte Thibaud.
- Dame Sybille est ma belle-sœur, confirma platement Henri, plutôt sombre, ne pouvant ignorer totalement la douleur que lui causait cette simple phrase tandis que Gauthier, comprenant qu'il avait donné lieu à un quiproquo, tournait les talons, gêné.
Toutefois, le marchand continuait à remuer le couteau dans la plaie du comte, prenant des nouvelles de Thibaud auquel Henri avait pourtant soigneusement évité de songer, demandant où il se trouvait et fronçant les sourcils lorsque Sybille lui apprit que son époux était resté à Blois. Le comte de Champagne ne pouvait prétendre bien connaître leur interlocuteur mais il comprit très bien quelles pensées s'agitaient dans son esprit, des pensées qui répondaient à la mine sombre du comte qui se reprochait de ne pas avoir été plus convenable avec Sybille, combien même cela le faisait souffrir. Cette idée-là, au moins, lui évitait de penser à ce qui était la véritable cause de sa douleur, ce mariage qu'il avait souhaité mais qui l'emplissait de regrets bien profonds et lui faisait toujours revivre l'amertume et la nausée qu'il avait éprouvées sur cette terrasse de Blois, la nuit même des noces en question.
- Je suis certain que mon frère sera ravi d'avoir de tes nouvelles, marchand, affirma Henri en retrouvant un mince sourire et en lui souhaitant une bonne continuation alors que Sybille l'entraînait vers d'autres échoppes.
Ils gardèrent tous deux un instant le silence, le pas pressé, les songes assombris par cette simple remarque qui les avait brusquement replongés dans la réalité et les avait contraint de faire face à la vacuité de toute cette fête. Le comte s'empêchait de jeter des coups d’œil vers la jeune femme à son bras, gardant un air neutre comme indifférent à ce qui venait de se produire, il n'était, après tout, pas moins habile dissimulateur que la dame de Déols.

Le sourire d'Henri réapparut enfin lorsqu'ils s'arrêtèrent devant un étal qui présentait des dizaines d'épices aux couleurs et odeurs différentes, ces dernières se mêlant dans un parfum acre et piquant qui rappela au jeune homme son voyage en Terre Sainte, lieu où tout paraissait plus brillant et plus puissant. Sa mémoire capricieuse en avait déjà oublié l'incident précédent et il se pencha sur les petits bacs contenant les épices moulues au grand plaisir du marchand qui l'avait reconnu.
- J'ai l'impression qu'il en vient toujours de nouvelles, expliqua la dame au comte qui acquiesça, qu'est-ce que cela ?
- Il s'agit de gingembre, ma dame, voulez-vous sentir ? Répliqua l'homme en lui tendant un pincée qu'il déposa au creux de la paume de la jeune femme.
Henri l'observa sentir la poudre et eut un sourire amusé quand il la vit pincer le nez, peu habituée à l'odeur qui devait s'en dégager avant qu'elle ne lui tendit sa main pour qu'il puisse la découvrir à son tour. Il se pencha vers elle et ferma à demi les yeux pour se concentrer sur la senteur.
- Le gingembre, dites-vous ? Dit-il en se redressant, sans quitter Sybille du regard, à quoi l'utilise-t-on donc ? En cuisine ?
- En cuisine, approuva le marchand avant d'ajouter, non sans malice, les Arabes lui prêtent de nombreuses vertus, ils disent aussi qu'il excite l'amour.
Henri ne put s'empêcher de détourner son regard de la jeune femme, avec une gêne palpable et ils laissèrent tous deux échappèrent un rire un peu nerveux avant de s'éloigner encore pour rejoindre Isabelle qui se trouvait non loin, tandis que petit à petit le petit groupe venu du palais se reformait à nouveau, échangeant avec enthousiasme des commentaires sur tout ce qu'ils avaient vu. Pendant que dame Quéruel faisait la conversation à Sybille, Henri fut accaparé par la petite Adèle qui voulut absolument lui montrer quels cadeaux ses sœurs lui avaient faits.
- Je n'ai pas réussi à te retrouver, après, dit-elle d'un ton un peu boudeur, où étais-tu ? J'aurais bien voulu aller voir le léopard avec toi mais Marie n'a pas voulu que je m'approche trop... L'as-tu vu ? Il était beau, n'est-ce pas ?
La conversation aurait pu durer longtemps si Isabelle n'avait pas détourné l'attention de la petite fille en l'incitant à venir sentir les épices et si Sybille qui n'avait pas lâché le bras du comte ne l'avait pas entraîné vers un nouvel étal. A vrai dire, le jeune homme ne s'était pas rendu compte qu'il avait continué à la tenir et la légère poigne qu'il exerçait sur elle lui semblait naturelle, si naturelle qu'il eut comme un regret au moment de la lâcher pour la laisser observer les objets en bois précieux qui s'offraient à leur vue.
- J'aimerais trouver quelque chose pour Aymeric, expliqua la dame avant de poursuivre en lui désignant une statuette taillée dans le bois, que pensez-vous de ce dragon ?
- Ce serait un formidable présent pour votre fils, approuva Henri qui laissait courir son regard sur l'étal, cela lui rappellera sans nul doute quel grand chevalier il veut être. Et recevoir un cadeau de votre part lui causera un immense plaisir, termina-t-il, plus sérieux.

On procéda donc à l'achat jusqu'à ce que Brienne ne réapparaisse dans son champ de vision (Henri trouvait d'ailleurs qu'il était un peu trop présent et n'était pas loin de regretter de ne pas l'avoir laissé au palais), sans avoir encore résolu le dilemme qui le tourmentait. Un instant, le comte se demanda qui était la dame qui avait attiré l'attention de son chevalier, assez pour qu'il se mette en tête de lui offrir un cadeau et que cette recherche l'occupe tout l'après-midi. Remarquant un coup d’œil de son ami vers l'arrière de la petite troupe, il se fit la remarque que la réponse était peut-être évidente en distinguant parmi les femmes rassemblées là la suivante de Sybille.
- Je n'ai pas la moindre idée de ce qui pourrait lui faire plaisir et je ne voudrais pas la décevoir, soupirait Gauthier en baissant la tête et en époussetant de la poussière imaginaire sur son bliaud, comme un petit garçon pris en faute.
- Allons Gauthier, s'exclama le comte qui l'avait pris en pitié, avec entrain, pour lui remonter le moral, ce n'est pas le présent qui compte, c'est celui qui l'offre.
- Vraiment ? Répliqua seulement le concerné d'un air dubitatif.
Ce ne fut qu'après avoir prononcé ces paroles que le comte se rendit compte de leurs implications concrètes et il s'efforça de ne pas regarder Sybille dont il sentait la présence tout près de lui. Le trouvait-elle ridicule ? Pourtant, il était sincère et il venait d'avouer à voix haute, et à lui-même par la même occasion, ce qu'il espérait réellement derrière ce cadeau fait à la jeune femme. Certes, il y avait le plaisir que la personne concernée éprouvait à recevoir le présent mais ce plaisir-là, il était en partie dû non à l'objet en lui-même mais à l'attention de celui qui l'avait fait et qui lui en donnait toute sa valeur. Secrètement, il avait bien l'espoir que le collier eût touché Sybille et il venait de le dire devant témoins. Fort heureusement, Gauthier n'eut pas l'air de comprendre et seule Sybille osa prendre la parole :
- En effet, quoi que vous lui offriez, si cela vient de vous, elle l'appréciera.
Henri ne sut que penser de cette confirmation et il réprima les interrogations qui lui venaient à l'esprit tout comme ses sentiments pour convaincre Gauthier de la vérité de leurs affirmations. Si le jeune homme demeura perplexe quelques instants, il parut plus ou moins se ranger à leur opinion puis disparut dans la foule.
- J'espère qu'il sera bien reçu par sa dame, souffla Henri, un sourire un peu mélancolique aux lèvres parce que Gauthier avait le droit de faire la cour à la dame qu'il souhaitait, lui, en tout cas, on ne peut pas lui reprocher de ne pas avoir réfléchi à ce qui pourrait lui plaire !
Ils échangèrent quelques mots encore puis le petit groupe se décida à rentrer au palais car déjà l'air se rafraîchissait et les marchands pliaient boutique pour faire le bilan d'une nouvelle journée de festivités. On avait perdu un garde et Joinville en cours de route mais Henri avait décidé de ne pas s'inquiéter outre mesure car la ville haute était facile à retrouver par soi-même. Bientôt le comte fut accaparé par son groupe de fidèles qui lui racontèrent avec forces gestes ce qu'ils avaient fait durant la journée alors qu'Henri perdit de vue Sybille. Ce ne fut que pour la retrouver au moment où les dames allaient rejoindre leurs appartements puisqu'elle s'était retrouvée à ses côtés.
- Je suis ravie d'avoir pu assister à cette foire, lui lança-t-elle tandis que l'attention s'était détournée sur Joinville qui allait à leur rencontre dans la grande salle, taquiné par ses camarades, vous aviez raison, il faut voir cela une fois dans sa vie.
Elle s'interrompit, un sourire joyeux aux lèvres qui réchauffa le cœur d'Henri qui dut s'empêcher de lui saisir la main pour la serrer dans la sienne. Heureusement, elle s'éloigna avant qu'il ne puisse céder à une telle impulsion.
- Oh et merci encore pour votre magnifique présent, comte, ajouta-t-elle en se retournant à moitié avant de partir définitivement, laissant passer sa paume sur le bijou dans un geste qui indiquait assez quel prix elle lui accordait et qui arracha un sourire à Henri.
- Le plaisir est pour moi, répliqua-t-il avant qu'elle ne disparaisse dans les couloirs du palais emportée par le petit groupe des femmes qui laissaient encore échapper des rires et des exclamations émerveillées.
C'était terminé, elle n'était plus là et pour la première fois depuis qu'il la connaissait, Henri ressentit douloureusement cette séparation comme si on venait de le priver de celle qui lui permettait d'être complet. Pour la première fois, il souhaita ardemment pouvoir la retrouver au plus vite, abolir la distance qui les séparait comme tous les obstacles sur leur route. Et il baissa la tête à ces pensées bien peu dignes du beau-frère qu'il était.
- Alors, Joinville ? Lança-t-il en direction de son sénéchal balbutiant, dans une tentative pour se changer les idées, avoue-nous tout ! Tu avais disparu parce que tu as pris trop au sérieux mes injonctions ! Dans quelle taverne as-tu terminé la journée ?
Tandis que le pauvre garçon niait tout avec énergie, un Henri rieur se dirigea vers la grande salle, suivi par le reste de ses compagnons.

Quelques jours passèrent dans cette atmosphère de fête permanente au rythme des sorties au cœur des larges rues de la ville où artisans, marchands et jongleurs rivalisaient d'imagination pour surprendre chaque fois davantage les chevaliers et leurs dames et des repas grandioses donnés dans le palais du comte avec les plus riches bourgeois de la cité et les vassaux de la région. Henri de Champagne ne s'y trompait pas, c'était là avant tout une manière pour lui d'affirmer sa puissance – tout comme la construction de cette tour en face de son palais sur la route de Paris même si Gauthier affirmait en riant qu'il ne s'agissait là que d'une façon de garder l’œil sur les gardes et les empêcher de se perdre –, mais il n'y avait nulle honte à profiter à plein des spectacles qu'on lui offrait et de la riche nourriture qu'on lui servait. Le soir du quatrième jour passé à Provins, cracheurs de feu et acrobates s'étaient donnés rendez-vous à la table du comte, fort bien entouré à sa droite de dame Sybille de Déols et à sa gauche de dame Quéruel. Comme à son habitude, le jeune homme lançait fréquemment des regards à sa voisine blonde pour épier ses réactions, d'autant plus qu'il ne l'avait guère vue la veille, trop occupé à remplir ses offices comtaux et à rendre l'arbitrage quand des litiges apparaissaient entre les marchands, sans compter que les prisonniers confiés par Thierry d'Alsace étaient enfin parvenus à destination. Henri s'en voulait de ne pouvoir veiller sur les occupations de la jeune femme et de ne pas profiter pleinement de sa présence – même s'il se refusait à la penser temporaire –, mais, maigre consolation, il l'avait confiée à Marie et Isabelle qui s'étaient fait un devoir de prendre soin d'elle. Souvent, lors de réunions avec le garde des foires et son bouteiller, lorsque le problème lui semblait peu digne d'intérêt, il sentait son esprit s'échapper pour rejoindre la jeune femme et il se plaisait à l'imaginer dans les rues de Provins à guetter sa venue et à être déçue de voir qu'il n'avait pu se libérer. Mais c'était alors qu'il se réveillait de son songe, se traitant intérieurement d'imbécile, réprimant le trop grand espoir que nourrissait son cœur, préférant oublier plutôt que de se pencher sur ces rêveries qui en disaient pourtant long sur son état d'esprit.
- Vous nous avez manqué, seigneur, disait dame Quéruel en prenant son verre de vin, ramenant le jeune comte au présent, présent qu'il préférait infiniment à ses souvenirs car il sentait la douce présence de Sybille à ses côtés.
- Vraiment ? Réagit Henri, non sans jeter un coup d’œil à la jeune dame de Déols pour voir si elle partageait cette opinion.
- Tout à fait, la visite de la foire n'a plus le même intérêt, ronronnait la brune, d'autant que j'ai cru comprendre que vous partiez bientôt ? Nous aurons tous aimé profiter davantage de votre présence.
- Je dois me rendre à la cour de ma mère, à Bar prochainement, confirma Henri sans retirer immédiatement la main que lui avait prise dame Quéruel avant de se retourner vers Sybille : peut-être pourriez-vous m'accompagner ? Je possède là-bas un scriptorium que j'aimerais vraiment vous faire découvrir, vous qui savez apprécier les plus beaux manuscrits. Peut-être pourrais-je enfin y admirer ce que vous apportez de Déols ? Et puis... C'est sur la route pour repartir.
Il avait prononcé ces derniers mots plus doucement, comme s'il ne voulait pas être entendu mais dame Quéruel qui écoutait la conversation de toutes ses oreilles, s'exclama :
- Ah oui, quand repartez-vous, dame Sybille ?
- Ce n'est pas le moment d'en parler, rétorqua Henri sèchement alors que l'on servait le dernier service, celui des desserts composés de fruits secs venus d'Orient et qu'il reconnut comme des dattes, contentons-nous de profiter des festivités.
Visiblement, la perfidie de la dame ne s'arrêtait pas aux remontrances du comte car elle poursuivit en glissant la main sur l'épaule d'Henri, tout en s'adressant à Sybille :
- Vous n'avez pas à vous inquiéter, dame Sybille, nous prendrons soin de votre fils.

Mais l'attention du comte avait été détournée des querelles féminines de sa table et ses yeux s'étaient posés sur les musiciens qui se mettaient en place au bout d'une des deux tables alors que le vaste centre était vide. Bientôt, un air de viole retentit sous les arcades du palais comtal et les premiers couples se formèrent sur la piste de danse pour mettre en place une farandole. De partout, retentissaient les invitations des chevaliers à leurs dames et même Gauthier mena l'une de ses sœurs, l'air fier et joyeux. Le cœur un peu battant, songeant que c'était là une bonne façon de lui faire fuir dame Quéruel, Henri se retourna vers Sybille et lui suggéra avec enthousiasme :
- Savez-vous danser, dame Sybille ? Permettez-moi de vous inviter.
Il s'était levé et lui tendait la main, paume ouverte vers elle, sourire aux lèvres qui s'élargit encore quand elle répondit par l'affirmative et glissa sa main dans la sienne. Il avait tant rêvé de pouvoir la tenir à nouveau après l'avoir fait à Troyes ! Il dut néanmoins la relâcher quand ils se mirent dans la farandole et très vite, celle-ci débuta sur l'air entraînant et rapide que l'on jouait au grand ravissement des danseurs. Entre plusieurs pas à droite et à gauche, la ronde se séparait pour que les couples puissent se retrouver dans un enchaînement bien compliqué pour ceux qui n'y étaient pas habitués, et c'était visiblement le cas de Sybille qui avait sans doute appris les danses de sa région. Au départ, Henri lui posait quelques questions sur ses impressions de Provins, cherchait à savoir si elle s'y plaisait mais il renonça bien vite à lui faire la conversation pour la laisser se concentrer sur les mouvements qu'il lui fallait accomplir, riant aux éclats de la voir se débrouiller comme elle le pouvait. Ayant vaguement pitié d'elle à un moment où elle se trouvait fort loin de l'endroit où elle se devait d'être, il s'approcha doucement et la saisit par la taille pour l'aider à avancer. Son rire s'étrangla alors dans sa gorge, tandis qu'il prenait conscience qu'il la serrait tendrement contre lui, que ses mains, posées sur ses hanches, enserraient son corps gracieux, que c'était son parfum qu'il respirait à plein poumons, qu'il ne lui aurait fallu qu'un geste, un simple geste pour la prendre complètement dans ses bras, qu'il aurait suffi de se baisser pour déposer un baiser sur cette nuque qu'il avait caressée quelques jours auparavant. Mais ce ne dura qu'un instant car il fut contraint de la laisser s'éloigner pour qu'elle puisse rejoindre le groupe des femmes qui faisaient une ronde de leur côté. Resté sur place, Henri laissa son regard s'attarder sur elle, sur ce collier qui lui avait offert et qu'elle continuait à porter, sur son sourire éclatant, ses joues rougies par l'effort, ses boucles blondes qui volaient au rythme de ses sautillements et qu'elle devait régulièrement remettre derrière ses oreilles. Et ce fut alors qu'Henri cessa d'être sourd aux battements de son cœur qui s'était tant affolé qu'il lui semblait qu'il allait sortir de sa poitrine. L'évidence de ses sentiments le saisit, déchirant le voile qui s'était si longtemps attardé sur ses yeux. Peu importe qui était Sybille, peu importe sa place, les convenances, la situation, c'était vers elle que son cœur le portait. Il ne parvenait pas à la perdre du regard parce qu'il était amoureux et cette pensée le remplit de joie autant qu'elle planta une dague dans son cœur. Comment avait-il pu ne pas s'en rendre compte auparavant ? Il n'eut pas le temps d'y penser davantage car la danse se terminait et les couples se saluèrent respectueusement, sans que personne ne se sut quelle révélation venait de se produire, bouleversant la vie du jeune homme à jamais. Comme Sybille avait le souffle court, il lui proposa de la ramener à leur table, ignorait ce trouble qui lui paraissait si évident et qu'il crut être remarqué par tous.

- Vous vous en êtes bien sortie ! S'exclama Marie de Bourgogne en les voyant arriver et qui était l'autre voisine de Sybille, c'est difficile pour quelqu'un qui ne connaît pas. Êtes-vous fatiguée ? Allez donc chercher de l'eau pour dame Sybille, ordonna-t-elle en direction d'un serviteur.
Henri se laissa tomber sur son siège, le regard tourné vers sa compagne, inquiet de la savoir fatiguée et d'être la cause de cette fatigue. Il voulait lui tenir compagnie et lui faire la conversation mais déjà la petite Adèle, vêtue d'une splendide robe verte, vint lui réclamer une danse d'un ton boudeur.
- Juste une, je t'en prie, mon frère, se mit-elle à le supplier tout en sautillant.
- Très bien mais c'est bien parce que c'est toi, céda Henri non sans hésiter en considérant Sybille.
- Va, le rassura Marie, je vais m'occuper de dame Sybille pendant ton absence.
Le comte hocha la tête et à regret, se leva à nouveau pour prendre la main de sa petite sœur. Il dansa quelques temps avant cette dernière qui avait parfois tellement de mal à suivre les adultes qu'Henri finit par lui faire faire quelques pas sur le côté. Bientôt, profitant de la lassitude d'Adèle, dame Quéruel le rejoint à son tour et mit un point d'honneur à briller dans la farandole suivante. Pourtant à chaque échange qu'ils avaient, Henri se demandait comment cette jeune femme brune avait réussi à lui plaire auparavant alors qu'elle était si fade aux côtés de Sybille. Quand la danse fut terminée, il confia dame Quéruel à Gauthier qui passait par là et se dirigea d'un pas décidé vers sa table où il retrouva Sybille qui semblait de meilleure forme.
- J'espère que vous ne vous ennuyez pas, ma dame, lui glissa-t-il à l'oreille en s'asseyant.
Il lui adressa un grand sourire joyeux et sincère et ne put s'empêcher d'effleurer la paume de la comtesse en se saisissant d'un pichet de vin, songeant que jamais un aussi grand bonheur n'avait causé une aussi grande peine.
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Sybille de Déols
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Sybille de Déols


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MessageSujet: Re: [Mai 1152] "Ce qui importe, ce n'est pas le voyage, c'est celui avec lequel on voyage."   [Mai 1152] "Ce qui importe, ce n'est pas le voyage, c'est celui avec lequel on voyage." EmptyLun 19 Aoû - 22:10

L’atmosphère festive, presque enivrante qui régnait dans la cité semblait avoir sur Sybille un effet qui en aurait surpris plus d’un connaissant la dame au masque impassible, avare en sourires et peu portée à se laisser aller qu’elle était à l’ordinaire, et la comtesse elle-même avait bien conscience de l’étrangeté de son attitude trop enjouée, de son enthousiasme sincère, de ses sourires joyeux qui paraissaient vouloir rappeler la jeune femme d’une vingtaine d’année, vive et prompte à s’émerveiller de étals et autres produits tout droit sortis de contes fantastiques qui l’entouraient dissimulée derrière les traits de marbre de la dame de Déols. Tout, des marchands à la voix puissante postés derrière leurs échoppes jusqu’aux jongleurs et autres acrobates qui surgissaient parfois sur le chemin semblait rivaliser d’éclat pour attirer l’œil brillant de Sybille, mais celle-ci n’était pas dupe et savait que son comportement devait beaucoup à la présence d’Henri de Champagne, au plaisir évident qu’il prenait à lui faire découvrir sa cité et c’est ce qui la laissait parfois songeuse lorsque, trop souvent, ses regards se posaient sur la silhouette du comte, s’attardaient sur ses traits ou restaient comme  pris au piège de ses sourires qui affolaient les battements de son cœur. Il était évident que rien de ce voyage qu’elle avait entrepris au mépris des convenances ou de toute raison, que cette visite qui la laissait si sincèrement ravie n’auraient jamais eu la même saveur si elle ne les avait pas vécus aux côtés du chevalier, ce même chevalier pour lequel elle avait pourtant nourri tant de méfiance et de rancœur il n’y avait que quelques mois, voire quelques semaines auparavant et qui hantait désormais ses pensées lorsqu’elle ne se trouvait pas à son bras. Sybille en avait oublié Thibaud qu’elle n’avait pas jugé utile de prévenir avant de quitter Châteauroux et qui lui rappelait trop qui était censé être Henri pour elle désormais, et même sa proche séparation avec Aymeric car y songer, c’était aussi songer à un départ qu’elle ne souhaitait envisager pour l’heure malgré les vifs instants de troubles dont elle était saisie à de maintes reprises et qui présageaient trop bien du danger qu’elle courait à rester auprès du jeune comte plus longtemps. Un danger qu’elle avait senti plusieurs reprises déjà mais dont la conscience, furtive, lui échappait toujours un peu plus à chaque fois qu’elle rencontrait les yeux bruns d’Henri, qu’elle le sentait tout proche d’elle lorsqu’elle se trouvait à son bras ou qu’elle l’observait quand les aléas des conversations et de la promenade l’éloignaient et qu’elle devait réprimer avec une fermeté douloureuse des pensées, des regrets et des désirs peu convenables. Une fermeté qu’elle avait senti faiblir plusieurs fois et qui manqua encore de lui échapper lorsqu’elle commit l’erreur de tourner le dos au comte pour qu’il l’aide à attacher le collier qu’elle venait de choisir parmi ceux que proposait le marchand de curiosités et qu’elle sentit ses mains glisser dans ses cheveux pour les écarter, puis dans son cou afin d’y placer le bijou. Elle perdit contenance un instant, le temps de se prendre à souhaiter que les mains du jeune homme s’attardent là où elles se trouvaient, de réprimer un tressaillement qu’il l’aurait trahie et de se saisir, presque tremblante, du miroir que lui tendit le marchand pour dissimuler le trouble violent qui avait coloré ses joues, figé ses traits et fait briller son regard bien trop vivement. Il fallut quelques secondes à Sybille pour reprendre ses esprits et cesser de sentir sur sa peau la caresse des paumes du chevalier, caresse qui laissa derrière elle comme un regret troublant qui devait la hanter un long moment et rendit d’autant plus difficile à supporter la méprise du marchand, rappelant à la comtesse de Blois qui elle était et à quel point ce qu’elle ressentait alors était déplacé. L’œil inquisiteur du vieil homme aurait pu alarmer Sybille sur l’évidence du piège auquel elle se laissait prendre si elle n’y était pas déjà tombée, mais bien loin d’accepter de mettre un nom sur ce qui la troublait et rendait si suspicieux le regard du marchand comme l’avait été celui de la duchesse de Bourgogne, elle se contenta de fuir, entraînant avec elle, en dépit de toute raison, le chevalier qui faisait si aisément chavirer son cœur.

La dame de Déols passa le reste de leur promenade le long des étals à se concentrer sur l’instant présent, sans chercher à réfléchir ni à comprendre ce qui lui arrivait. Sans doute sentait-elle sans réellement en avoir conscience qu’elle aurait bien assez de temps pour y songer et, confusément, que l’insouciance dont elle faisait alors preuve en gardant à son bras le comte de Champagne pour lui montrer ces épices qui la surprenaient toujours ou le petit dragon de bois qu’elle souhaitait offrir à son fils ne lui serait plus permise. Pour la première fois, la comtesse qui avait toujours tenu à voir les choses telles qu’elles étaient se voilait sciemment la face, préférait rester aveugle et sourde comme elle le faisait depuis longtemps, bien plus longtemps qu’elle ne saurait l’imaginer plutôt que de s’interroger sur ce qui la poussait parfois à effleurer le collier qui brillait désormais à son cou et qui lui semblait avoir d’autant plus de valeur qu’Henri avait tenu à le lui offrir, si bien qu’elle ne put que baisser un instant les yeux lorsque ce dernier assura à Gauthier de Brienne que le prix d’un cadeau se mesurait à l’affection que l’on porte à celui dont on le reçoit avant d’abonder dans le même sens. Elle s’amusa de voir le pauvre indécis hésiter encore un instant avant de se décider pour un pendentif avec lequel il s’empressa de disparaître à l’arrière du petit groupe qu’elle avait presque oublié et qui se retrouvait lentement afin de revenir vers le palais malgré la disparition de deux de ses membres qui conduisit Sybille à penser que les gardes avaient bien du mal à être efficaces ces derniers temps et que ce Joinville était décidément un grand rêveur – fait amusant pour le sénéchal qu’il était. Rattrapée par les sœurs du comte de Champagne qui s’empressèrent de recueillir ses impressions sur la foire, la jeune dame fut contrainte de laisser ce dernier s’éloigner et suivit à regret les deux Champenoises sur le chemin du retour qui signait la fin d’une journée qui la laissa rêveuse malgré la conversation qu’elle tentait de tenir avec Marie de Bourgogne qui se disait ravie d’avoir enfin fait sa rencontre et de l’avoir pour belle-sœur. Sybille réprima à grand peine une moue presque contrariée à cette idée qui lui rappela encore son nouveau statut et ne put s’empêcher de soupçonner sa compagne, à laquelle elle avait jeté un regard faussement détaché, d’en avoir parfaitement conscience. Mais encore toute à sa joie d’avoir passé quelques moments avec Henri, et prompte à se réfugier derrière le voile qui lui couvrait les yeux, elle adressa un sourire charmant à Marie et reprit la conversation comme si de rien n’était jusqu’à leur arrivée au palais où elle retrouva le comte pour le saluer, avec chaleur et sincérité, la main encore et toujours attirée par la pierre bleue qui ornait son cou. De retour dans les appartements qui lui avaient été alloués, la comtesse de Blois profita d’un instant de solitude pour se laisser tomber dans un fauteuil et songer à la journée qui venait de s’écouler, non sans se prendre à espérer qu’elle aurait rapidement l’occasion de revoir Henri – ainsi que ses sœurs, qu’elle appréciait, du moins c’est ce qu’elle se força à penser dans un vague retour de lucidité sur l’inconvenance d’un tel souhait. Elle n’eut heureusement pas le temps de s’emmêler ainsi avec ses propres songes trop longtemps car rapidement, une porte s’ouvrit sur Cyrielle qui s’excusa un peu platement de son retard, prétextant qu’une conversation avec une autre servante l’avait retenue à l’extérieur. Sybille balaya l’affaire d’un geste de la main et leva les yeux vers sa suivante qu’elle allait questionner sur ce qu’elle avait pu voir ou entendre durant cette sortie, mais son regard s’arrêta sur le pendentif qui se trouvait à son cou alors qu’elle était à peu près certaine de ne le lui avoir jamais vu, et qu’elle reconnut aussitôt comme étant celui pour lequel Brienne avait eu tant de mal à se décider. Cette vision lui ôta les mots de la bouche et, ouvrant de grands yeux surpris, elle dévisagea un long instant Cyrielle qui n’osait prendre la parole qui se demandait visiblement ce qui lui arrivait.
« Mais… c’est à toi que Brienne voulait tant offrir un cadeau ? lâcha-t-elle en désignant le bijou. La jeune servante tenta bien de protester, mais Sybille la coupa. Tu ne peux pas le nier, il m’a fait part de toutes ses hésitations. Cyrielle, tu n’as rien à me dire ? »
Sous le regard à la fois surpris et inquisiteur de sa maîtresse, la demoiselle n’eut d’autre choix que de se confesser, ce qui eut au moins le mérite d’expliquer l’air rêveur qu’elle arborait depuis leur arrivée à Troyes, ses absences et d’informer la comtesse la comtesse que sa redoutable espionne était tombée sous le charme du jeune homme auquel elle avait prétendu tirer des informations. Une espionne qui n’en menait d’ailleurs pas large, mais s’en tira avec à peine un sermon amusé, avant d’être renvoyée à son office. Sybille l’observa disparaître dans la pièce attenante à sa chambre, songeuse et elle devait bien l’admettre, un peu envieuse de la liberté dont jouissait sa suivante.

La dame de Déols eut le temps de voir les explications de Cyrielle se confirmer dans les jours qui suivirent et s’écoulèrent joyeusement dans ce Provins en fête qu’elle ne se laissait pas de découvrir aux côtés du comte de Champagne et de sa cour. La foire qui se poursuivait avait toujours quelque chose de nouveau à offrir, de même que les trouvères bien décidés à impressionner les seigneurs présents ou que les marchands dont Sybille eut un aperçu complet de l’étendu des trésors qu’ils possédaient. Elle eut encore bien des occasions de s’émerveiller entre deux œillades jetées à sa suivante ou sur les rues qui l’entouraient pour guetter l’arrivée d’Henri lorsque celui-ci n’accompagnait pas immédiatement ses compagnons ou ses sœurs en ville. Plusieurs fois, elle dut dissimuler sa déception en apprenant qu’il ne pouvait se libérer, se contentant à défaut de sa présence de faire plus ample connaissance avec la duchesse de Bourgogne, Isabelle et la petite Adèle qui se faisait un plaisir de remplir la mission qui lui avait été confiée et assurait à la jeune mère qu’elle s’occupait d’Aymeric avec un sérieux dont ne manquait jamais de s’amuser Sybille qui put le constater la chose en retrouvant également son fils dont elle écouta le récit des premières aventures en se forçant à ne pas songer qu’il lui faudrait bientôt guetter ses lettres et qu’elle ne pourrait plus voir de ses propres yeux ses traits enfantins s’illuminer ou se faire boudeurs lorsqu’elle le taquinait. Elle s’évita également ainsi de songer au retour qu’il lui faudrait pourtant finir par envisager, car elle ne pouvait indéfiniment rester à Provins. C’est au matin du quatrième jour que la réalité la rattrapa, pour un temps au moins, lorsqu’on lui fit parvenir une lettre en provenance de Châteauroux. Reconnaissant l’écriture de Jehan, et sachant quelles affaires elle avait laissées en l’état lors de son départ, Sybille ouvrit aussitôt la missive dont le contenu entama pour un moment la belle humeur qui ne la quittait pas depuis une longue semaine. Le seigneur d’Ambrault, après avoir évoqué quelques points de moindre importance et rappelé avec ironie qu’elle avait promis une courte absence, l’informait que Thibaud avait passé quelques jours à Châteauroux et réglé (de la façon dont elle souhaitait le faire, certes) le litige avec l’abbé de Déols ainsi que quelques autres problèmes urgents. Contrariée, à défaut de pouvoir décemment se montrer furieuse, d’une telle ingérence dans ce qu’elle considérait comme ses affaires et dont elle lui avait bien fait comprendre qu’il devait se tenir éloigné, Sybille songea enfin à rentrer, d’autant que Thibaud avait décidé, selon les dire de Jehan, de prendre Guillaume avec lui et de le ramener à Blois, ce qui tenait cette fois clairement de la provocation car il n’avait en aucun cas à s’occuper du garçon qui n’était pas le sien, encore moins sans lui en avoir parlé auparavant. Elle se garda bien de penser qu’elle était au moins autant en tort que lui, que sa simple présence à Champagne donnait sans doute le droit au comte d’agir ainsi même si c’est bien de cette façon que Jehan concluait sa lettre et, ruminant jusqu’au soir, se promit d’évoquer la question de son retour à l’occasion du repas donné au palais, promesse qui s’envola dès l’instant où elle croisa le regard du comte et aperçut l’un de ses sourires, ravie de le retrouver alors qu’ils n’avaient guère fait que se croiser depuis la veille. Elle se garda finalement bien d’évoquer la lettre de Jehan, et ne fit que glisser quelques vagues mots sur son retour entre deux conversations bien plus enjouées avec Henri lui-même ou sa sœur Marie entre lesquels elle était assise, si bien que la mauvaise humeur qui l’avait saisie disparut bien vite, la laissant tout aussi enthousiaste à la fin du banquet que lors des quatre jours précédents.

« Vous nous avez manqué, seigneur, lança soudain dame Quéruel, la seconde voisine du comte, profitant d’un instant de silence dans la discussion. »
Sybille lui lança un regard froid. Elles ne s’appréciaient définitivement pas, et la jeune femme brune n’arrangea pas son cas en prononçant ces quelques mots que la comtesse ne pouvait se permettre mais qui lui avaient bien des fois brûlé les lèvres.
« Vraiment ? répliqua le comte alors qu’elle tentait de conserver un air impassible en faisant mine de s’intéresser aux acrobaties des jongleurs qui s’amusaient à surprendre les convives en se matérialisant à leurs côtés dans des positions tout à fait farfelues.
- Tout à fait, la visite de la foire n'a plus le même intérêt, continuait la brune, d'autant que j'ai cru comprendre que vous partiez bientôt ? Nous aurons tous aimé profiter davantage de votre présence. »
Sybille tourna à la tête sur ces quelques mots, mais alors qu’elle allait demander pourquoi ce départ en tâchant de dissimuler sa vive déception, son regard tomba sur la main de dame Quéruel qui s’était posée sur celle d’Henri, regard qui fut traversé d’un éclat peu amène à l’égard de la voisine du comte dont elle ne put encore une fois s’empêcher de jalouser les libertés qu’elle prenait, elle qui était encore hantée par le souvenir des paumes du jeune homme sur sa nuque.
« Je dois me rendre à la cour de ma mère, à Bar prochainement, confirma ce dernier avant de se tourner vers la dame de Déols qui se força à détacher son regard de l’objet de sa jalousie. Peut-être pourriez-vous m'accompagner ? Je possède là-bas un scriptorium que j'aimerais vraiment vous faire découvrir, vous qui savez apprécier les plus beaux manuscrits. Peut-être pourrais-je enfin y admirer ce que vous apportez de Déols ? Et puis... C'est sur la route pour repartir.
- Avec joie ! répondit celle-ci, dont les traits s’éclairèrent malgré l’évocation de son départ. Il faut que…
- Ah oui, quand repartez-vous, dame Sybille ? la coupa dame Quéruel avec un grand sourire.
- Ce n'est pas le moment d'en parler, contentons-nous de profiter des festivités, lança Henri sèchement sans laisser le temps à Sybille de répondre, alors qu’on apportait les desserts. »
La jeune dame blonde l’observa un court instant, et sentit son cœur se gonfler d’un espoir qu’elle réprima bien vite en le voyant si prompt à chasser le sujet de son départ. Elle n’eut toutefois pas le temps d’y songer plus car, une moue perfide aux lèvres, dame Quéruel reprit la parole.
« Vous n'avez pas à vous inquiéter, dame Sybille, nous prendrons soin de votre fils. »
Il y eut un court instant de silence durant lequel la comtesse de Blois dévisagea son interlocutrice. Cette fois, elle ne chercha nullement à dissimuler ses pensées et l’agacement, l’inimitié et peut-être même une pointe de mépris se lurent aisément sur ses traits, quoi qu’elle ne savait pas exactement elle-même ce qui l’agaçait le plus du fait que cette dinde puisse songer à s’occuper de son fils ou de la main possessive qu’elle avait posé sur l’épaule d’Henri, de ce « nous » qu’elle avait employé tout naturellement comme une évidence.  
« Oh mais je ne suis pas inquiète et surtout, je vous en prie, ne vous en occupez pas, rétorqua-t-elle avec un sourire tout aussi perfide, je le sais déjà entre de bonnes mains et je sais que le comte veillera à ce qu’il en soit toujours ainsi et qu’il ne soit pas confié à… n’importe qui, ajouta-t-elle en levant un sourcil méprisant. »
Dame Quéruel blêmit légèrement, ayant visiblement compris où Sybille voulait en venir mais n’eut pas le temps de répliquer car Henri se retourna vers la dame de Déols avec enthousiasme, coupant court à toute conversation.
« Savez-vous danser, dame Sybille ? Permettez-moi de vous inviter. »
Il s’était levé, et lui tendait paume ouverte cette même qu’il lui avait déjà proposée à Troyes pour monter à l’échafaudage. Sybille laissa échapper un sourire joyeux, et elle avait déjà oublié son interlocutrice quand elle y glissa la sienne et se leva à son pour le suivre et rejoindre les autres couples qui s’étaient formés dans l’immense espace entre les tables.

Les quelques notes de viole qui s’élevaient déjà changèrent bientôt de rythme et la farandole commença enfin, faisant et défaisant les couples de danseurs au rythmes des pas rapides et des nombreuses rondes que seigneurs et dames effectuaient chacun de leur côté. Sybille connaissait ces danses mais se rendit bien vite compte que la Champagne comme toute région avait ses spécificités et après quelques déconvenues, prit conscience que les pas qu’elle connaissait étaient bien différents de ceux qu’il lui fallait effectuer. Elle en éclata volontiers de rire, après qu’un tour mal placé l’eut mise face à une autre dame mais abandonnant l’idée de chercher à comprendre les pas tout en faisant la conversation à Henri lorsqu’ils pouvaient se rapprocher, ne s’occupa bientôt plus que de la danse. Concentrée, elle fronça les sourcils, plissant le nez ou laissant échapper une petite moue digne d’un enfant voulant comprendre son exercice lorsqu’elle se trompait, le visage balayé par quelques mèches blondes et rebelle échappées de sa coiffure. Elle était si concentrée sur ses pieds qu’elle se retrouva bien surprise quand, redressant la tête, elle se rendit compte qu’elle était seule sans comprendre pourquoi. Elle esquissa un sourire amusé, mais celui-ci se figea lorsqu’elle sentit qu’on l’entraînait et qu’il s’agissait d’Henri. Sybille réalisa avec un temps de retard qu’il avait passé ses bras autour de sa taille, le serrant ainsi contre lui. Pendant un instant, un court instant, elle en oublia tout ce qui se trouvait autour d’eux, respirant son parfum, et alors que les mains du jeune homme s’attardaient sur sa taille, elle songea brusquement qu’il lui aurait été facile de se blottir dans ses bras puis cédant à une impulsion, leva légèrement la tête vers lui. Ils étaient proches, bien trop proches pour que son cœur ne s’affole pas, battant une mesure démesurément désordonnée lorsqu’elle réalisa qu’il lui aurait suffi de se redresser pour l’embrasser. Mais soudain, ce fut terminé. Sybille retrouva brusquement ses esprits à l’instant où elle était happée par la ronde des femmes, rougissant violemment ce qui pouvait heureusement être attribué à la danse. Elle détourna son regard du comte, troublée, et le baissa à nouveau sur ses pieds afin de continuer à suivre les pas des dames qui l’entouraient. Elle ne retrouva son sourire qu’après un nouvel éclat de rire causée par une énième erreur, et la danse se termina comme elle avait commencé, joyeuse et enivrante, si bien que la dame de Déols, essoufflée ne se rendit compte que lorsque les dernières notes se furent totalement éteintes qu’un vertige l’avait saisie, et qu’elle se sentait soudain fort lasse sans raison apparente. Elle prit appui sur le bras du comte, hochant la tête lorsqu’il lui proposa de retourner s’asseoir et se laissa tomber sur sa chaise alors que la duchesse de Bourgogne les accueillait avec enthousiasme.
« Vous vous en êtes bien sortie ! s’exclamait celle-ci, c'est difficile pour quelqu'un qui ne connaît pas. Êtes-vous fatiguée ? Allez donc chercher de l'eau pour dame Sybille, ajouta-t-elle à l’intention d’un  serviteur. »
Le brusque coup de fatigue dont elle était la proie empêcha d’abord Sybille de songer à ce qui venait de se produire, mais si elle fronça d’abord les sourcils sans comprendre, désigna comme coupables ses nuits sans sommeil et la vivacité de la farandole. Elle savait pertinemment qu’elle était trop habituée aux insomnies et assez résistante à l’effort pour expliquer ainsi cette faiblesse, mais inconsciemment, la mère de deux enfants qu’elle était redoutait de chercher plus avant, pas alors qu’elle n’avait qu’à tourner la tête pour croiser les sourire du frère de son époux, dont il lui semblait qu’elle sentait encore les mains sur ses hanches.

« Quelle danse ! lança-t-elle après avoir bu le verre d’eau qu’on lui avait tendu, je ne pensais pas que les pas serait si différents ici, confia-t-elle, amusée.
- Heureusement, vous aviez le comte pour vous aider, rétorqua une voix revêche, à savoir celle de dame Quéruel. »
Sybille l’ignora, mais lança un regard en direction d’Henri, en tâchant d’ignorer le trouble qui l’envahit à nouveau en songeant encore à ce court instant où il l’avait saisie par la taille et aux pensées qui lui avaient traversé l’esprit, tâche peu aisée que la fatigue rendait encore plus difficile, aussi se tourna-t-elle vers la petite Adèle qui venait réclamer une danse à son grand frère, et insista tant et si bien que ce dernier finit par accepter.
« Très bien mais c'est bien parce que c'est toi, céda-t-il en se tournant vers Sybille, visiblement un peu inquiet.
- Va, lança Marie, je vais m'occuper de dame Sybille pendant ton absence. »
L’intéressée le rassura d’un sourire et l’observa s’éloigner, entraîné par la fillette, tandis que dame Quéruel se levait également pour répondre à l’invitation d’un seigneur, laissant la comtesse de Blois remise de son instant de faiblesse seule avec sa belle-sœur qui engagea tout naturellement la conversation sur ses déboires de danseuse, lui tirant un sourire amusé. Elles évoquèrent un instant les mérites comparés de tel ou tel pas mais bien vite, l’attention de Sybille lui échappa et son regard se posa sur le couple de danseurs farfelu que formaient Henri et sa petite sœur. Tandis que celle-ci rayonnait fièrement, elle surprit sur les traits du comte ce large sourire qu’elle aimait tant, et se prit à détailler à nouveau son visage dont elle avait été si proche l’espace d’un instant, ses yeux bruns dans lesquels elle se perdait volontiers, ses traits chaleureux dont il lui semblait connaître chaque détail, elle s’attarda sur sa silhouette qui laissait comprendre avant même de le connaître quel seigneur il était, un chevalier qui dépassait en tout point n’importe lequel des autres hommes qui se trouvaient là, qu’il effaçait aisément. Le cœur de Sybille qui s’était à nouveau affolé manqua un battement lorsqu’il éclata de rire à l’unisson avec sa sœur, et enfin, elle cessa d’être aveugle. Elle prit conscience de ce que signifiaient ces regards qu’elle posait sur lui, ce trouble qui l’envahissait dès lors que leurs mains s’effleuraient, l’entêtement de son esprit à lui représenter ses traits : elle l’aimait. Lentement mais sûrement, en dépit de tout ce qui aurait dû la pousser à le détester, au rythme de ses visites à Châteauroux, de ces moments de complicité qu’ils avaient pu partager, des ces sourires qu’il lui adressait, des ces derniers jours passés à ses côtés elle était tombée amoureuse de lui.
« Dame Sybille ? Tout va bien ? »
Troublée, la jeune femme entendit comme dans un songe la voix de Marie résonner à ses côtés alors que les dernières notes d’une danse enjouée s’éteignaient. Elle tourna vivement la tête vers la duchesse qui la dévisageait et se rappela soudain de la conversation qu’elles étaient censées avoir.
« Oui, pardonnez-moi, j’étais ailleurs, souffla-t-elle sous l’œil inquiet de son interlocutrice. »
Cette dernière, après l’avoir observé un instant, hocha la tête, sans avoir la moindre idée de ce qui venait de se passer à ses côtés, sans pouvoir imaginer la mesure endiablée que battait le cœur de Sybille. Elle-même ignorait à quel point ces sentiments auxquels elle était restée sourde trop longtemps devaient compter, et que le voile dont elle se couvrait jusqu’alors la vue, en se déchirant, venait de bouleverser irrévocablement son existence. Elle sut simplement qu’elle ne se trompait plus lorsque, levant à nouveau les yeux vers les danseurs, elle sentit l’agacement poindre en voyant que le comte avait trouvé une nouvelle cavalière en la personne de dame Quérel. Elle passa donc le reste de la danse à tenter de converser avec sa voisine qui, pour une fois, ne semblait rien soupçonner.

La musique changea une nouvelle fois de rythme et, le cœur un peu battant, la jeune dame vit revenir Henri tandis que Marie se levait pour rejoindre à son tour les danseurs, les laissant seuls.
« J'espère que vous ne vous ennuyez pas, ma dame, lui glissa le comte.
- Ne vous en faites pas pour moi, répondit-elle, votre sœur est d’excellente compagnie, je l’apprécie beaucoup ! »
Elle lui adressa un sourire qui se voulait naturel, mais il lui sembla que tout le monde et surtout lui pouvait comprendre ce qui hantait soudain son esprit, et détourna les yeux vers les danseurs, résistant à la tentation d’arrêter au passage la main qui l'effleura pour attraper un pichet de vin et de la serrer dans la sienne. Pour se donner contenance, elle termina son propre verre avant de reprendre la parole.
« Je n’ai pas eu le temps de vous le dire tout à l’heure, mais je serais ravie de vous accompagner à la cour de votre mère. Il faut absolument que vous puissiez voir ces manuscrits. Je rentrerai à Bl… Châteauroux depuis Bar. Quand comptez-vous partir ? »
Elle n’avait pu se résoudre à songer à retourner auprès de Thibaud à Blois, et tenta de se convaincre que la lettre des Jehan méritait un passage à Châteauroux afin de constater de ses propres yeux les conséquences du passage de son époux sur ses terres. Ils conversèrent ainsi quelques moments, mais voyant revenir dame Quéruel et ne souhaitant pas la voir les interrompre, Sybille s’anima soudain, et osa l’idée qui lui avait traversé l’esprit à plusieurs reprises depuis qu’Henri était revenu, malgré sa conscience qui lui hurlait qu’il s’agissait là d’une idée hautement stupide.
« Je sais que je suis moins bonne cavalière que votre sœur, mais voudriez-vous retourner danser ? Je me dois de me rattraper ! proposa-t-elle en riant. »
Elle eut un sourire ravi en le voyant accepter et s’en allèrent vers la piste avant de croiser la dame brune qui le regard partir le regard sombre. Les musiciens entamèrent un nouveau morceau enjoué pour le plus grand plaisir des danseurs, et Sybille, concentrée, tâcha de se montrer plus habile que lors de la première farandole, même si les regards qu’elle lançait vers Henri, et la façon dont son cœur s’affolait au moindre échange ne lui facilitèrent pas la tâche. Cet essai-là fut toutefois plus concluant que le premier, malgré quelques éclats de rires qui ponctuèrent quelques erreurs minimes. La comtesse aurait voulu pouvoir danser ainsi indéfiniment mais saisie d’une nouvelle brusque lassitude semblable à la première, finit par décider qu’il était temps pour elle de se retirer. Elle remercia le comte, salua Marie, ignora souverainement dame Quéruel qui se réjouissait visiblement de son départ et gagna ses appartements l’esprit agité et le regard rêveur. Elle redoutait, en se laissant tomber sur son lit, la nuit à venir et les songes qui allaient la hanter à défaut du sommeil, mais celui-ci se montra indulgent et ce soir-là, la fatigue dont elle ne voulait pas chercher la raison aidant, elle s’endormit presque aussitôt.

Le départ du comte et de quelques membres de sa cour pour Bar-sur-Aube (incluant finalement dame Quéruel, au plus grand agacement de la comtesse de Blois) ne tarda guère et deux jours plus tard, la petite troupe était prête à partir. Il ne leur restait plus qu’à faire leurs adieux et c’est bien ce moment que Sybille craignait lorsqu’elle gagna la grande salle de réception où l’attendait un Aymeric qui n’en menait pas large non plus. Le petit garçon, en effet, demeurait à Provins et il semblait avoir senti que l’heure de la véritable séparation avec sa mère était venue car lorsque celle-ci apparut, il courut aussitôt vers elle. Sybille esquissa un sourire moins large qu’elle ne l’aurait voulu et se pencha sur son fils en sortant d’une petite bourse tissée le dragon de bois qu’elle avait trouvé lors de son premier passage sur la foire.
« Oh merci maman ! s’exclama le garçon, je le garderai toujours, je vous le promets ! Ce sont des dragons comme celui-ci que je vais apprendre à combattre, n’est-ce pas ?
- Ils ne ressembleront peut-être pas toujours à celui-ci, répondit Sybille attendrie, mais tu vas devenir un si grand chevalier que plus aucun dragon quel qu’il soit ne te résistera. »
Elle passa tendrement la main dans les boucles blondes de son fils qui considéra avec attention la petite effigie, avant de redresser la tête. Il sembla hésiter un instant, et la jeune mère vit clairement sa lèvre trembler légèrement comme s’il retenait son chagrin. Elle ne laissa pas le temps à la moindre larme de couler et lui caressa doucement la joue en lui adressant un sourire rassurant. Elle allait se redresser, enfin de ne pas laisser s’éterniser les adieux, d’autant qu’elle avait conscience que les regards étaient posés sur elle mais Aymeric reprit enfin la parole.
« Maman… est-ce que nous nous reverrons bientôt ? demanda-t-il d’une toute petite voix, avec un regard qui serra brusquement le cœur de Sybille.
- Quand tu seras plus grand, mais tu verras, le temps passera vite, lui assura-t-elle la voix moins assurée qu’elle ne l’aurait voulu. Et si tu es triste, ou si je te manque, garde ce dragon avec toi et souviens-toi que je pense à toi, ajouta-t-elle plus bas.
- Je crois que vous allez me manquer, maman. »
La jeune mère n’osa parler de peur de se trahir et se contenta de déposer un tendre baiser sur son front. Elle lui souffla à l’oreille qu’elle l’aimait, rien que pour lui, puis se redressa et lui adressa un dernier signe de la main, ainsi qu’un sourire qu’elle conserva jusqu’à ce qu’il ne puisse plus voir ses traits. Elle croisa un instant le regard d’Henri mais baissa les yeux et s’éloigna, sentant les yeux de son fils posés sur elle. Elle ne se retourna pas, de peur de rendre les choses plus difficile et enfin, la petit troupe quitta le palais, monta à cheval et s’ébranla en direction du sud, dans un joyeux brouhaha auquel ne participa pas la dame de Déols, silencieuse, qui prenait doucement la mesure de cette séparation et dut se mordre vivement la lèvre en songeant que lorsqu’elle reverrait son fils, il aurait bien grandi. Cette pensée parvint à l’assombrir pendant la première journée de voyage, mais peu à peu, sous les efforts conjoints de Marie qui savait comment détourner son attention et d’Henri aux côtés duquel elle prenait plaisir à chevauchait, Sybille se dérida, si bien que lorsqu’ils franchirent la porte de la ville de Bar, elle avait le cœur et l’esprit plus léger, si l’on ignorait du moins les sentiments qui la préoccupaient et lui faisaient de plus en plus redouter un retour à Blois. Elle ne put néanmoins s’empêcher de profiter à tout instant de la présence du comte, et ils chevauchaient côté à côté lorsque la petite troupe pénétra dans l’enceinte du palais de Bar où ils étaient visiblement attendus.
« La réputation de la cour de votre mère a voyagé, il me tarde de la découvrir de mes propres yeux, disait-elle alors qu’ils parvenaient dans la cour. »
Elle n’ajouta pas que la réputation de l’épouse de Thibaud IV elle-même était parvenue jusqu’à Amboise, même s’il devait s’en douter, et qu’elle se demandait avec curiosité quel genre de femme pouvait réellement être Mathilde de Carinthie pour avoir vécu auprès d’un homme dont elle avait des mois plus tôt eu la preuve que les crimes étaient à la hauteur de ce qui se racontait sur lui.

C’est la mère du comte de Champagne elle-même qui les accueillit, et Sybille comprit aussitôt qu’il s’agissait là d’une femme dont il fallait redouter les foudres et à laquelle il était sans doute bien difficile de tirer autre chose que du mépris. Loin de se laisser intimider toutefois, elle se présenta devant elle en ayant retrouvé son habituel masque impassible, encaissant sans se troubler les premiers mots de la vieille comtesse.
« Ah, vous devez être dame Sybille, lança celle-ci sur un ton réprobateur en la voyant approcher, sans se priver de la détailler. Le bruit de votre présence était donc bien fondé.
- C’est cela, comtesse. Je suis honorée de faire votre rencontre, se contenta de répondre Sybille. »
Elle se sentit brusquement bien moins à l’aise en ces lieux où planait l’ombre de seigneurs chez lesquels jamais une Amboise n’aurait songé mettre les pieds qu’à Troyes ou à Provins, mais n’en montra rien. Elle fut néanmoins soulagée de la proposition d’une autre des sœurs d’Henri, Mathilde, qui proposa aux nouveaux arrivés d’aller se délasser un moment dans les appartements qui leur avaient été alloués avant de venir les retrouver dans la grande salle. Sybille s’accorda un long moment pour se détendre du voyage qui la fatiguait plus que de coutume, avant de renvoyer Cyrielle qui l’agaçait à tourner en rond dans l’attente sans doute d’être congédiée pour aller retrouver le fameux Gauthier de Brienne qui semblait décidément bien occuper tout son esprit. Elle ne pouvait l’en blâmer, mais ne put s’empêcher de la regarder partir avec un brin d’envie, en songeant qu’elle aurait aimé, elle aussi, pouvoir se trouvait quand elle le souhaitait auprès du jeune homme qui hantait son esprit. Elle s’empêcha de plonger plus avant dans sa rêverie en se décidant à retrouver le reste de la cour, que quelques trouvères cherchaient déjà à divertir. Elle croisa le regard de Marie dans un coin de la pièce et voulut la rejoindre quand la voix sèche de la maîtresse des lieux la retint.
« Dites-moi, dame Sybille, je ne sais ce que vous faites en Champagne, demanda-t-elle.
- La comtesse nous a fait la surprise d’accompagner son fils jusqu’à Provins, répondit dame Quéruel qui se trouvait non loin sans laisser le temps à l’intéressée de prendre la parole. N’est-ce pas amusant ? »
Il y eut un court silence durant lequel Mathilde de Carinthie dévisagea, hautaine, la dame brune qui affichait un petit air perfide.
« Je confesse ma faiblesse, rétorqua Sybille en se donnant un air amusé.
- Ma foi je ne vois pas ce qu’il y a à redire à cela, lança alors la vieille comtesse, surprenant tout le monde. Vous semblez désapprouver, dame Quéruel ?
- Et bien, ce n’est pas très habituel, bredouilla celle-ci, bien moins fière.
- Au moins nous avons-là une mère digne de ce nom ! Mes enfants n’ont pas eu à partir aussi loin, mais s’il en avait été ainsi, j’aurais sans doute agi de la même façon que vous, dame Sybille.
- Vous m’en voyez ravie. »
L’intéressée, qui ne s’attendait pas à une telle réaction, ne put contenir une moue amusée ni s’empêcher de jeter un regard aux enfants en question qui semblaient tous aussi peu convaincus qu’une dame Quéruel bien blême.
« Avez-vous des enfants, vous ? Non, n’est-ce pas ? poursuivait Mathilde en levant les yeux au ciel. Vous n’y comprenez évidemment rien. Heureusement il reste quelques bons parents en ce monde, quand d’autres se permettent de faire tout et n’importe quoi… Tenez, dame Sybille, savez-vous qu’on dit que le jeune Plantagenêt a déjà semé des bâtards derrière lui ? »
La jeune femme dut cette fois détourner légèrement le regard, en songeant à Guillaume qui l’attendait à Blois. Elle jeta un regard en coin à Henri qui se trouvait à ses côtés et n’ignorait pas qui était le père de son second fils.
« Je l’ai entendu dire, répondit-elle vaguement. Mais, si je puis me permettre… c’est un Plantagenêt, ajouta-t-elle avec une moue éloquente. »
Elle sut en guettant la réaction de la terrible comtesse qu’elle venait de marquer un point – ce qui ne semblait pas être des plus évident avec une femme telle que celle-ci.
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Henri de Champagne
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[Mai 1152] "Ce qui importe, ce n'est pas le voyage, c'est celui avec lequel on voyage." Empty
MessageSujet: Re: [Mai 1152] "Ce qui importe, ce n'est pas le voyage, c'est celui avec lequel on voyage."   [Mai 1152] "Ce qui importe, ce n'est pas le voyage, c'est celui avec lequel on voyage." EmptyMar 20 Aoû - 21:48

Le piège s'était refermé sur Henri de Champagne avec autant de soudaineté que son danger planait depuis des semaines, comme l'un de ces rapaces dont prenaient soin les dames et qui aurait fondu sur sa proie pour l'enserrer dans ses griffes sans plus lui laisser le loisir de s'échapper. Le jeune homme aurait dû sentir les signes avant-coureurs qui n'avaient pas manqué dans le plaisir qu'il prenait à rendre visite à la dame de Déols, à épier son sourire et son regard brillant, au trouble qui le saisissait à chaque fois qu'un mouvement lui permettait d'effleurer sa peau blanche mais il avait fermé les yeux et maintenant il était trop tard pour songer à reculer, la cage dans laquelle était enfermé son cœur était du fer le plus solide et lui-même ne pouvait contrôler ses battements désordonnés. Depuis combien de temps nourrissait-il ce feu en lui ? Depuis combien de temps son âme s'était-elle inclinée vers celle de Sybille de Déols jusqu'à en construire ces barreaux qui l’emprisonnaient ? Peut-être, après tout, avait-il été fait prisonnier avant même qu'il ne finisse par ouvrir les yeux et qu'il ne se rende compte d'une situation qui existait depuis bien longtemps. Il avait suffi d'une danse, d'un instant au centre d'une fête enjouée, au milieu de multiples couples qui suivaient le rythme des violes, sous les regards d'une assemblée entière de chevaliers et de belles dames pour qu'Henri soit brusquement lucide sur ses propres sentiments. Quelque chose, dans cette mécanique bien huilée, avait dérapé, et alors que tous les danseurs suivaient un enchaînement précis, imperturbables, la jeune femme et son cavalier s'étaient mis à suivre un autre rythme, à la faveur des erreurs commises par la dame qui tournait dans le sens inverse qu'elle ne l'aurait dû ou se trompait de pied pour débuter des figures. Non, ils évoluaient désormais selon leur propre farandole, celle qui ne leur appartenait qu'à eux et qui avait, avec vigueur, déchiré le voile dont Henri s'était plu. Cela aurait pu être un soulagement que de connaître enfin toutes les raisons qui l'avaient guidé dans ses actes, sa volonté de rendre sa liberté au jeune seigneur d'Amboise, uniquement parce que c'était elle qui le lui avait demandé, son amertume lorsqu'il l'avait vue mariée à un autre et qu'il était resté impuissant dans cette grande salle du château de Blois alors qu'elle rejoignait son époux dans sa couche mais justement il n'en était rien. Car si tout devenait parfaitement limpide, la situation dans laquelle Henri se trouvait également et une douleur égale au bonheur qu'il ressentait vrilla son cœur. Il était tombé amoureux de celle qui devait, à défaut de le détester, conserver une méfiance envers lui pour le simple nom qu'il portait et de celle dont il avait précipité le mariage avec son propre frère cadet. Et c'était sans doute là que le piège se révélait dans la pleine mesure de son horreur. Pourtant le comte de Champagne, si toutes ces pensées lui traversèrent l'esprit en ce laps de temps très court où il avait observé la jeune femme au sein d'une ronde, riante, yeux tournés vers ses pieds comme une enfant à laquelle on aurait confié la tâche d'apprendre les pas et qui l'aurait pris trop à cœur, se laissa emporter par l'instant présent, rejetant à plus tard les préoccupations, les conséquences de cette prise de conscience et ses douleurs. Il le fit avec d'autant plus d'entrain qu'une vague prescience lui soufflait qu'il n'y aurait pas d'autre occasion comme celle-ci et que cet amour avait été condamné avant même d'avoir été attisé. Et que de toute façon, face à la jeune femme et à son regard bleuté, celui dans lequel il aimait tant se plonger, celui qui était réputé pour être réfléchi voire calculateur avait la fâcheuse habitude d'oublier qui il était – autant que celle qu'elle était – pour laisser son cœur se réjouir et son sourire s'épanouir sur ses lèvres. Quand l'air de viole s'éteignit brusquement, comme emportée par un souffle de vent, pour ne laisser que la musique des exclamations et des rires, Henri ne fit pas exception à la règle et il offrit son bras à une jeune dame aux joues roses pour la raccompagner jusqu'à sa place, profitant pleinement de sa poigne sur son bras comme du souvenir de la façon dont il l'avait tenue dans ses bras au cours de la danse et dont il avait alors croisé son regard, pour la trouver d'une proximité douloureuse, pour frissonner d'un désir peu avouable de poser ses lèvres sur les siennes. Pour le moment, rien d'autre ne comblait davantage le prisonnier que ses barreaux dorés et il les chérissait parce qu'ils n'étaient autre que ceux de Sybille de Déols, il aurait tout le temps, quand la fête serait terminée et qu'il retrouverait la noirceur et la solitude de sa chambre de trouver la volonté de s'en délivrer.

Retourné à sa place, le jeune comte fut étonné de constater que personne ne se soit rendu compte que la foudre l'avait frappé, là, au centre de la piste de danse, sur laquelle de nouveaux couples commençaient à se former, et que la situation soit si habituelle. Marie de Bourgogne les accueillit avec toujours autant de naturel tandis que la dame Quéruel faisait une petite moue de déplaisir, sans doute vexée de ne pas avoir été invitée la première, sans pour autant qu'Henri en prît conscience. Car si le monde continuait de se comporter normalement avec lui, s'il ne s'était pas figé en même temps que les sentiments du comte, ce dernier avait, lui, changé et se sentait comme étranger à ce monde qui l'entourait, un papillon trop ébloui par la flamme qu'il avait fini par toucher qu'il n'en pouvait plus voir le reste pareillement.
- Quelle danse ! S'exclama Sybille d'un ton amusé à ses côtés, visiblement non touchée par le sortilège, après avoir bu un verre d'eau mais encore légèrement pâle, je ne pensais pas que les pas seraient si différents ici.
C'était là une bonne manière de ramener le comte dans la discussion et il adressa un sourire joyeux à sa voisine, prêt à lui adresser quelques taquineries sur cette danse qui l'avait pourtant si troublé, autant pour lui faire oublier sa fatigue que dans l'espoir d'attirer son attention sur lui mais il fut pris de court par dame Quéruel :
- Heureusement, vous aviez le comte pour vous aider, siffla celle-ci, d'un air fort peu aimable.
- Voilà qui est injuste, protesta Henri un peu rapidement mais pressé de venir en renfort de la comtesse de Blois, tentant de se donner un ton enjoué même si l'attitude de la jeune femme brune lui déplaisait, dame Sybille s'en est fort honorablement sortie, elle n'a guère eu besoin de mon aide... D'ailleurs, ajouta-t-il avec précipitation alors que les images de ce court instant où il avait enserré sa taille remontaient à son esprit et colorèrent ses joues, j'ai été plus efficace à la distraire en voulant lui parler et en riant, j'en ai l'impression.
Le jeune homme se força à garder les yeux fixés sur sa voisine brune qui ne sut que répliquer pour ne pas contredire le comte, tâchant d'éviter de croiser le regard de Sybille qui l'aurait trop profondément troublé, craignant qu'elle ne puisse lire en lui facilement maintenant que les brumes s'étaient dissipées, même si l'envie l'en taraudait. La conversation s'arrêta là puisque la petite Adèle vint réclamer une danse à son frère qui s'exécuta un peu à regret, uniquement parce qu'il eut l'assurance que Marie s'occuperait bien de Sybille. Au début, il avait un peu de mal à se concentrer dans ce qu'il faisait mais rapidement, il se laissa emporter par l'enthousiasme de la fillette, ravie et fière d'avoir rejoint le monde des adultes le temps de quelques mesures et qui tournoyait – un peu trop d'ailleurs, elle en manqua la ronde des dames – dans sa grande robe de soie verte. Henri l'entraîna un peu à l'écart pour lui faire faire les quelques pas qu'elle connaissait, laissant un large sourire couvrir ses lèvres et ne put s'empêcher de rire aux éclats lorsqu'elle l'accusa de vouloir la tromper, ce qui la fit le rejoindre dans l'hilarité. Il fit mine de s'insurger mais déjà la mélodie s'arrêtait, laissant des jeunes gens essoufflés mais encore plein d'énergie pour laisser échapper des commentaires. Henri salua sa jeune sœur avec affectation après lui avoir affirmé qu'il avait été honoré d'avoir pu dansé avec la plus jolie jeune femme de la soirée ce qui la fit rosir de plaisir mais elle le dissimula en s'éloignant avec un air vexé. Ce fut à cet instant qu'il se sentit observé et en un instant, il se retourna pour faire face à la table d'honneur où étaient toujours assises Marie et Sybille, au moment même où le visage de la dame de Déols se détournait pour parler à la duchesse de Bourgogne. Était-ce donc elle qui l'avait regardé ? Mais en quoi cela était-il étonnant après tout ? Malgré tout ce qu'il se refusait à penser, le cœur d'Henri se gonfla d'un espoir mal placé et égoïste alors que ses yeux détaillaient chacun des traits de Sybille, sa peau si fine qui avait retrouvé quelques couleurs, l'une de ses mèches rebelles qui tombait avec délicatesse sur sa joue et la manière dont ces traits s'animèrent alors qu'elle échangeait quelques mots avec Marie, bien inconscient des songes qui agitaient l'esprit de la jeune femme, ignorant tout que la révélation qui s'était imposée à lui avait tout également frappé Sybille. De toute façon, les violes recommencèrent à jouer et sans qu'il ne sut réellement comment, il se retrouva avec dame Quéruel à son bras pour une nouvelle farandole.

Dame Quéruel éprouvait un plaisir visible à être au centre de l'attention et à montrer à tous qu'elle était une danseuse accomplie. Elle s'inquiéta cependant de la mine sombre du comte, tout entier plongé dans ses pensées et dans son désir de retrouver celle vers qui son cœur le portait mais Henri protesta de sa bonne humeur, lui demandant uniquement d'être plus sympathique envers le comtesse de Blois.
- Elle est une invitée de marque, mon invitée, lui glissa-t-il à la faveur d'un rapprochement, nous devons tous nous montrer courtois envers elle.
Dame Quéruel affirma qu'elle l'était et qu'elle cherchait uniquement à la rassurer mais en la quittant, le comte espérait qu'elle avait bien retenu la leçon. Était-ce là la dernière offensive de celle qui voyait l'affection du chevalier la quitter, sa dernière velléité de se débattre avant que de tout perdre ? Si tel était le cas, la dame Quéruel était la première dans toute cette assemblée à s'être rendue compte qu'Henri était amoureux, une preuve de plus s'il en fallait de la puissance de cet amour. D'ailleurs, après avoir laissé son ancienne dame de cœur à Brienne qui ne sut quoi en faire, le comte retourna à la table d'honneur pour tenir compagnie à Sybille car c'était là où il voulait être, c'était là où il ne perdrait pas son temps à d'inutiles bavardages mais profiterait de chaque instant de la présence de la dame que la Providence voudrait bien lui accorder.
- Ne vous en faites pas pour moi, disait Sybille, en réponse à ses inquiétudes, alors qu'ils avaient été abandonnés de tous, votre sœur est d'excellente compagnie, je l'apprécie beaucoup !
Ils échangèrent un sourire qui fit bondir le cœur du jeune homme qui ne put s'empêcher d'effleurer la main de la dame en une caresse douloureuse car il savait bien qu'elle ne pouvait être qu'un simple frôlement alors qu'il aurait aimé avoir le droit de passer ses doigts sur les courbes de son poignet ou de déposer ses lèvres sur celui-ci pour sentir à nouveau sa douceur et son odeur. Fort heureusement, la dame de Déols qui ne paraissait pas troublée par de telles pensées lança un début de conversation :
- Je n’ai pas eu le temps de vous le dire tout à l’heure, mais je serais ravie de vous accompagner à la cour de votre mère. Il faut absolument que vous puissiez voir ces manuscrits. Je rentrerai à Bl… Châteauroux depuis Bar. Quand comptez-vous partir ?
Henri fut partagé entre deux sentiments contradictoires, le soulagement d'un côté car elle avait réussi à le détourner de ses pensées peu avouables mais aussi la colère et la déception en voyant qu'elle insistait sur le thème de son départ prochain. Il savait pourtant que la date fatidique approchait mais ses sentiments lui permettaient de continuer à se voiler la face sur ce sujet, comme tout homme heureux qui sait que son bonheur est éphémère et qui se refuse à laisser approcher le moment où cela doit avoir une fin. Il s'était repris toutefois et parvint à ébaucher un sourire neutre sur son visage chaleureux mais redevenu peu expressif :
- Je suis également ravi de savoir que nous aurons votre compagnie à Bar, s'anima-t-il légèrement, employant une deuxième personne du pluriel qui dissimulait mal qu'il parlait en réalité de lui-même, je n'ai pas de date bien définie mais ce sera dans peu de jours, je dois aller y confirmer des actes pris par la chancellerie sur place... Provins va me manquer, ajouta-t-il, cette ville me donne toujours l'impression d'être redevenu un enfant insouciant et la mélancolie me saisit à chaque fois que je la quitte.
Il avait bien conscience que cela serait particulièrement vrai pour la prochaine séparation, car la cité était désormais porteuse de bien nombreux souvenirs mais il n'insista pas davantage et ils conversèrent quelques instants jusqu'à ce qu'un nouveau morceau de musique se mette à retentir dans la salle.
- Je sais que je suis moins bonne cavalière que votre sœur, mais voudriez-vous retourner danser ? Je me dois de me rattraper ! Suggéra Sybille en riant.
- Ma sœur se prépare depuis toute petite aux bals de la cour de Louis VII où elle rêve de se rendre, elle est indépassable, affirma Henri avec son plus grand sérieux, démenti par son sourire en coin, laissez-moi réfléchir, je ne sais si vous méritez de tenter de vous rattraper...
D'un bond contredisant sa prétendue hésitation, il se leva et comme la fois précédente, il lui tendit sa paume avec espoir, s'attendant à sentir son cœur faire un bond lorsqu'elle déposa sa main dans la sienne et n'étant pas déçu. La deuxième tentative fut plus concluante que la première même si Sybille continuait de devoir se concentrer sur ses pieds même si Henri en fut légèrement contrarié car cela l'empêchait de s'approcher pour l'aider. Chacun des rires, chacun des sourires, des frôlements de main, des échanges de regard se gravèrent dans son cœur comme dans sa mémoire et il regretta que la musique s'arrêta aussi vite car il aurait voulu que cet instant puisse ne pas avoir de fin. La jeune comtesse, essoufflée et visiblement fatiguée, décida, au terme de la danse, de quitter l'assemblée pour aller se reposer dans ses appartements ce qu'Henri lui accorda avec un sourire bien qu'il aurait aimé jouir de sa compagnie plus longtemps. Ils se saluèrent avant que la jeune femme ne s'éloigne puis disparaisse derrière les battants de la porte. Soudain, la fête sembla plus pâle et moins brillante au jeune comte, comme si Sybille, en partant ne lui avait ôté son charme et son intérêt. Était-ce cela qui l'attendait à son départ définitif ? La certitude de trouver un monde plus sombre et vide de sens ? Brusquement de mauvaise humeur, Henri ne s'attarda pas beaucoup plus, accordant juste une ou deux danses à la dame Quéruel avant de s'éclipser à son tour en prétextant devoir se lever tôt le lendemain matin. Mais, rentré dans sa chambre, il ne put trouver le sommeil tout de suite, perturbé par la musique qui continua fort tard et qu'il entendait encore, perturbé surtout par la pensée qu'elle était non loin et qu'il aurait aimé être auprès d'elle.

Les derniers jours à Provins passèrent comme dans un rêve, à une vitesse telle qu'Henri ne vit pas les heures défiler, malgré le rythme donné par les clochers de la ville. Avec une efficacité liée à l'habitude acquise depuis des années, une fois que la date du départ pour Bar-sur-Aube fut décidée, la petite troupe se prépara à partir, semblant précipiter les derniers instants de calme. Le comte savait que Sybille redoutait, elle, surtout la séparation d'avec son fils aussi fit-il en sorte qu'elle puisse lui dire au revoir dans une grande salle quasiment désertée de ses occupants, Marie ayant mené la petite troupe des dames, dans laquelle se trouvait dame Quéruel, à l'extérieur, peu avant que le départ ne soit lancé. Henri était resté à l'écart pour donner ses dernières instructions à Anseau de Traînel qui restait sur place pour s'assurer du bon déroulement de la foire et à son vieux maître d'armes qui prendrait en charge le petit seigneur de Châteauroux mais il ne pouvait s'empêcher d'épier du coin de l’œil les réactions de Sybille. Cette dernière s'était penchée sur son fils pour lui donner le dragon de bois qu'elle avait acquis quelques jours auparavant en compagnie d'Henri.
- Ce sont des dragons comme celui-ci que je vais apprendre à combattre, n'est-ce pas ? S'écria l'enfant avec enthousiasme, visiblement très content du présent.
Alors qu'Anseau se désespérait de devoir régler un litige entre un marchand flamand et un italien, Henri, sentant un sourire poindre sur ses lèvres échangea un regard avec son maître d'armes, amusé. En un éclair, le jeune homme se souvint que ce dernier ne cessait de lui répéter dans son enfance que les vrais dragons étaient les pires ennemis des chevaliers mais qu'ils naissaient et vivaient en chacun de ces chevaliers. Son adversaire le plus acharné, on le trouve en soi et c'est d'abord lui qu'il faut combattre pour acquérir les vrais valeurs de la chevalerie, courage, honneur, loyauté. Henri se rembrunit légèrement à cet appel de sa mémoire et détourna les yeux pour laisser davantage d'intimité à la mère et à son enfant. Il en avait terminé avec son bouteiller lorsqu'il se fit volte-face à nouveau vers Sybille, juste à temps pour la voir déposer un baiser sur le front d'Aymeric et lui chuchoter quelques mots à l'oreille. Elle paraissait être restée maîtresse d'elle-même mais Henri, qui commençait, à force d'observations, à savoir repérer les indices qui reflétaient son humeur, comprit à quel point cette scène l'avait bouleversée. Son sourire sonnait faux et tous ses traits s'étaient figés en un masque prêt à se craqueler. Avant de s'éloigner, elle croisa le regard d'Henri mais ne le soutint pas et ce fut en baissant les yeux qu'elle sortit de la salle, sans se retourner une seule fois. Le cœur du jeune homme se serra et un désir profond le poussa vers Sybille. Il aurait voulu aller la consoler mais il savait bien que rien de ce qu'il pourrait lui affirmer ne pourrait effacer sa tristesse ou alléger son chagrin. Aussi, après avoir salué ses deux fidèles, il se dirigea vers le petit Aymeric qui leva vers lui des yeux plein de larmes même s'il s'efforçait de les retenir.
- Je ne vais donc pas revoir maman avant longtemps, n'est-ce pas, mon parrain ?
- Je te promets que tu la reverras très bientôt et que d'ici-là, tu seras tellement occupé que tu ne t'apercevras pas que le temps passe vite, le rassura Henri en passant une main dans ses boucles blondes, et elle sera tellement fière de toi quand tu pourras lui montrer tous les progrès que tu auras fait pour devenir un vrai chevalier.
- C'est vrai, mon parrain ? Demanda Aymeric d'une petite voix.
- Je te le promets. Je reviendrai dans quelques semaines à Provins pour venir te voir. Sois un fier et un bon chevalier.
Aymeric promit et bientôt ce fut au tour d'Henri de s'éloigner, laissant le vieux maître d'armes aller saisir la main du petit garçon pour l'entraîner, conscient que, pour la première fois de son existence, le jeune garçon allait se retrouver entièrement seul dans un endroit qu'il ne connaissait pas. Après avoir songé qu'il respecterait sa parole et surveillerait l'enfant de près, le comte retrouva le reste de sa troupe, jeta un coup d’œil à Sybille qui gardait un visage fermé et le groupe s'élança à une allure tranquille, laissant derrière lui les remparts de Provins qui, après quelques heures de marche, s'effacèrent dans l'horizon.

Henri de Champagne, résolument, ne se laissa pas aller à la mélancolie et redoubla d'énergie et d'enthousiasme pour changer les idées de la dame de Déols qui retrouva finalement son sourire grâce aux efforts conjugués du jeune homme et de sa sœur Marie qui avait, elle aussi, fait l'expérience de la séparation avec son aîné et qui savait fort bien se montrer prévenante. Le comte se réjouit de sentir à nouveau Sybille se détendre à ses côtés, bien conscient que c'était là surtout un effet de l'empathie causé par son cœur amoureux, admirant plus d'une fois à quel point elle était excellente cavalière. Le voyage sembla comme prolonger le rêve qu'avaient été ces derniers jours mais lorsqu'il vit se profiler au loin Bar-sur-Aube, Henri sut qu'il leur faudrait bientôt se réveiller. Cette étape marquait surtout la fin du séjour de Sybille sur ses terres mais leur tranquillité elle-même se terminait. En effet, l'atmosphère qui régnait dans la ville était bien différente de celle de Provins. La foire s'était achevée le mois précédent et les rues n'étaient plus noires de monde mais assombries par les nuages qui se profilaient à l'horizon. Dans cette cité non fortifiée, au plus loin au cœur de la Champagne, c'était Mathilde de Carinthie qui vivait là en maîtresse et si Henri ne redoutait plus depuis longtemps de se trouver en présence de sa terrible mère, il craignait que Sybille ne fût refroidie par un accueil sévère.
- La réputation de la cour de votre mère a voyagé, il me tarde de la découvrir de mes propres yeux, disait cette dernière en descendant de sa monture quand ils furent parvenus dans la cour intérieure du palais de Bar.
Le comte eut un sourire à son attention, se demandant intérieurement si ce n'était pas plus la réputation de sa mère elle-même qui avait voyagé, davantage que celle de sa cour, pourtant brillante puisqu'elle avait hérité des efforts de sa belle-mère, Adèle d'Angleterre. En observant Sybille se diriger d'un pas décidé vers la grande salle du château sur laquelle s'ouvraient deux portes de la cour, il se dit néanmoins qu'il avait tort de s'inquiéter et que ce n'était pas Mathilde, aussi méprisante et froide fut-elle, qui allait l'impressionner. D'ailleurs, la comtesse douairière vint en personne les accueillir, dans une somptueuse robe de velours rehaussée de fourrure d'hermine et de martre digne d'une reine elle-même, l'expression fermée et les lèvres pincées. Elle jeta un coup d’œil critique sur son fils aîné et ses filles, laissant uniquement une main sur l'épaule d'Henri, seule marque d'affection qu'elle se permettait avant de jauger de haut en bas la nouvelle venue qui ne se troublait aucunement.
- Ah, vous devez être dame Sybille, lâcha-t-elle finalement au bout d'un examen qui ne parut pas l'avoir convaincue, le bruit de votre présence était donc bien fondé.
- C'est cela, comtesse, je suis honorée de faire votre rencontre, répondit la dame de Déols en la saluant.
Cette première rencontre pleine de froideur marqua le ton et soudainement, l'ambiance s'alourdit malgré les efforts de Marie de Bourgogne pour être joyeuse et prendre des nouvelles des petites dernières qui vinrent les serrer dans leurs bras, laquelle ne s'attira qu'un regard mauvais de la part de sa mère. La petite Mathilde suggéra finalement que chacun aille se reposer un moment dans les appartements réservés aux invités avant de venir les retrouver dans la grande salle vers laquelle se dirigeait la comtesse douairière d'un pas altier. Après la disparition de celle-ci, la petite troupe retrouva son activité bruissante et les serviteurs se dépêchèrent de monter dans les chambres les malles qu'ils avaient apporté avec eux. Henri, suivi par Joinville et Brienne, ne fut absent qu'un court moment, le temps de faire une rapide toilette en compagnie de ses compagnons et d'ôter ses vêtements de voyage pour revêtir un riche bliaud de parade qui plairait à sa mère. Quelques dizaines de minutes plus tard, il était à l'endroit de rendez-vous, tentant de faire la conversation à Mathilde de Carinthie qui ne racontait que de mauvaise grâce les dernières nouvelles avant de faire des remontrances régulièrement à des serviteurs qui passaient.

L'ambiance qui pesait sur le château, comme Henri l'avait craint, n'avait plus rien à voir avec la légèreté et l'insouciance de Troyes ou Provins. Ses propres fidèles qui arrivaient par petites vagues se mettaient dans les coins pour discuter à voix basse, par peur de s'attirer les foudres de la comtesse, comme s'ils avaient laissés leur enthousiasme sur le pas de la porte. C'était ici la vieille cour qui dominait avec les plus anciens fidèles de sa mère et si ces gens-là étaient cultivés et friands de beaux spectacles, ceux qui avaient enchanté l'enfance d'Henri, ils avait tout simplement vieilli et ne goûtaient plus les nouvelles modes. Fort heureusement, quelques trouvères fort doués entrèrent en scène, détournant l'ennui affecté par la comtesse et amusant les dames et leurs chevaliers dont l'un poussa des hauts cris quand un jongleur se mit en tête de lui dérober sa bourse, au grand plaisir du reste de l'assistance qui s'esclaffa. Le calme était revenu quand la comtesse de Blois fit son entrée dans la grande salle s'attirant immédiatement un regard brillant de la part d'Henri qui ne put s'empêcher de noter à quel point sa fine silhouette était mise en valeur par sa robe et dépassait en beauté toutes les dames de l'assemblée. Il sentit une pointe de jalousie lui serrer la gorge quand les yeux de ses vassaux se posèrent sur elle, car elle avait évidemment attiré toute l'attention sur elle mais cette pointe disparut bien vite car Sybille fut interpellée par Mathilde de Carinthie qui s'était soudainement comme réveillée de sa torpeur.
- Dites-moi, dame Sybille, je ne sais ce que vous faites en Champagne, lança-t-elle, comme si elle cherchait à la piéger.
- La comtesse nous a fait la surprise d'accompagner son fils jusqu'à Provins, répliqua dame Quéruel sans laisser à Sybille le temps de répondre, n'est-ce pas amusant ?
Henri se crispa un instant, sachant très bien que la jeune femme brune venait de commettre un crime de lèse-majesté aux yeux de Mathilde pour avoir empêché la dame de Déols de répondre par elle-même, sans compter que Mathilde ne la tenait pas en haute estime, surtout depuis qu'elle avait appris que son aîné lui avait marqué sa préférence. D'ailleurs, cette dernière s'était tournée vers dame Quéruel pour la dévisager comme on aurait regardé un insecte méprisable dont on s'étonne qu'il puisse à la fois parler et avoir une opinion.
- Ma foi je ne vois pas ce qu’il y a à redire à cela, finit par dire la vieille comtesse à la surprise générale, vous semblez désapprouver, dame Quéruel ?
- Et bien... Ce n'est pas très habituel, bredouilla celle-ci, se rendant brusquement compte qu'elle venait de servir Sybille, sans le vouloir.
- Au  moins nous avons-là une mère digne de ce nom ! Mes enfants n’ont pas eu à partir aussi loin, mais s’il en avait été ainsi, j’aurais sans doute agi de la même façon que vous, dame Sybille, affirma Mathilde d'un ton péremptoire.
Les enfants en question en restèrent bouche bée tant leur mère ne leur avait marqué aucune attention qui aurait pu corroboré ses dires. L'entendre se proclamer attentionnée les firent se retourner les uns vers les autres avec des mines ironiques et Henri croisa le regard de Marie qui leva les yeux au ciel ainsi que celui de la petite Agnès qui pouffa derrière ses paumes.
- Avez-vous des enfants, vous ? Non, n'est-ce pas ? Continua Mathilde avec le ton de celle qui pose des questions sans attendre de réponse et encore moins des protestations, vous n’y comprenez évidemment rien. Heureusement il reste quelques bons parents en ce monde, quand d’autres se permettent de faire tout et n’importe quoi… Tenez, dame Sybille, savez-vous qu’on dit que le jeune Plantagenêt a déjà semé des bâtards derrière lui ?
Cette fois-ci ce fut au tour d'Henri de dissimuler un sourire moqueur en constatant que sa mère se laissait aller à l'une de ses marottes favorites, critiquer le monde qui l'entourait et en particulier ceux qu'elle détestait, les Plantagenêt occupant une bonne place dans l'échelle de ses haines. Il était parfois étrange de constater à quel point l'Allemande avait épousé les causes de son époux avec encore peut-être encore plus de virulence que lui. Mais c'était cette fois-ci particulièrement ironique car elle ignorait qu'elle parlait là à l'une de ces femmes qui avait succombé au charme du « jeune Plantagenêt » comme elle disait et qui en avait eu un fils. Cette pensée, un instant, assombrit l'humeur d'Henri car elle lui rappelait que Sybille avait aimé Henri Plantagenêt, l'un de ses rivaux, même le temps d'une nuit alors qu'il n'avait, lui, pas le droit à un tel bonheur, par sa faute même. Mais le regard en coin qu'elle lui lança le dérida tout à fait et il choisit d'arborer le même air innocent qu'elle.
- Je l'ai entendu dire. Mais si je puis me permettre... C'est un Plantagenêt, dit-elle avec une moue éloquente.

Un instant, Mathilde resta silencieuse, jaugeant son interlocutrice puis elle se fendit d'un sourire qui n'avait rien de chaleureux mais qui la faisait ressembler à une vipère, d'autant plus que ses yeux se plissèrent.
- Dame Sybille connaît très bien le duc de Normandie, mère, intervint Henri, non sans ironie, il est venu il y a quelques années pour lui proposer une alliance qu'elle a refusé. Il y a combien de temps, dame Sybille ? Quatre ans environ, non ?
Il s'amusait des réactions bien différentes de sa mère qui ne cacha pas sa satisfaction et l'air assez outré de Sybille car cette plaisanterie se faisait à ses dépens. Henri lui adressa un sourire pour se faire pardonner et ajouta en direction de Mathilde :
- Le père de dame Sybille a souvent combattu Geoffroy le Bel comme votre époux.
- Des inconséquents misérables et bien trop fiers d'eux-mêmes, lâcha la vieille comtesse avec un mépris souverain, ce sera leur orgueil qui les perdra, ils veulent tout mais ils perdront tout, c'est cela quand on est ambitieux et incapable.
Satisfaite de sa petite diatribe, Mathilde de Carinthie se tassa dans son siège et alors qu'Henri allait proposer à Sybille de visiter un peu le château, pour s'éloigner de l’œil perçant de sa mère – ou de sa sœur Marie, elle reprit soudain vigueur pour poursuivre d'un ton badin :
- Les messagers ont enfin fini par trouver où était Bar, j'ai eu une lettre de Paris. Cet incapable de roi se sépare enfin de son épouse. Finalement... Je n'aurais jamais pensé pouvoir un jour approuver un acte de ce roi mais c'est là la meilleure décision qu'il aurait pu prendre.
Elle lâcha encore quelques reproches à l'égard d'Aliénor d'Aquitaine pendant que l'assemblée présente échangeait des regards. On s'attendait à cette information mais la voir se confirmer donnait un tout autre poids à l'événement et bouleversait en quelques instants la carte du royaume. Les personnes présentes en discutèrent quelques instants et Henri en profita pour se rapprocher de Sybille et lui chuchoter :
- Voulez-vous faire quelques pas à l'extérieur, ma dame ?
A son grand plaisir, elle acquiesça et alors que les trouvères recommençaient leur spectacle, les deux jeunes gens sortirent en catimini – ou presque, Marie les avait bien vus, et Henri guida la jeune dame vers les jardins que sa mère avait fait faire à défaut d'avoir la patience de s'intéresser elle-même aux fleurs. En ce mois de mai, les plantes renaissaient et les lieux étaient verts même si la faible luminosité liée au mauvais temps et à l'orage qui menaçait ne permettait pas de les saisir dans toute leur beauté.
- Je suis désolé de l'attitude de ma mère, commença le comte après un instant de silence pendant lequel il s'était pleinement repu de la présence de Sybille à ses côtés, de son bras sur le sien et de son souffle qu'il entendait dans le silence des jardins, elle n'est pas aimable mais elle n'est pas mauvaise, au fond. Si elle ne m'a jamais prêté beaucoup d'attention, elle m'a aimé à sa manière.
Ils firent quelques pas encore et Henri stoppa devant un parterre de plantes aromatiques pour poursuivre, en riant :
- Mais vous lui avez plu, ma dame ! Et croyez-moi, ce n'est pas donné à tous !
Ils poursuivirent encore quelques temps sur ce sujet puis le froid les ayant saisi, ils rentrèrent dans le château pour se promener dans les couloirs. Henri lui désigna la petite bibliothèque des lieux avant de lui promettre plus de merveilles dès le lendemain si elle l'accompagnait à son scriptorium avant de la faire pénétrer dans l'ancienne chambre de la comtesse Adèle d'Angleterre où trônait encore la broderie de la conquête de l'Angleterre par Guillaume le Conquérant. Henri racontait des anecdotes avec enthousiasme même si ce n'était pas là le château préféré de son enfance et s'il avait le sentiment qu'il ne lui appartiendrait jamais en propre, toujours en guettant les réactions de Sybille, avec la vague impression de lui faire visiter l'endroit comme si elle allait en être la propriétaire, comme si elle devait se sentir à son aise. Il se détesta d'avoir cette pensée qui ne pouvait que le faire souffrir car il lui faudrait partir et bien plus prochainement qu'il ne l'aurait voulu.

Leurs compagnons devaient s'être dispersés depuis quelques temps car on n'entendait plus de bruits provenant de la grande salle lorsqu'ils prirent place sur deux petits bancs devant une fenêtre. Les yeux d'Henri se promenèrent sur la rue sur laquelle donnaient les vitres avant de retourner, comme aimantés, se poser sur Sybille en face de lui. Il la détailla une fois de plus, même s'il connaissait ses traits par cœur, et elle semblait toute petite, toute pâle dans la lumière de cette journée, presque fragile si bien qu'une puissante impulsion poussa Henri à vouloir se rapprocher d'elle et la serrer contre lui, sentir enfin son corps contre le sien. Il résista néanmoins et se contenta de se saisir de sa main qu'il trouva froide.
- Vous avez appris comme moi la séparation du couple royal, n'ayez crainte, quelle que soit désormais la décision de la duchesse Aliénor, nous serons là pour vous soutenir. Elle n'a pas à demander l'hommage d'un jeune garçon parti en Champagne et jamais nous ne plierons le genou devant les comtes de Poitiers.
Il avait prononcé cela avec un peu de véhémence, serrant la main si douce de Sybille dans les siennes comme si elle se trouvait vraiment inquiète. Mais une voix tonitruante retentit dans tout le château sans que l'on sache vraiment ce qu'elle disait et un pressentiment étreignit le cœur d'Henri qui en lâcha la paume de la jeune femme.
- Que faites-vous ici, vous ?! Vous surveillez ? Vraiment ? Et peut-on savoir ce que vous surveillez, bougre d'imbécile ? Vous croyez vraiment que les ennemis vont arriver par la porte du garde-manger ?
Deux secondes plus tard, un garde effrayé passait devant sans s'arrêter, tête basse suivi peu de temps après par Mathilde de Carinthie, le visage aussi fermé qu'à son habitude et qui lança à peine un regard à son fils, faisant visiblement profil bas. Il n'y avait bien qu'une seule personne qui pouvait créer un tel mouvement de panique dans le château. Et cette personne, c'était ce petit homme, nerveux et plein de colère qui déboula comme une furie dans le couloir où les deux jeunes gens se trouvaient.
- Et bien mon fils, que fais-tu donc ici à rêvasser ? Lâcha Thibaud IV d'un ton mordant en dédaignant à peine observer Sybille qui s'était redressée, comme Henri.
Ce dernier ne se donna pas la peine de répondre, se contentant de jeter un regard à la jeune femme et de murmurer quelques paroles d'excuses pour son père.
- Forcément, toujours à promener les dames et après on s'étonne que le comté aille mal... ! Qui est-elle ?
- Le comté ne va pas mal, père, protesta Henri d'un ton las, constatant avec une certaine inquiétude que le vieux comte paraissait être en proie à une véritable fièvre et qu'il ne paraissait pas se souvenir qu'il était en froid avec lui, dame Sybille est la comtesse de Blois, l'épouse de Thibaud.
- Thibaud ? Qui est Thibaud ? Questionna Thibaud IV en ayant un sursaut de nervosité qui le conduisit à faire les cent pas,... ah oui, c'est vrai que j'ai deux fils, ma pauvre, vous n'avez pas hérité du plus doué ni du mieux fait.
- Vous avez cinq fils, père, le corrigea Henri.
Thibaud IV se mit à pérorer sur sa surprise en apprenant cette nouvelle qui l'abattit quelques secondes car, selon ses propres dires, il ne se souvenait plus des trois autres. La mention d’Étienne le plongea dans des abîmes de perplexité.
- Mais si, il est à Sancerre, père, insista le comte de Champagne, mais pourquoi n'êtes-vous à Lagny où Bernard vous a demandé de rester ?
- Dire que j'ai laissé un inconnu à Sancerre..., souffla Thibaud avant de poursuivre, Lagny... Lagny... Non mais vous savez, ma petite, surtout n'épousez jamais un Allemand, vous vous retrouvez avec une ribambelle d'enfants et vous ne savez pas pourquoi. Ah non vous êtes déjà mariée, c'est cela.
Avec un geste exaspéré, il tourna les talons, se ravisa quelques secondes pour lancer à Sybille :
- Oh et puis vous passerez le bonjour à Sulpice, qu'il prépare bien ses remparts, j'arrive ! Enfin non, au petit, maintenant, comment il s'appelle, déjà ?
- Vous n'irez nul part, père..., commença Henri mais le vieux comte avait déjà disparu.
Le jeune homme se retourna vers la dame de Déols pour lui souffler d'un ton désolé :
- Je ne savais pas qu'il serait là. Si cela vous importune, je peux m'en charger... Il est désormais bien vieux et mourant... J'espère qu'il ne vous a pas blessée.
Il la fixa droit dans les yeux, sincèrement inquiet, prêt à défier son père pour la défendre, une fois de plus. Au moment où il songeait cela, il se rendit compte que l'essentiel pour lui désormais, c'était qu'elle se sentît heureuse et à l'aise, et pour cela, il était prêt à défier n'importe qui.
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Sybille de Déols
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[Mai 1152] "Ce qui importe, ce n'est pas le voyage, c'est celui avec lequel on voyage." Empty
MessageSujet: Re: [Mai 1152] "Ce qui importe, ce n'est pas le voyage, c'est celui avec lequel on voyage."   [Mai 1152] "Ce qui importe, ce n'est pas le voyage, c'est celui avec lequel on voyage." EmptySam 31 Aoû - 21:39

Il y avait des semaines, peut-être des mois que Sybille sentait confusément, sans toutefois se l’avouer, que les regards qu’elle posait sur Henri de Champagne n’avaient rien de ceux qu’elle aurait dû avoir pour l’homme dont elle s’était méfié, qu’elle avait considéré comme un adversaire, ou même détesté qu’il avait été, et pire, pour le beau-frère qu’il était devenu dès l’instant où l’on avait passé à son doigt l’alliance qui faisait d’elle l’épouse de Thibaud. Des semaines qu’elle aurait pu voir le piège dans lequel la conduisaient les sourires du comte et les battements effrénés de son cœur, mais Sybille était restée aveugle à tout ce qui aurait dû l’avertir du danger. Elle s’était contentée de se laisser guider par des sentiments qui avaient peu à peu pris le pas sur tout le reste : les haines familiales, la rancœur, la défiance, et se révélaient enfin dans toute leur ampleur comme si, pour déchirer le voile dont elle se couvrait les yeux, cet amour qu’elle réalisait enfin avait attendu, tapi dans l’ombre de son cœur troublé, d’être si profond qu’elle ne pourrait plus l’étouffer malgré l’impasse dans laquelle il l’enfermait et dont il lui faudrait bien finir par prendre conscience. Il aurait suffi pour cela que la dame baisse les yeux sur l’anneau qui brillait à son doigt, qu’elle se souvienne du titre qui était désormais le sien, qu’elle cherche à comprendre l’origine du vertige qui l’avait saisie à la fin de la première danse qu’elle avait partagée avec Henri, mais le regard de Sybille était resté figé sur les traits du chevalier dont elle aurait voulu pouvoir ne jamais se détourner, sans se préoccuper de qui elle était et de ce que cela impliquait. Elle avait certes vaguement conscience que la situation n’était vouée qu’à empirer si elle ne mettait pas tout de suite fin aux élans incontrôlable de son cœur que trahissaient les bonds qu’ils faisait à chacun des sourires d’Henri, dès lors que leurs mains se frôlaient ou qu’ils partageaient ne serait-ce qu’un éclat de rire, et que plus elle le repoussait, plus le retour à la réalité lui serait douloureux. Mais fallait-il qu’elle n’ait enfin mis un mot sur ce qui la troublait tant que pour en comprendre en même temps toute l’horreur ? Ne pouvait-elle profiter pour un temps de la présence du comte à ses côtés et du bonheur enfin entier qu’elle en tirait sans sentir la morsure vive et profonde d’une douleur toute aussi puissante ? Après s’être voilé les yeux avec tant d’acharnement, après avoir vainement  cherché à discipliner son cœur peu raisonnable, c’était ce dernier qui prenait la main, et rejetait avec force tout ce qui aurait dû pousser Sybille à cesser de lancer des regards en direction du comte, à mettre fin à cette douce mascarade qu’était son voyage en Champagne, et surtout à faire taire un fol espoir qui lui était résolument interdit. Il sembla à la jeune dame qu’elle n’était pas de taille à lutter contre elle-même, et qu’il s’agissait là d’un combat perdu d’avance dans lequel elle ne ferait que resserrer un peu plus les nœuds du piège dans lequel elle se laissait désormais volontiers glisser. Si tout s’éclairait enfin, à quoi bon s’obscurcir le front d’ombres qui la rattraperaient bien assez vite sans qu’elle ait besoin de les appeler à elle alors que tout autour d’elle, l’air enjoué de la viole, les rires des danseurs, l’ambiance joyeuse, la présence du comte de Champagne qui était revenu s’asseoir auprès d’elle après avoir abandonné dame Quéruel semblait vouloir la pousser à profiter de ces derniers moments d’insouciance ? Elle était bien loin de Provins et du grand palais comtal la veuve froide, lucide, méfiante et dissimulatrice qui régentait son domaine de Châteauroux d’une main de fer, bien trop loin pour permettre à Sybille de prendre pleinement conscience de la situation et des douloureux revers auxquels elle s’exposait, lorsque, le cœur battant à tout rompre, elle proposa au chevalier de l’emmener danser à nouveau, réprima difficilement un tressaillement en posant sa main sur la sienne et s’éloigna avec lui au milieu des autres danseurs, bien inconscients de l’avenir fait de sombres drames et de puissants bonheurs qui venait de se sceller juste sous leurs yeux. Sybille elle-même, alors qu’elle se troublait un peu plus au moindre de leurs échanges, ne pouvait l’imaginer mais peu importait, car s’il y avait bien une chose à laquelle elle sentait qu’il ne lui fallait pas songer immédiatement, c’était la suite, proche ou plus lointaine. Elle préféra se perdre à nouveau dans les yeux bruns d’Henri, son sourire, son rire, et après que la fatigue l’eut forcée à se retirer dans ses appartements, quand un sommeil clément la rattrapa, c’est le souvenir de ces moindres détails qu’elle connaissait par cœur qui faisait encore flotter sur ses lèvres une moue rêveuse.

Sybille passa les derniers jours à Provins dans le même état, tout en voyant avec appréhension se rapprocher le moment où il lui faudrait faire ses adieux à Aymeric, adieux qui parvinrent parfois à la détourner des pensées peu avouables qui la taraudaient, et eurent un moment raison de sa belle humeur. Elle savait qu’il ne voudrait pas montrer son chagrin, qu’il ferait tout pour retenir ses larmes et qu’elle pourrait détourner son attention avec le petit dragon qu’elle avait gardé jusque là, mais lorsqu’elle se pencha vers son fils, les certitudes de la jeune mère pesèrent soudain bien peu face à l’idée que, comme le voulait la coutume, il devait désormais se passer de bien longues années avant qu’elle ne puisse à nouveau le prendre dans ses bras et que lorsqu’elle le reverrait, il n’aurait plus rien de l’enfant qu’elle laissait derrière elle ce jour-là. Ainsi, plus encore qu’elle ne redoutait les pleurs de son fils –  qu’il retenait avec brio – c’est sa propre réaction que Sybille craignit soudain de ne pouvoir maîtriser totalement et qui la poussa à s’éloigner promptement, emportant avec elle le souvenir de son garçon tueur de dragons et l’espoir égoïste mais contre lequel elle ne pouvait lutter qu’en regardant l’effigie de bois précieux, il penserait parfois un peu à elle. C’est murée dans un silence que personne ne se risqua d’abord à troubler que la comtesse de Blois rejoignit la petite troupe qui attendait dans la cour du palais et monta à cheval, les traits fermés, ignorant avec hauteur le regard inquisiteur de dame Quéruel. Elle ne se retourna pas une seule fois, du moins pas avant que l’on soit sorti de la ville dans les rues de laquelle les passants s’étaient rassemblés afin d’admirer le départ de la cour, et lorsqu’elle jeta enfin un regard derrière elle pour voir les remparts s’éloigner lentement, il sembla à Sybille qu’elle comprenait cette mélancolie dont lui avait parlé le comte lorsqu’il lui fallait quitter Provins. Pendant un long moment, elle se laissa submerger par la sensation que quelque chose se terminait avec ce départ. Elle laissait certes derrière elle, dans cette ville que rien ne semblait la destiner à revoir, ce qu’elle avait de plus précieux, son fils, mais également des souvenirs qui ne tardèrent pas à revenir la hanter et qui s’accompagnait immanquablement de l’image du comte de Champagne, de la mémoire de la caresse de ses mains sur sa nuque lors de la foire, ou de cette danse qui l’avait tant troublée. Son cœur déjà lourd d’une séparation qui lui coûtait bien plus qu’elle ne le laissait paraître s’emplit encore de regrets lorsqu’elle posa à nouveau les yeux droit devant elle et même de tristesse quand elle songea que ce qui l’attendait au bout de ce nouveau voyage la rapprochait à grands pas du moment où il lui faudrait revenir à la raison, quitter la Champagne, et surtout quitter le chevalier qui, par son enthousiasme ou sa simple présence à ses côtés, parvint tout au long du trajet jusqu’à Bar-sur-Aube à la détourner de la dernière image de son fils qu’elle emportait avec elle et à lui arracher quelques sourires qui reprirent peu à peu toute leur place sur ses traits. Si elle sentait bien parfois peser sur eux le regard soupçonneux de Marie de Bourgogne, ou mauvais de la dame de cœur du comte, Sybille n’en céda pas moins aux élans de son âme amoureuse qui lui commandait de profiter de chaque instant qu’elle pouvait passer auprès d’Henri, des instants qu’elle savait précieux tout en souhaitant oublier qu’ils étaient désormais comptés. Devant les efforts dont il faisait preuve pour la dérider, elle veilla à ne pas trop songer à Aymeric dont l’absence aurait bien assez le temps de la tarauder lorsqu’elle serait de retour à Châteauroux, et se laissa de bonne grâce divertir par sa conversation, oubliant peu à peu son chagrin comme l’appréhension qui la tenaillait à l’idée de son départ. A l’encontre de toutes les décisions raisonnables qu’elle aurait dû prendre, ce voyage acheva sans doute de lui faire prendre conscience de la puissance de l’amour qui étreignait son cœur et son âme, amour auquel elle céda tout à fait en ignorant avec acharnement de quel interdit il était d’ors et déjà frappé. Bien des fois encore son regard s’égara sur le comte pour la plonger dans des rêveries peu avouables dont elle sortait en essayant de dissimuler le léger rouge qui lui montait immanquablement aux joues et dont elle avait parfois l’impression que tout le monde pouvait deviner la signification alors que personne, sauf peut-être la duchesse de Bourgogne ou la dame Quéruel, ne semblait avoir remarqué le trouble auquel elle était en proie.

L’accueil froid que leur fit la mère d’Henri eut au moins pour mérite de détourner un moment la dame de Déols de ses pensées peu convenables. Elle comprit dès le moment où elle vit paraître Mathilde de Carinthie que l’insouciance dans laquelle avait été bercé son périple champenois s’était définitivement envolée et qu’il s’agissait désormais ou de faire bonne impression ou de s’attirer définitivement les foudres de la vieille dame qui semblait régner en maître sur sa demeure et y répandre sa froideur. Peu importait à vrai dire à Sybille de se sentir jaugée avec réprobation par la redoutable comtesse qui, pour intimidante qu’elle fût, ne l’impressionnait guère et lui faisait étrangement penser à sa propre mère dans sa dureté et le peu d’affection qu’elle témoignait aux gens qui l’entouraient, et plus particulièrement à ses enfants. Agnès de Donzy était certes moins démonstrative dans son mépris ou sa désapprobation, mais l’aînée de la fratrie d’Amboise n’avait jamais douté des sentiments ou des jugements peu charitables qui se formaient sans doute derrière le masque froid de celle qui avait supporté toute sa vie durant le poids d’une maison sans cesse affectée par les batailles et les inimitiés de son époux. Sybille se prit à songer, alors que Mathilde la dévisageait de haut en bas, qu’elle se serait sans doute bien entendue avec sa propre mère. Cette pensée, avec celle de la profonde inimitié qui avait toujours opposé Thibaud IV et Sulpice, manqua de lui tirer un rictus ironique qu’elle réprima à temps pour soutenir le regard de la comtesse et la saluer comme il se devait. Elles n’échangèrent guère que quelques mots de convenances, puis Mathilde tourna les talons et s’éloigna tandis que les nouveaux venus se dirigeaient vers les chambres réservées aux invités dans un brouhaha qui reprit dès l’instant où la maîtresse des lieux disparut, comme s’ils avaient tous retenu leur respiration jusque là. Sybille, au moment de suivre la servante qui devait la mener avec sa suite vers les appartements qui leur avaient été alloués, ne put s’empêcher de lancer un dernier regard dans la direction d’Henri sur lequel elle n’avait osé lever les yeux en présence de sa mère, de peur que celle-ci puisse deviner en la surprenant les sentiments qui l’agitaient. Le long moment qu’elle passa seule dans sa chambre – puisque Cyrielle avait réussi à obtenir quelques moments de liberté par son simple air rêveur – la comtesse de Blois le passa d’ailleurs à se convaincre qu’elle ne pouvait désormais plus se comporter avec la même légèreté qu’à Provins ou Troyes et à se composer l’attitude détachée, presque froide, faite de moues au sens indéfinissable qui avait toujours été la sienne. Si tout était désormais clair désormais, si elle savait qu’elle ne pourrait empêcher son cœur de s’affoler en présence du comte, si elle se refusait encore à voir dans quelle impasse elle se trouvait, elle avait toutefois parfaitement conscience qu’elle ne pouvait laisser à personne l’occasion de se douter du feu qui brûlait, et ce encore moins à Henri lui-même malgré l’espoir égoïste et inconvenant dont elle se sentait parfois étreinte et qui se nourrissait des sourires qu’il lui adressait, ou des regards qu’elle surprenait parfois. Elle ne put malgré toutes ces résolutions empêcher ses lèvres de s’étirer largement lorsque, pénétrant dans la grande salle de réception dans laquelle on tentait d’oublier l’atmosphère d’autant plus pesante des lieux qu’elle contrastait violemment avec celle qui régnait à Provins ou avait enveloppé le voyage de la petite cour, ses yeux rencontrèrent ceux du chevalier et dont elle se détourna bien vite, interrompue dans toutes ses pensées par la voix de Mathilde de Carinthie qui semblait vouloir achever de se faire une opinion sur l’invitée de son fils. Sybille dissimula habilement un regard sarcastique en sentant que par son intervention, dame Quéruel avait habilement servi cette opinion, tout en trouvant toutefois assez de pitié pour plaindre celle qui n’était visiblement pas dans les bonnes grâces de la comtesse douairière et devait sans doute en faire régulièrement les frais. Mathilde avait de toute façon face à elle une adversaire tout aussi habile qu’elle et, rodée aux conversations redoutables et épineuses aux enjeux autrement plus graves que l’appréciation de l’ancienne comtesse de Blois, la jeune dame se défendit honorablement, sans jamais se départir d’une moue qui se transformait légèrement en fonction de ce qui se disait.

La dame de Déols ne se laissa pas non plus désarçonner lorsque furent évoquées les aventures d’Henri Plantagenêt dont elle était, de toute l’assistance, la mieux placée pour parler puisqu’elle comptait au nombre de celles-ci. Sur cet écart qu’elle ne s’était jamais totalement expliqué, personne ne savait heureusement quoi que ce soit, excepté Henri qui fut gratifié d’un regard entendu. Elle se doutait bien qu’il ne lui ferait pas l’affront de révéler ce qu’il savait, et dont elle n’avait d’ailleurs aucunement honte, mais sa dernière et seule indiscrétion sur le sujet l’avait conduite à une violente conversation avec un Plantagenêt dont la seule vue l’exaspérait, à un siège qui aurait bien pu tourner au cauchemar et indirectement, à accepter des compromis qu’elle regrettait d’autant plus que se trouvait parmi eux son mariage avec Thibaud. Elle se garda bien de se laisser entraîner par de telles pensées, d’autant qu’il se jouait à ses côtés une petite plaisanterie qu’elle ne goûtait guère.
« Dame Sybille connaît très bien le duc de Normandie, mère, disait en effet le comte de Champagne avec ironie, et un air innocent qui lui valut un regard discret mais outré, il est venu il y a quelques années pour lui proposer une alliance qu'elle a refusé. Il y a combien de temps, dame Sybille ? Quatre ans environ, non ?
- C’est cela, il pensait pouvoir profiter de l’absence de mon époux pour que je serve ses intérêts, sans doute avait-il oublié à qui il avait affaire, rétorqua-t-elle sur le même ton, non sans se rappeler que c’était exactement l’impression que lui avait laissé la première visite d’Henri.
- Le père de dame Sybille a souvent combattu Geoffroy le Bel comme votre époux, reprit ce dernier en s’adressant à sa mère. »
Celle-ci, qui arborait jusque là un air satisfait et avait lancé sur Sybille un regard un peu moins réprobateur que les précédents, se fendit d’un air hautement méprisant tandis que la dame de Déols fronçait les sourcils, n’ayant guère envie d’évoquer son père face à l’épouse de celui qui l’avait tué.
« Des inconséquents misérables et bien trop fiers d'eux-mêmes, marmonnait Mathilde, ce sera leur orgueil qui les perdra, ils veulent tout mais ils perdront tout, c'est cela quand on est ambitieux et incapable. »
Il s’agissait là d’une parfaite conclusion sur le sujet des Plantagenêt, aussi personne ne trouva-t-il bon d’ajouter quoi que ce soit, et l’on entendit se répandre autour d’eux un murmure d’approbation. Sybille, quant à elle, se contenta d’esquissa une moue ironique en songeant à Guillaume qui ignorait lui aussi tout de sa naissance, et qu’elle élevait comme le second fils d’Abo. Elle savait qu’un jour, elle lui devrait la vérité, mais estimait que pour l’heure il n’avait pas à porter ce poids qu’il ne pourrait, au regard des sentiments peu charitables que sa mère vouait à Henri Plantagenêt, que porter comme un fardeau. Qu’importait après tout que sa naissance ne fût pas celle qu’on croyait ? Sybille lui portait autant d’amour qu’à Aymeric et en oubliait parfois elle aussi son véritable père. Une fois de plus, ce fut Mathilde qui rappela l’attention de la jeune dame en reprenant la parole après un court silence, sur un ton léger, comme si elle ne faisait qu’évoquer une nouvelle banale et sans intérêt, nouvelle qui eut cependant pour effet de faire taire une grande partie de l’assemblée.
« Les messagers ont enfin fini par trouver où était Bar, j'ai eu une lettre de Paris. Cet incapable de roi se sépare enfin de son épouse. Finalement... Je n'aurais jamais pensé pouvoir un jour approuver un acte de ce roi mais c'est là la meilleure décision qu'il aurait pu prendre. »
Elle continua à marmonner quelques reproches à l’égard du couple royal et plus particulièrement de la reine sans réellement attendre de réponse, permettant ainsi à chacun de prendre la mesure de cette annonce qui n’allait pas être sans conséquence sur le royaume. Sybille s’attendait comme tout un chacun à cette séparation, mais qu’elle fût enfin effective lui donnait une toute autre importance, et ne pouvait laisser la régente d’un domaine aussi exposé que Châteauroux indifférente. Aliénor ne resterait pas sans se remarier indéfiniment, et les rumeurs allaient déjà bon train sur une possible alliance avec Plantagenêt. Si de tels bruits disaient vrai – ce qui était probable – alors Déols se trouverait aux portes de l’immense ensemble que formeraient la Normandie, l’Anjou et l’Aquitaine, et Sybille n’imaginait pas un instant que la duchesse renonçât à réclamer d’elle l’hommage d’Aymeric. Devenue comtesse de Blois, son refus serait d’autant plus légitime que Châteauroux avait, le temps de la minorité de son aîné du moins, basculé dans la mouvance blésoise, mais en l’absence de serment clair, la situation demeurait vague et préoccupante, elle en avait bien conscience. Elle résolut toutefois de s’y pencher plus tard : la séparation devrait être validée par un concile, elle avait donc un peu de temps devant elle et surtout, son attention fut brusquement rappelée à Bar par Henri qui se pencha sur elle pour lui parler.

Elle accepta volontiers de quitter la salle en sa compagnie, preuve que ses solides résolutions s’étaient déjà pour la plupart envolées, et ils profitèrent de l’émoi général dont avait été saisie l’assemblée pour s’échapper. Seul l’œil inquisiteur de la duchesse de Bourgogne resta posé sur eux jusqu’à ce qu’ils aient disparu, et Sybille s’en soucia assez peu pour laisser le chevalier prendre son bras et l’entraîner à l’extérieur. Il la conduisit dans un jardin arrangé avec goût mais dont les couleurs semblaient ternies par le ciel gris et la lumière particulière d’un jour qui laissait présager que l’orage n’était pas loin. La dame de Déols se préoccupa de toute façon seulement trop vaguement de ce qui se trouvait autour d’elle pour le regretter, trop occupée à profiter de la présence du comte tout près d’elle, à laquelle le le silence et la solitude du lieu dans lequel ils déambulaient donnaient une saveur toute particulière. Ils ne s’étaient que rarement retrouvés seuls et Sybille se prit à le regretter, et dans le silence qu’ils laissèrent durer un moment, elle sentit à nouveau son cœur battre une mesure que le chevalier était bien le seul à pouvoir provoquer. Elle profita d’un instant où il avait tourné la tête pour le dévisager, et ne put empêcher le souvenir de l’instant où, pendant une farandole, ce visage qu’elle ne se lassait pas de détailler avait été si proche du sien qu’elle n’aurait eu qu’à lever la tête pour céder au désir qui la taraudait et poser ses lèvres sur les siennes. Ce souvenir la troubla et elle baissa vivement les yeux, s’attachant à observer comme si elle y trouvait un intérêt tout particulier un bourgeon qui semblait lutter contre l’écrin qui le protégeait pour fleurir, et se joindre aux roses déjà écloses qui coloraient l’allée qu’ils longeaient.
« Je suis désolé de l'attitude de ma mère, lança soudain Henri, brisant le silence qui les enveloppait jusque là, elle n'est pas aimable mais elle n'est pas mauvaise, au fond. Si elle ne m'a jamais prêté beaucoup d'attention, elle m'a aimé à sa manière. Mais vous lui avez plu, ma dame ! Et croyez-moi, ce n'est pas donné à tous ! ajouta-t-il en riant alors qu’ils venaient de s’arrêter devant un parterre fleuri. »
Sybille esquissa une moue amusée en songeant qu’en cela, elle ne pourrait que remercier dame Quéruel qui avait fort bien œuvré pour elle alors qu’elle ne cherchait sans doute qu’à lui attirer le mépris de la redoutable comtesse.
« C’est ce que j’ai cru deviner, répondit-elle sur le même ton, je suis d’autant plus flattée d’avoir réussi à lui plaire. Et je saurais au moins de quoi l’entretenir si je devais avoir une nouvelle conversation avec elle. »
Elle sourit avec humour, en songeant évidemment aux Plantagenêt. La jeune dame ne se complaisait pas dans les médisances, mais s’il fallait pour s’éviter les foudres d’un dragon tel que la comtesse douairière se laisser aller à quelques commentaires peu charitables sur les Angevins, ou sur la duchesse d’Aquitaine qu’elle appréciait peut-être encore mois, elle ne s’en priverait certainement pas. Ils conversèrent encore un moment mais, malgré le calme appréciable des lieux, finirent par céder le terrain au froid qui s’était levé et s’en retournèrent vers le palais où l’agitation soulevée par l’arrivée de la cour du comte de Champagne était quelque peu retombée pour laisser place aux va-et-vient des domestiques que l’on avait chargés de la préparation du repas à venir et qui, c’était une évidence, avaient tout intérêt à ce que tout soit parfait afin de ne pas avoir affaire à la comtesse. Mais les deux jeunes gens, toujours au bras l’un de l’autre, n’avaient que faire de ces allées et venues. Toute à la conversation d’Henri, Sybille se laissa conduire dans le château, découvrant avec la même curiosité qu’à Provins ou à Troyes ces pièces inconnues qui possédaient chacune leur lot d’anecdotes ou de souvenirs qu’elle écoutait avec aux lèvres un petit sourire amusé. Elle admira la bibliothèque et s’enthousiasme sincèrement à l’idée d’en voir plus dès le lendemain – proposition qu’elle s’empressa d’accepter – mais ce qui la laissa réellement admirative, ce fut la chambre de l’ancienne comtesse Adèle d’Angleterre. Elle resta saisie devant l’imposant plafond tapissé d’étoiles qui semblaient veiller sur le monde dont une carte avait été tracée au sol, prenant Jérusalem pour centre, et ne lâcha le bras d’Henri que pour aller étudier de plus près la tapisserie à la gloire de Guillaume le Conquérant avec l’intérêt et l’attention de celle qui savait reconnaître et apprécier les belles œuvres là où elle les trouvait. Alors qu’il lui racontait une nouvelle anecdote, elle se plut à imaginer le chevalier, enfant, au milieu de cette grande pièce que ses ornements rendaient encore plus vaste. Lorsqu’ils sortirent, elle ne put s’empêcher de laisser s’égarer derrière elle un regard rêveur avant de le suivre vers la salle où ils avaient été reçus quelques temps plus tôt.

Celle-ci avait été plus ou moins désertée, aussi ne s’y attardèrent-ils pas, lui préférant deux bancs de pierre auprès d’une large fenêtre qui ouvrait sur la rue. Le départ au grand galop de ce qui semblait être un messager attira son regard pourtant bien plus prompt à se tourner vers le comte, et la ramena un instant à aux considérations qu’elle avait laissées de côté avant leur départ pour les jardins, et songea non sans ironie qu’il n’était pas malheureux que les circonstances l’aient conduite à devenir l’épouse du comte de Blois avant la séparation du roi et de sa reine. En termes politiques s’entend car lorsque le frère de cet époux bien commode lui prit la main, elle ne put s’empêcher de repousser bien loin la pensée de Thibaud et de leurs noces.
« Vous avez appris comme moi la séparation du couple royal, commença Henri comme s’il avait lu dans ses pensées, n'ayez crainte, quelle que soit désormais la décision de la duchesse Aliénor, nous serons là pour vous soutenir. Elle n'a pas à demander l'hommage d'un jeune garçon parti en Champagne et jamais nous ne plierons le genou devant les comtes de Poitiers. »
Il avait serré sa main, en un geste qui troubla Sybille et qu’elle aurait voulu pouvoir lui rendre. Elle se contenta cependant de laisser sa paume dans la sienne, pour lever vers lui un regard dans lequel ses paroles avaient allumé un éclat de défi.
« Je ne crains pas la duchesse, répondit-elle avec fermeté. J’aurai certainement de ses nouvelles d’ici peu, mais elle n’a rien à attendre de moi, et n’approchera certainement pas Aymeric. »
Le ton de sa voix s’était accordé avec l’expression résolue de ses traits. Aliénor d’Aquitaine, toute duchesse qu’elle était, ne saurait la contraindre, et si elle ignorait encore à qui elle avait affaire, elle le découvrirait bien assez tôt. Sans en dire plus, Sybille arrêta également une décision qu’elle suspendait depuis plus de trois ans désormais. Dès son retour, elle écrirait au roi, avec ou sans l’accord de Thibaud, avec la certitude qu’on ne l’ignorerait pas car les alliances qui risquaient de se former ne manqueraient pas d’attirer à nouveau de nombreux regards sur le Berry. Ils n’eurent de toute façon pas le temps d’en discuter plus avant car soudain, un vent de panique sembla se lever sur le palais de Bar, ramenant le comte et sa compagne à l’instant présent. Cette soudaine agitation n’avait d’autre responsable qu’une voix puissante et sévère que l’on pouvait entendre résonner bien avant l’arrivée de son propriétaire. Surprise, Sybille récupéra sa main et fronça les sourcils, tandis que les vociférations de se faisaient de plus en plus audible, signe que celui qui semblait capable de figer l’ensemble du château se rapprochait.
« Que faites-vous ici, vous ?! Vous surveillez ? Vraiment ? Et peut-on savoir ce que vous surveillez, bougre d'imbécile ? Vous croyez vraiment que les ennemis vont arriver par la porte du garde-manger ? »
Cet éclat eut pour effet de faire apparaître un garde qui passa devant eux à toute allure, visiblement effrayé. Il fut suivit de près par une Mathilde de Carinthie qui garda tête basse, ce que la dame de Déols trouva vaguement inquiétant après l’aperçu qu’elle avait eu de la personnalité de la vieille comtesse. L’explication à ces deux fuites successives déboula brusquement par la même porte d’où s’étaient échappé le garde et Mathilde, et se révéla être un homme maigre, de bien petite plus petite taille que ne le laissait suggérer sa voix et dont l’agitation nerveuse, et même fiévreuse laissa un instant la jeune femme perplexe, car on pouvait légitimement se demander comment une telle silhouette pouvait provoquer de telles réactions. Elle allait demander à Henri de qui il s’agissait, mais la réponse à toutes ses interrogations vint d’elle-même.
« Et bien mon fils, que fais-tu donc ici à rêvasser ? »
Sybille, qui s’était redressée, se raidit brusquement en comprenant que la petite silhouette coléreuse qu’elle avait sous les yeux n’était autre que celle de Thibaud IV, le vieux comte, celui-là même dont elle avait tant de fois entendu le nom retentir dans la bouche de son père et auquel ce dernier devait sa misérable fin. Droite face à cet homme dont le surnom « le grand » semblait avoir été usurpé, ou attribué de façon ironique, elle sentit qu’un masque de dureté et de froideur recouvrait soudain ses traits, et les rancunes qu’elle oubliait si promptement auprès d’Henri revinrent allumer dans son regard cet éclat glacial qui témoignait de ses inimitiés.
« Forcément, toujours à promener les dames et après on s'étonne que le comté aille mal... ! continuait le vieux comte qui semblait en proie à une violente poussée fièvre. Qui est-elle ?
- Le comté ne va pas mal, père, rétorqua Henri, dame Sybille est la comtesse de Blois, l'épouse de Thibaud. »
L’épouse en question se contenta de saluer avec raideur celui qui était devenu son beau-père, mais n’avait (à son grand bonheur) pas pris la peine d’assister au mariage.
« Thibaud ? Qui est Thibaud ? ... ah oui, c'est vrai que j'ai deux fils, ma pauvre, vous n'avez pas hérité du plus doué ni du mieux fait, lança le vieux comte qui ne sembla pas noter qu’elle faisait un effort pour ne pas baisser les yeux, ni montrer qu’elle était, sur ce point, d’accord avec lui.
- Vous avez cinq fils, père, le corrigea son aîné. »
S’en suivit une longue tirade durant laquelle Thibaud IV s’étonna de cet état de fait, lui qui ne se souvenait plus de ses trois derniers fils – auxquels s’ajoutaient en plus quelques filles, ce qui semblait compliquer encore les choses. Après avoir qualifié Thibaud d’incapable, il s’interrogea plus particulièrement sur Etienne de Sancerre dont ne nom ne semblait définitivement pas lui revenir, et ce sous l’œil peu charitable d’une comtesse de Blois profondément perplexe.  
« Mais si, il est à Sancerre, père, insista le comte de Champagne, mais pourquoi n'êtes-vous à Lagny où Bernard vous a demandé de rester ?
- Dire que j'ai laissé un inconnu à Sancerre... Lagny... Lagny... Non mais vous savez, ma petite, reprit Thibaud IV en se tournant vers Sybille, surtout n'épousez jamais un Allemand, vous vous retrouvez avec une ribambelle d'enfants et vous ne savez pas pourquoi. Ah non vous êtes déjà mariée, c'est cela. »
L’intéressée hocha vaguement la tête, en espérant qu’il s’en contenterait mais alors qu’elle le voyait déjà avec soulagement tourner les talons, il se ravisa.
« Oh et puis vous passerez le bonjour à Sulpice, qu'il prépare bien ses remparts, j'arrive ! Enfin non, au petit, maintenant, comment il s'appelle, déjà ? »

Sybille, qui était jusque là restée relativement impassible, serra les poings et ne put que se crisper à nouveau et vriller sur le vieux comte malade un regard où la pitié le disputait à la colère, et peut-être même à une haine mal éteinte. Elle se rappela en un éclair de ce jour où Henri était venu lui annoncer la mort de son père, et de quelle façon est-ce que son plus vieil ennemi s’y était pris pour le réduire définitivement au silence, des images qu’elle n’avait pu s’empêcher de se former dans son esprit, et qu’elle chassa à nouveau d’un geste impatient de la main.
« Je ne savais pas qu'il serait là. Si cela vous importune, je peux m'en charger... Il est désormais bien vieux et mourant... J'espère qu'il ne vous a pas blessée, souffla alors Henri, visiblement inquiet. »
Ces quelques mots poussèrent enfin Sybille à se détourner de la porte par laquelle avait disparu Thibaud IV. Elle posa sur le chevalier un regard indéfinissable, mais le trouble qu’elle trouvait encore et toujours à croiser ses yeux bruns, ou à le dévisager lui fit soudain prendre conscience, en partie du moins, de l’absurdité de la situation. Elle, digne fille de Sulpice d’Amboise dans ses ambitions, son caractère et ses inimitiés, était désormais mariée au second fils du plus grand ennemi de son père, et surtout, éperdument amoureuse du premier auquel elle avait pardonné depuis bien longtemps tout ce dont elle le tenait jadis pour responsable. L’ironie de cette réflexion aurait pu – ou du moins aurait dû lui faire ouvrir les yeux sur le piège dans lequel elle s’était laissée attrapée mais bien au contraire, elle se contenta d’un rictus cynique, assorti d’un regard qui se voulait rassurant.
« Il est bien malade, en effet, marmonna-t-elle. Ne vous inquiétez pas, mes propres parents n’auraient sans doute pas été bien plus aimables… Vous n’avez pas connu ma mère dans ses grandes heures, ajouta-t-elle pour détendre l’atmosphère. »
Il n’en resta pas moins qu’elle adressa une requête muette au destin afin de ne plus avoir à croiser le vieux comte de Blois, ou du moins, pas dans de telles conditions, et qu’il lui sembla que son ombre malade planait sur le palais, de concert avec celle de Mathilde, en une association pour le moins pesante. Sybille se garda de faire part de cette sensation à Henri auquel, visage radouci, elle adressa un sourire sincère. Elle allait reprendre la parole quand la voix tonitruante de Thibaud IV se fit de nouveau entendre non loin. Cette fois, cependant, le vieil homme passa sans leur adresser un regard, trop occupé à installer sur l’arbalète dont il était soudain muni un carreau qui semblait lui résister en pérorant quelques commentaires sur ces incapables qui gardaient le château. Henri et Sybille en restèrent un moment interdits, alors même qu’il avait disparu, et la jeune dame ne put qu’acquiescer lorsqu’il lança qu’il ferait sans doute mieux d’aller voir ce qui se passait. Elle lui souhaita tout de même bon courage, et le regarda s’éloigner, songeuse, avant de retrouver le chemin de ses appartements pour se préparer en vue du souper que Mathilde de Carinthie avait tenu à organiser et qui promettait d’être animé.

Une fois rentrée dans sa chambre, elle eut la surprise d’y trouver une Cyrielle fort affairée, et non entrain de rêvasser, ou même absente comme elle s’y était attendue, même si le petit sourire qu’elle arborait la trahissait. Sybille l’observa un instant en haussant un sourcil perplexe, mais fut rapidement détournée des états d’âme et de l’amourette de sa servante lorsqu’elle comprit que les tissus que celle-ci étalait sur son lit n’étaient autre que celles qui constituaient la robe qu’elle avait fait faire à partir de l’étoffe sur laquelle on avait demandé son avis à Henri lors de la foire de Provins.
« Un coursier vient de la livrer, annonça Cyrielle, j’ai pensé que vous voudriez la voir à votre retour. Elle est tout à fait comme vous l’aviez souhaité ! »
Sybille la remercia, non sans se priver de la taquiner sur le fait qu’elle était tout aussi surprise de la voir que de l’arrivée du coursier, puis alla observer de plus près le vêtement, songeuse. Elle n’hésita qu’un court instant, avant d’annoncer qu’elle le porterait le soir même, et s’attaqua sans différer à ses préparatifs. La robe était en effet conforme en tous points à ce qu’elle avait demandé, principalement cousue dans la soie bleue choisie à Provins. Elle retombait en plis savamment ordonné, et les longues manches évasées avaient été habilement brodées d’or. On y avait ajouté un corsage d’une teinte plus sombre, agrémentée d’une ceinture de cuir bordée de galons dont les longs pendants se croisaient à la taille de la jeune dame dont Cyrielle tressa les mèches blondes en y mêlant quelques rubans aux nuances de bleu et d’or avant de les recouvrir d’un voile précieux et d’un cerclet doré finement ouvragé. Enfin, Sybille se saisit du collier que le comte de Champagne lui avait offert, et tout en ne pouvant s’empêcher de se remémorer le trouble qui l’avait saisie alors qu’il avait accroché le bijou à son cou, se prit à espérer que cette robe dont Marie lui avait demandé de choisir l’étoffe lui plairait. Cyrielle la laissa se farder afin de dissimuler quelques traces de fatigue laissées par le voyage et son éternel peu d’heures de sommeil et enfin, la comtesse se leva et quitta ses appartements pour rejoindre la grande salle dans laquelle on avait dressé les tables en vue du banquet. Elle y pénétra en silence, mais sentit néanmoins quelques regards éloquents se poser sur elle, regards dont elle n’avait que faire car malgré tous ses efforts, c’est celui d’Henri qu’elle chercha. Elle remercia d’une petite moue un chevalier qui la complimenta sur son passage, mais l’oublia bien vite car ses yeux rencontrèrent enfin ceux du comte qui semblait s’être interrompu dans sa conversation. Elle rougit légèrement en lui adressant un sourire, ce qui pouvait heureusement passer pour un effet du fard, et se dirigea vers le petit groupe que formaient le comte, Isabelle, Marie et un jeune garçon, André de Montmirail, qu’Henri semblait avoir pris sous son aile. Elle en profita pour observer rapidement l’assistance, composée de seigneurs qu’elle n’avait pour la plupart jamais vus, ou vaguement lors de leur passage à Châteauroux quelques mois plus tôt. Elle adressa un salut amusé à Brienne qui semblait en grande conversation avec Joinville, en désignant du coin de l’œil un seigneur austère qu’on avait présenté à Sybille sous le nom de Joigny. Elle ne connaissait aucune des personnes avec lesquelles se trouvait celui-ci, aussi s’en détourna-t-elle. Elle touchait de toute façon au but et salua joyeusement les deux sœurs du comte, dont la plus jeune s’exclama en voyant sa tenue :
« Ah, voilà qui est superbe ! Je ne te savais pas des goûts aussi sûrs en matière d’étoffes, Henri ! »
Elle éclata de rire, de même que le reste du petit groupe quoi que Sybille baissât discrètement les yeux.
« J’espère que vous êtes satisfait de votre choix, comte, osa-t-elle néanmoins en se composant un air amusé. »
Marie avait quant à elle retrouvé son air inquisiteur, et annonça avec le ton de celle qui a quelque chose derrière la tête qu’elle voulait profiter du repas aux côtés de son frère et de sa belle-sœur dont elle était ravie d’avoir fait la connaissance. La belle-sœur en question ne put que la remercier en dissimulant sa déception, et toute conversation fut dès lors interrompue par l’arrivée de Thibaud IV et de son épouse à la suite desquels, on s’installa à table.

Placée entre Marie d’un côté, et Mathilde de l’autre, Sybille eut la vague sensation d’être cernée mais elle se garda bien du moindre commentaire et arborait toujours une mine enjouée alors que l’on servait les premiers plats. Au cours de sa conversation avec Marie, elle profita d’un instant où celle-ci s’adressait à l’une de ses sœurs pour se reculer sur le dossier de sa chaise et croiser le regard d’Henri.
« Je n’oublie pas votre promesse de m’emmener voir votre scriptorium dès demain, comte, lança-t-elle. Où se trouve-t-il exactement ? »
On lui avait assuré que l’on y porterait ses propres manuscrits sans lui donner le nom exact de l’abbaye en question, et elle avait réellement hâte de voir les merveilles qu’il lui avait promises. Ils conversèrent quelques instants sur le sujet, avant d’être interrompus par la duchesse de Bourgogne qui avait repris sa position initiale et demanda à Sybille de lui donner son avis de mécène sur le jeune trouvère qui s’apprêtait à se produire, ce que celle-ci fit de bonne grâces malgré son attention qui se détournait si facilement sur Henri, ou que le couple vaguement effrayant que formaient Thibaud IV et son épouse se mit à attirer en échangeant avec des airs entendus de conspirateurs quelques mots à voix basse. Tour à tour, chacun des convives se vit gratifié d’un regard et d’un commentaire que nul ne parvenait jamais à entendre. La comtesse de Blois se sentit particulièrement mal à l’aise quand son tour vint, mais sans se départir de son sourire, fit mine de s’intéresser aux acrobates qui tentaient de divertir l’assistance par leurs sauts toujours plus impressionnants. Ces derniers ne furent interrompus que par l’entrée d’un héraut qui annonça l’arrivée impromptue d’un émissaire de l’empereur qui demandait l’hospitalité ainsi qu’un moment d’audience avec le comte de Champagne lorsque celui-ci serait disposé à lui accorder de son temps.
« Qu’il entre, qu’il entre ! lança soudain Thibaud IV de sa voix tonitruante, et qu’il expose sa requête ici-même, voilà qui lui apprendra à venir nous déranger en plein repas ! Cela ne m’étonne pas des Allemands, ces gens n’ont aucune manière, ajouta-t-il un ton plus bas en ignorant le regard à la fois las et courroucé de sa femme. »
L’émissaire n’eut d’autre choix que d’entrer et de se présenter devant toute l’assemblée. Sybille le détailla et comprit à son air qu’il n’était pas à son aise, ce que l’on pouvait comprendre, d’autant que Mathilde se pencha soudain vers elle pour se répandre en commentaires désobligeants de toutes sortes sur son attitude et sa mise.
« Je viens vous adresser une proposition de la part de mon maître d’Hildesheim, annonça l’ambassadeur en s’adressant à Henri.
- Ah, ces imbéciles du Nord, siffla Mathilde.
- Ricanez donc, vous nous venez bien de Carinthie, vous ! On ne sait pas même ou cela se trouve, la Carinthie… rétorqua aussitôt son époux. »
Sybille se mordit la joue pour étouffer un sourire amusé, voire pire, et se concentra sur le malheureux émissaire.
« Il souhaite vous offrir la main de sa fille, Ermentrude, poursuivit-il. »
Cette réplique passa à Sybille toute envie de rire, et si elle fit un effort pour conserver sa mine réjouie, celle-ci se ternit néanmoins et elle alla s’appuyer contre le dossier de sa chaise, bien moins prompte à compatir au sort de l’émissaire. Elle ne put s’empêcher de couler un regard vers Henri, et sentit la jalousie lui mordre vivement le cœur en le voyant écouter avec ce qui lui sembla beaucoup d’attention le récit des qualités de cette jeune, aimable, intelligente, et surtout grande beauté qu’était Ermentrude d’Hildesheim. Elle se rembrunit encore et piqua avec dépit un morceau de viande dans son assiette. Ce fut la première fois qu’elle songea, du moins aussi clairement, qu’elle aurait donné beaucoup pour que l’on offrît sa main au comte, cette-même main qui portait déjà l’alliance qui l’enchaînait à Thibaud, et la douleur de cette pensée lui tira une moue indéfinissable qu’elle tenta en vain de dissimuler, oubliant tout à fait les commentaires de Mathilde auxquels elle ne répondait déjà que vaguement.
« Vous semblez contrariée, dame Sybille, lui glissa discrètement Marie alors que celle-ci avait à nouveau baissé la tête en entendant l’émissaire s’enthousiasmer d’une alliance.
- Pas le moins du monde, prétendit-elle en forçant un sourire.
- Alors c’est que vous n’êtes pas convaincue… Cette jeune femme a pourtant l’air tout à fait aimable, qu’en pensez-vous ? poursuivit la duchesse, avec un regard que son interlocutrice trouva un peu trop inquisiteur pour être honnête.
- J’ai toujours pensé que trop de compliments cachaient bien des mauvaises surprises. »
Elle n’en dit pas plus, de peur de se trahir et Marie eut la décence d’interrompre là son interrogatoire. Sybille avait eu affaire à assez de prétendants pour qu’on jugeât qu’elle parlait d’expérience, il n’y avait donc rien à ajouter sur le sujet. L’émissaire lui-même n’avait pas grand-chose de plus à dire, aussi la conversation ne s’éternisa-t-elle pas.
« Alors, comte, pensez-vous avoir trouvé votre bonheur ? lança Sybille sur le ton de la plaisanterie lorsque les conversations eurent recommencé de toutes parts. »
Son air détaché cachait toutefois assez mal l’intérêt qu’elle portait à la réponse qu’il allait lui faire. Envers et contre tout ce qu’elle s’était juré, elle ne put s’empêcher de se sentir soulagée en le voyant assez peu convaincu et dissimula mal un sourire ravi bien peu convenable qu’elle transforma vite en rictus amusé lorsque Thibaud IV s’exclama que s’il y avait bien une erreur à ne pas faire, c’était celle d’épouser une Allemande.

Le reste du repas se passa sans plus d’incident notable. La jeune dame de Déols resta un moment songeuse, tout en essayant d’éviter de trop longues conversations avec Marie qui semblait prendre un malin plaisir à la mettre mal à l’aise et qu’elle soupçonna d’avoir deviner ce qui la troublait. E lle fit mine de préférer écouter les commérages de la vieille comtesse qui s’appliqua à la prendre à témoin dès lors que l’on évoquait les Plantagenêt, et se répandit en sifflements de vipère au sujet de la duchesse d’Aquitaine. Son époux, quant à lui, semblait fort préoccupé depuis qu’on lui avait annoncé que Bernard de Clairvaux était en route pour Bar et qu’il serait sans doute là dès le lendemain. L’atmosphère calme, et plutôt monotone de la soirée ne fut brisée qu’à la fin du repas, lorsqu’une troupe de musiciens s’installa d’un côté de la grande salle sous le regard peu amène de Mathilde, qui ne se garda sans doute de les renvoyer que parce que l’enthousiasme général ne le lui permit pas. Sybille, quant à elle, vit avec un certain soulagement le moment où elle pourrait échapper à ses deux terribles voisines, ne serait-ce que pour aller faire plus ample connaissance avec les seigneurs et les dames auxquels elle n’avait pas encore été présentée. Elle devait bien s’avouer aussi que la vue des musiciens firent remonter à sa mémoire quelques souvenirs encore bien récent, et qu’elle souhaitait de tout son cœur peu raisonnable partager une nouvelle danse avec le comte. Elle avait d’ailleurs profité de l’absence de Marie qui s’était levée afin de rejoindre une jeune femme de sa connaissance pour se tourner à nouveau vers lui, et l’entretenir de la ballade fort agréable qu’ils avaient entendu avant l’installation des musiciens quand une silhouette se dessina à ses côtés. Surprise, elle se tourna vers le nouveau venu et le dévisagea. Il s’agissait d’un homme qu’on lui avait présenté sous le nom de Jacques de Chacenay et avec lequel elle avait échangé quelques mots quelques heures plus tôt.
« Pardonnez-moi de vous interrompre ma dame mais… me laisseriez-vous vous inviter à danser ? demanda-t-il avec un sourire assuré. »
Sybille mit une longue seconde à réagir, le temps de prendre la mesure de l’impolitesse que constituerait un refus qu’elle brûlait pourtant de lui faire, alors qu’elle s’apprêtait à faire la même proposition à Henri.
« Et bien… pourquoi pas ? lâcha-t-elle.
- Vous m’en voyez ravi ! Pardonnez-moi, comte, je vous promets que je ne vous l’enlève pas trop longtemps, ajouta-t-il dans une tentative de plaisanterie qui ne tira qu’une moue à Sybille. »
Elle laissa donc sa main à Chacenay et se leva à regret pour se diriger à sa suite au centre des tables où s’étaient déjà réunis quelques couples, alors que quelques notes au rythme lent commençaient à s’élever dans la salle. Mais la danse avait à peine commencé que déjà, le regard de la jeune femme s’égarait vers Henri, avec la pensée, entêtante, que c’était avec lui qu’elle souhaitait se trouver.


Dernière édition par Sybille de Déols le Dim 8 Sep - 14:32, édité 1 fois
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Jamais Henri n'aurait pu imaginer qu'il aurait l'occasion d'admirer la gracieuse silhouette de Sybille de Déols dans les couloirs du château dans lequel il avait en partie grandi et où il était devenu ce qu'il était à l'heure actuelle, en une époque où son père lui demandait de l'accompagner partout où il se rendait, afin de former son héritier et qui lui semblait désormais d'autant plus lointaine et étrangère que son cœur tout entier battait pour une jeune femme qu'il ne connaissait pas encore alors. Qu'il était irréel en effet ce garçon qui avait bravé les interdits pour grimper jusqu'à l'étage réservé aux femmes et pour pousser une porte au hasard, se retrouvant dans la chambre somptueusement décorée de sa grand-mère ! Au moment où il ouvrit délicatement le battant pour laisser passer la dame, tout ce qui lui semblait réel, c'était le tambourinement de ce même cœur dans sa poitrine et le sourire de Sybille qui effaçait les fantômes du passé, de vagues songes qui s'évaporèrent dans les airs devant les corps emplis de jeunesse et de vitalité qui s'étaient imposé à eux, d'autant plus vivants que leurs pouls battaient au rythme de leur désir. Il avait la forte impression que ce passé-là était désormais bien terne et qu'il se trouvait alors incomplet et seul, comme si, à travers le temps, il aspirait déjà à trouver la personne avec laquelle il avait envie de partager ses expériences et son existence et que le bonheur lui avait été donné de la trouver, même si ce n'était au final que pour la perdre à nouveau. Non, jamais il n'aurait pensé voir la dame de Déols s'avancer lentement à travers cette chambre qui l'avait tant marqué étant enfant, rompant ainsi la césure qu'il avait pensé irrémédiable entre la vie qu'il menait avant de la connaître et sa vie, plus belle et plus brillante, après avoir fait sa rencontre. Jamais il n'aurait pensé trouver son pas gracieux et presque dansant, faisant onduler les pans de sa robe, dévoilant les courbes de sa taille et de ses hanches, lui rappelant en un éclair qu'il avait déposé ses paumes sur ces courbes en question et qu'il aurait aimé avoir le droit de recommencer, se poser sur les traces dans lesquelles ses ancêtres avaient déjà marché, faisant fi de l'inimitié qui avait opposé leurs deux familles depuis des temps immémoriaux. Mais si Sybille était une Amboise, si elle n'aurait jamais du se trouver là et qu'elle ne reviendrait sans doute plus, Henri avait l'impression qu'elle était à sa place, là, toute petite dans cette vaste chambre tendue de tapisseries, ouverte sur un monde qu'ils ne connaissaient qu'imparfaitement, à travers les récits de voyages et les lignes des contrées qui se dessinaient à leurs pieds. Elle semblait si minuscule à lever les yeux vers les étoiles mais, à l'image de l'enfant qu'il était des années auparavant, elle faisait pleinement partie de ce monde-là comme le prouvaient les grands yeux émerveillés qu'elle ouvrait sur ce qui l'entourait si bien qu'Henri, qu'elle avait laissé à la porte, en resta saisi. Peut-être était-ce simplement que Sybille était l'une de ces femmes de la même trempe qu'Adèle d'Angleterre, qu'elle savait apprécier les beautés qui s'offraient à elle, elle passait d'ailleurs en revue les cavaliers sur l'immense frise relatant la conquête de l'Angleterre par Guillaume le Conquérant, tout comme elle faisait preuve d'une force de volonté qu'elle en éclipsait son entourage. Elle ne pouvait se contenter de la banalité qui n'était que médiocrité pour elle, elle était vouée aux merveilles à l'image de cette chambre et Henri se fit la réflexion qu'il aurait voulu avoir la chance de contribuer à les lui apporter. Ce fut avec une voix un peu étranglée qu'il lui conta la manière dont il avait fait la découverte des appartements de sa grand-mère mais il retrouva un peu d'assurance au fur et à mesure qu'il lui décrivait sa gêne de s'être fait surprendre et sa fascination lorsqu'Adèle lui avait décrit la manière dont son propre père s'était emparé de l'héritage qui lui revenait de droit. Le petit garçon avait bien grandi, il était devenu comte, il avait perdu sa grand-mère aux histoires enchanteresses, il avait brisé ses illusions en découvrant le cauchemar de la Terre Sainte et désormais, la seule conquête à laquelle il aspirait c'était celle de l'âme et de l'esprit de sa geôlière qui possédait son cœur. Malgré les années, les rêves ne disparaissaient pas avec l'âge, on continuait d'ailleurs à s'y perdre, et les espoirs ne s'éteignaient jamais, et il semblait à Henri que nulle contrée, nulle couronne ou nul trône ne valait la possession de l'affection de Sybille de Déols.

Les deux jeunes gens avaient fini par trouver refuge sur deux bancs de pierre devant une fenêtre de la grande salle de laquelle ils s'étaient échappé quelques temps auparavant et qui avait été désertée par Mathilde de Carinthie et sa cour. Mais Henri ne ressentait pas le froid qui planait sur le château, vestige des mois d'hiver qui avaient duré bien longtemps cette année-là, préfiguration de la pluie qui les menaçait du haut de ses nuages noirs, il ne ressentait guère davantage l'ombre de la suspicion de sa mère qui planait pourtant dans ce qui était sa demeure dans laquelle elle régnait en maîtresse. Non, ses regards n'étaient attirés que par le visage de Sybille, par ces éternelles mèches qui, échappées de son voile, venaient se poser sur ses joues pâles et il n'avait résisté à l'envie de lui saisir la main comme pour tenter de lui faire partager ce feu qui brûlait en lui, ce brasier qui enflammait son âme toute entière, pour rendre l'atmosphère chaleureuse, la rassurer sur l'avenir des possessions de son enfant, faire rosir ses joues, dénouer ses lèvres. Et s'il lui avait promis qu'ils seraient à ses côtés pour faire front face à Aliénor d'Aquitaine, en utilisant un pronom générique qui lui évitait de devoir prononcer le nom si douloureux de son frère, de cet époux qu'il lui avait lui-même imposé, ce n'était pas uniquement pour lui rappeler leurs intérêts communs ou leur détestation commune de la reine mais presque dans la volonté de la servir comme l'aurait fait l'un de ses chevaliers parce qu'il se trouvait prêt à combattre qui elle le désirait, à lever son épée pour pourfendre ceux qui lui faisaient des affronts. Henri n'eut pas le temps de se rendre compte que cette seule phrase dévoilait la profondeur de ses sentiments car l'arrivée du vieux comte détourna l'attention des jeunes gens et vint surtout mettre un terme à l'instant de complicité qu'ils avaient partagé, refroidissant d'un coup l'ambiance et crispant les traits de la dame, rendant tous les efforts d'Henri vains. Le jeune comte de Champagne s'était levé, avançant d'un pas comme pour dissimuler Sybille derrière et la protéger de tout ce que pourrait dire Thibaud IV à son égard mais il constata bien vite que son père n'était pas dans son état normal, ou du moins dans un état décuplé par la fièvre et la maladie qui l'avait encore amaigrie et lui donnait l'air hagard de celui qui fuit la mort sans trouver de bonne cachette. Cela faisait longtemps qu'Henri n'avait plus peur de celui qui lui avait donné le jour mais il ne put s'empêcher de redouter l'instant où Thibaud poserait les yeux sur eux. La dernière fois qu'il l'avait rencontré, le vieux comte hurlait sa rage comme une bête blessée au plein cœur de sa citadelle de Châteaudun parce qu'on lui avait ôté sa proie favorite et il avait levé sa main, cette main qui à l'heure actuelle se tordait nerveusement, contre son fils, arrêté à temps par l'abbé Bernard avant qu'il ne fasse un geste irrémédiable ce qui n'avait pas empêché Henri de prononcer des paroles dont il se rappelait avec douleur même s'il ne les regrettait pas. Le jeune homme fut partagé entre la déception et le soulagement quand il constata que son père n'était pas en état de se remémorer cette dernière rencontre et il sut en un éclair que ce serait désormais l'image de son père ayant perdu l'esprit, terrassé par le poids de ses crimes, qui le hanterait après sa disparition puisqu'ils n'auraient plus jamais l'occasion de se demander pardon. Mais s'il y avait quelqu'un qui pouvait être davantage blessé de l'apparition improbable du petit seigneur, c'était bien Sybille et au cours de la conversation qui suivit, pendant laquelle Thibaud se demandait combien il avait d'enfants, le comte de Champagne ne put s'empêcher de jeter des regards en coin à sa compagne qui écoutait, visage fermé. Il ne se rappelait que trop bien ce moment où il avait du lui annoncer la mort de son père Sulpice dans les prisons du comte de Blois et où il avait l'intime conviction qu'elle l'avait détesté de toute la force de son âme. Avec le recul, ce souvenir le blessa d'autant plus car la présence de son père à Bar ne pouvait que souffler sur les cendres de cette haine peut-être mal éteinte et remémorer à Sybille de qui il était le rejeton et quel était son sang, celui d'un meurtrier. Mais en la voyant serrer les poings et se tendre entièrement, il se reprocha d'être aussi égoïste car c'était elle qui devait faire face à celui qui avait causé la mort de son propre père, devenu, par le jeu des alliances, un membre de sa famille qu'on lui avait imposé. Henri aurait voulu, comme des mois auparavant, être capable d'effacer la douleur et les images qu'il devinait s'être formés à l'esprit de la jeune femme, de consoler son chagrin ou de la venger si elle en émettait le désir, pour lier son bras à ses volontés mais il se contenta de trouver des excuses à Thibaud IV et d'espérer qu'elle n'était pas trop blessée. Il s'était retourné vers elle au moment où Thibaud avait disparu dans la pièce adjacente, le visage inquiet, cherchant un quelconque indice dans la physionomie de Sybille qui lui indiquerait ce qu'elle pensait ou ce qu'elle ressentait. La jeune femme fit volte-face pour lui faire face, et leurs regards se croisèrent, les bruns chargés de peur, les bleus rassurant. Ce fut à cet instant que la certitude d'Henri fut faite : il était prêt à tout pour elle et pour la défendre si cela lui permettait de se noyer encore et encore dans ce regard vertigineux. Étrange coïncidence peut-être que d'aimer la fille de celui qui avait tant de fois défié le comte de Blois, celle qui avait de si nombreuses raisons de le détester que la moitié seulement aurait suffi à les empêcher de se revoir mais Henri ne contrôlait plus depuis longtemps les élans de son cœur qui ne connaissaient nulle logique et pris dans un malaise qui n'avait rien de douloureux mais qui, au contraire, lui causait une bouffée de plaisir, il entendit à peine la réponse qu'elle lui fournit :
- Il est bien malade, en effet, lâcha-t-elle entre ses dents, ne vous inquiétez pas, mes propres parents n'auraient sans doute pas été bien plus aimables... Vous n'avez pas connu ma mère dans ses grandes heures, ajouta-t-elle d'un ton plus léger comme si elle se forçait à ne pas réagir.
Henri comprenant tout de même qu'elle désirait ne pas s'attarder sur le sujet, lui adressa un mince sourire qui témoignait assez mal du soulagement qu'il ressentait, tout en souhaitant que son père se décidât enfin à accomplir ce que lui demandait le vieux Bernard c'est-à-dire de sauver son âme et donc à rester à Lagny même s'il lui semblait désormais que leur séjour à Bar-sur-Aube ne s'annonçait pas sous les meilleurs auspices si l'on pouvait croiser Mathilde ou Thibaud au recoin d'un couloir, comme si le destin tentait de lui faire comprendre qu'il lui fallait enfin pleinement prendre conscience de la situation détestable dans laquelle il se trouvait, ce qu'il repoussait avec véhémence depuis des jours entiers. Comme s'ils allaient inéluctablement vers leur fin, que tout le leur montrait mais qu'ils choisissaient de rester aveugles même s'il fallait souffrir davantage plus tard.

Le comte de Champagne voulut reprendre la parole pour définitivement effacer cet épisode désagréable de leur mémoire mais, sans prévenir, Thibaud IV refit une entrée dans la grande salle pour y passer sans leur adresser un regard, événement déjà inquiétant en soit s'il n'avait pas en plus une arbalète à la main sur laquelle il cherchait à installer un carreau, tout en lâchant quelques commentaires désagréables sur celui qui venait de s'attirer ses foudres et qui allait sans nul doute être amené à le regretter amèrement si l'on en croyait la détermination du vieil homme. Les deux jeunes gens restèrent un instant saisis avant qu'Henri ne lance, non sans regrets :
- Je pense qu'il vaut mieux que j'aille voir ce qui se passe... Avant d'aller châtier celui qui a osé lui confier une arbalète, compléta-t-il avec un sourire qui démentait sa colère, nous nous retrouverons lors du banquet donné par ma mère.
Une seconde, troublé par le regard qu'elle lui adressait et ses quelques mots pour lui souhaiter bon courage, il resta là, bras ballants en se demandant ce qu'il pouvait bien ajouter ou bien faire. Il aurait aimé pouvoir lui serrer une dernière fois la main, lui dire qu'il allait trouver long le temps qui passerait sans qu'il puisse la retrouver mais à défaut de pouvoir laisser sortir ces paroles, il la salua d'un signe de tête et tourna les talons pour aller sauver le malheureux qui se trouvait de l'autre côté de l'arbalète tenue par Thibaud IV et auquel on ne donnait pas beaucoup de chance. Il songeait encore au délicieux moment qu'ils avaient pu passer ensemble, notant au passage que Sybille n'avait pas paru déçue d'avoir quitté le reste de l'assemblée pour partir à son bras, idée qui fit battre son cœur un peu plus rapidement et qui le fit se gonfler d'un espoir totalement déplacé, lorsque parti sur les traces de son père, il retrouva celui-ci devant l'une des fenêtres défensives du château dans laquelle s'était glissé un garde en faction, dont le corps sortait à moitié de l'ouverture dans la grille et qui était visiblement coincé ce qui confirma d'ailleurs Thibaud IV :
- Voilà ce qui arrive quand on emporte trop de rations pour son tour de garde, on ne parvient plus à sortir ! J'ai toujours dit qu'il fallait mener une vie ascétique, faite de jeûnes et de...
La situation aurait pu être amusante si Thibaud IV n'avait pas pointé son carreau d'arbalète sur le pauvre garde qui vit arriver le jeune comte avec un soulagement certain qui se lut sur ses traits affolés :
- Ah, comte... Je n'ai pas compris ce que voulait le vieux comte... Je dois sortir ou pas ?
- Tu as une minute pour quitter cet endroit ou je te troue la peau ! S'exclama Thibaud, tranchant la question, tout en armant son arbalète, nous ne voulons pas d'incapables dans nos rangs !
Henri passa dix bonnes minutes à expliquer à son père qu'il s'agissait peut-être d'un châtiment un peu trop dur pour un tel crime et dut plusieurs fois promettre qu'on réduirait les rations aux gardes (le concerné adressa un regard de chien battu à son comte à cette idée) avant que son père ne se résigne à abandonner l'affaire et à lui rendre l'arme ce qui poussa la victime désignée à lâcher un soupir fort peu discret.
- Tu ne perds rien pour attendre ! Le menaça Thibaud en pointant l'index devant lui puis quitta le champ de bataille d'un pas rapide et léger dans l’expectative de trouver un autre pour passer sa colère.
Henri se retrouve donc seul avec une arbalète et un garde désespéré mais jugeant que ce dernier pourrait bien s'en sortir sans lui malgré ses demandes d'aide, il imita son père pour retourner rendre l'objet dangereux dans la salle d'armes où il pourrait en profiter pour donner ses instructions, à savoir qu'il fallait éviter de donner quoi que ce soit qui ressemblât à une arme au vieux comte qui n'avait plus toute sa tête. Il ne manquait plus qu'il finisse par tirer sur l'un de ses fils qu'il n'aurait pas reconnu ! Quand Henri eut terminé, l'heure était déjà avancée et le début du souper donné par Mathilde de Carinthie n'allait plus tarder. Il rejoignit ses appartements où il retrouva son écuyer et Brienne qui s'impatientait car lui était déjà habillé et en profita pour lui poser de nombreuses questions sur l'endroit où il était et sur ce qu'il avait fait avec la dame Sybille sur laquelle Mathilde n'avait pas apparemment pas tari d'éloges pendant leur absence ce qui était assez étrange pour être noté.
- A-t-elle donné d'autres informations sur la séparation entre le roi et son épouse ? Un concile va-t-il bientôt se réunir ? L'interrogea Henri alors que son écuyer l'aidait à revêtir un long bliaud pourpre fait de soie et de fils d'or qui soulignait sa haute stature.
- Oh... Je ne crois pas qu'elle ait donné davantage d'informations, répliqua Gauthier d'un ton détaché en faisant mine de s'intéresser à la riche ceinture, magnifique ouvrage d'orfèvrerie serti de pierres précieuses qu'il tendit à l'écuyer.
- Tu ne crois pas ? Répéta Henri en fronçant les sourcils tandis que son écuyer avait des velléités de vouloir le coiffer ce qui n'était pas si facile car des mèches formaient des épis sur le haut de son crâne, que veux-tu dire par là ?
- C'est que je n'en suis pas certain..., expliqua Brienne qui trouvait décidément le plafond fascinant, elle s'est mise à parler avec ses familiers, je me suis un peu éloigné, voilà. J'ai discuté avec... Des amis, je suis sorti peu de temps après vous.
- Laisse-moi deviner, le coupa Henri d'un ton ironique, une demoiselle t'attendait dans les couloirs ?
- En tout bien tout honneur, précisa Gauthier avec précipitation, une amie, rien de plus.
- Tu fais un espion lamentable, lâcha le comte enfin habillé, en lui jetant un regard amusé parce qu'il était quand même bien en peine de lui reprocher quoi que ce soit, alors qu'ils sortaient côte à côté pour rejoindre la grande salle où des serviteurs s'étaient démenés pour installer de grandes tables où les convives pourraient s'asseoir.

Quelques-uns étaient déjà présents et échangeaient des nouvelles dans des éclats de rire. Le comte qui avait déjà perdu Gauthier salua ses connaissances puis finit par rejoindre ses sœurs Marie et Isabelle même s'il n'écouta que d'une oreille distraite leur conversation, cherchant dans l'assistance où Sybille pouvait se trouver. Il fut malgré lui déçu de ne pas la trouver car il lui semblait soudain que tout ceci manquait d'intérêt sans sa présence mais il fut distrait par l'arrivée du jeune André de Montmirail qu'il avait pris son aile depuis la mort de son père et dont il gérait les terres en attendant qu'il fut assez âgé pour le faire lui-même. Une certaine complicité unissait le petit garçon et son protecteur aussi Henri se mit-il à le taquiner, s'amusant de voir rougir André qui prit à cœur de lui expliquer tous les progrès qu'il avait accompli en son absence.
- Cesse donc de t'amuser aux dépens de notre petit seigneur, s'exclama Isabelle en riant, n'as-tu donc aucune pitié ?
- Il en faut plus pour impressionner André, répondit Henri, il faut que j'en profite de toute façon ! As-tu vu comme il a grandi ? Dans quelques années, je n'aurais plus aucune chance dans les tournois !
- Vous avez raison de vous méfier, monseigneur, s'écria André ravi de pouvoir plaisanter à son tour, toutes les belles dames n'auront d'yeux que pour moi !
Henri éclata de rire et serra le garçon contre lui en un geste affectueux mais il commit l'erreur de relever les yeux vers l'entrée de la salle et son rire se coinça dans sa gorge. Il eut à peine conscience que ses sœurs continuaient à parler car son attention s'était totalement détournée sur la silhouette qui venait d'apparaître et visiblement, il n'était pas le seul à avoir subi le charme car nombre de regard s'étaient posés sur Sybille de Déols qui avançait à pas lents, comme hésitante, dans la foule des convives. Le cœur d'Henri se mit à battre furieusement dans sa poitrine, l'empêchant d'entendre ce qui se passait autour de lui, comme s'il n'y avait plus que lui et cette apparition qui lui causait tant d'émoi. Elle était si belle, si rayonnante dans cette longue robe d'une couleur bleue qui rehaussait la blancheur délicate de sa peau et le pétillement de ses yeux que le souffle du jeune homme se coupa. Son regard était irrésistiblement attiré par la teinte vermeille de ses lèvres, sur lesquelles il désira violemment poser les siennes, par la finesse de sa taille enserrée dans son corsage qu'il aurait voulu enserrer de ses paumes, par la légère rondeur formée par sa poitrine et par la blancheur de son cou orné du collier qu'il lui avait offert, qui lui semblait autant d'appels aux caresses. Quand il revint à la réalité, ce ne fut que pour s'apercevoir qu'elle était déjà arrivée à leur hauteur et que la robe qu'elle portait était de l'étoffe sur laquelle il l'avait conseillé quelques temps auparavant lors de la foire à Provins, comme le remarqua Isabelle qui ne manqua pas l'occasion de se moquer gentiment de son frère :
- Ah, voilà qui est superbe ! Je ne te savais pas des goûts aussi sûrs en matière d'étoffes, Henri !
Le comte dissimula son trouble en laissant échapper un rire même s'il fronça les sourcils pour paraître outré mais ses yeux restèrent fixés sur Sybille qui avait les joues légèrement rouges, peut-être de gêne d'attirer autant l'attention, notant qu'elle avait soigneusement coiffé ses boucles blondes en tresses tenues par des rubans bleu et or, tresses qui tombaient sagement dans son dos alors qu'elle-même baissait les paupières, dissimulant un instant l'éclat de son regard.
- J'espère que vous êtes satisfait de votre choix, comte, lança-t-elle sur le ton de la plaisanterie.
Henri songea qu'il n'y avait bien qu'un seul mot qui aurait permis de la qualifier car en effet, elle était absolument parfaite mais il haussa un sourcil et se fit violence pour répondre de manière badine :
- Je n'en suis pas mécontent, dit-il avant d'ajouter : qu'en penses-tu André ? Dame Sybille ne mérite-t-elle pas que l'on cherche à attirer son attention ?
- Je note que tout bon chevalier se doit de connaître les étoffes pour conseiller ces dames, répondit le jeune Montmirail en donnant un coup de coude à son protecteur avant de s'adresser avec sérieux à la comtesse : ma dame, vous êtes magnifique ! Est-ce là un compliment approprié, monseigneur ?
- A peine digne de dame Sybille, fit mine de se courroucer Henri.
Ils en étaient encore à se chamailler quand Marie déclara qu'elle désirait se trouver aux côtés de son frère et de sa belle-sœur lors du repas ce qui attira une grimace sur le visage d'Henri qui n'osa pas protester cependant car il ne savait quel argument invoquer et de toute façon, leur conversation tourna court quand Mathilde et Thibaud firent leur entrée ce qui donna le signal du début du banquet.

Pendant toute la première partie du repas, Henri ressentit presque douloureusement l'éloignement avec la femme qu'il aimait. Il avait tant imaginé qu'il allait pouvoir se retrouver à ses côtés pour pouvoir entendre le son clair de sa voix, ses rires, observer se former ses sourires qui illuminaient ses traits, peut-être frôler ses mains dans un mouvement qu'il aurait fait passer pour involontaire mais il parvenait à peine à voir son profil que dissimulait Marie qui discutait avec animation. En soit, il n'était pas mal entouré car on l'avait placé entre sa sœur cadette et le jeune Montmirail qui avait une conversation très réfléchie pour son jeune âge. Non loin, son frère Guillaume contait ses mésaventures avec Bernard de Clairvaux qui tenait à faire de lui un prêtre exemplaire ce qu'il tournait avec humour et détachement. Pourtant, toujours ses pensées s'envolaient vers la dame de son cœur, aspirant à se retrouver seul avec elle pour se repaître de sa présence. Était-ce donc cela que l'amour ? Un état d'insatisfaction permanent quand on n'est pas auprès de l'être adoré ? Profitant d'un instant de distraction de Marie qui échangeait des informations avec la petite Agnès, les deux jeunes gens réussirent à échanger quand même quelques mots qui, loin de calmer l'ardeur du jeune comte, décupla son envie de se retrouver auprès d'elle :
- Je n'oublie pas votre promesse de m'emmener voir votre scriptorium dès demain, comte, disait-elle, où se trouve-t-il exactement ?
- Nous y serons en peu de temps, lui affirma Henri, il s'agit de l'abbaye St-Thibaud de Voigny où nous avons installé nos chanoines, je suis certain que vous saurez apprécier leur magnifique scriptorium, il est réellement impressionnant. Sans compter que j'ai hâte de voir ce que vous nous offrez de Déols, leurs copistes sont réputés jusqu'en Champagne !
- Prenez garde, s'écria Guillaume au loin qui suivait vaguement la conversation, l'abbé Bernard nous vous approuverait pas !
- L'abbé Bernard ? Tonna la voix de Thibaud IV, qui a parlé de l'abbé Bernard ?
Fort heureusement, quelqu'un se dévoua pour lui dire que Bernard était en route pour Bar et qu'il devrait arriver dès le lendemain, si bien que Sybille et Henri purent poursuivre sur le même ton quelques temps jusqu'à ce que Marie reprenne sa place et les sépare à nouveau. Dès lors, le repas se poursuivit dans un joyeux brouhaha entrecoupé d'acrobates et de trouvères même si Henri ne trompa son ennui qu'en parlant avec le jeune Montmirail à qui il faisait deviner qui était qui dans l'assistance sur la base de leur mine. Pendant ce temps, Thibaud IV et son épouse échangeaient des messes basses avec des mines de conspirateurs tout en désignant des personnes de l'assemblée ce qui ne fut pas sans inquiéter leurs enfants qui se regardèrent d'un air interrogateur. Henri trouvait particulièrement inquiétant de voir ses parents du même avis, car celui-ci était généralement peu favorable et il leur lança un regard ironique lorsque son tour fut venu. Ils restèrent longtemps sur le cas de Guillaume qui demanda si c'était parce que son père ne se souvenait plus de son existence.
- Il m'a salué comme le chapelain tout à l'heure dans les couloirs, confia-t-il, amusé.
Ces conciliabules furent arrêtés par l'arrivée tonitruante d'un héraut qui annonça que s'était présenté au palais un envoyé de l'empereur allemand qui demandait un moment d'audience avec le comte de Champagne dès que cela serait possible. Henri leva un sourcil interrogateur mais fort heureusement, Thibaud IV ne laissa pas durer le suspens car repoussant son assiette dans laquelle restaient à peine quelques reliques d'un vrai festin, le prétendu ascète eut un rugissement qui contrastait fort avec sa petite silhouette que l'on distinguait à peine derrière le haut de la table qui lui arrivait sur le haut du ventre.
-  Qu’il entre, qu’il entre ! Et qu’il expose sa requête ici-même, voilà qui lui apprendra à venir nous déranger en plein repas ! Cela ne m’étonne pas des Allemands, ces gens n’ont aucune manière, termina-t-il s'attirant par là un grognement de son épouse.
Henri confirma l'ordre de son père d'un geste et se fit reconnaître de l'émissaire qui s'avançait un peu intimidé entre les longues rangées de table dans un silence aussi assourdissant que l'avait été le tapage de la fête, même si l'ancien couple comtal ne faisait rien pour le mettre à l'aise car même de là où il se trouvait, Henri les entendait distinctement faire leurs petits commentaires.
- Je viens vous adresser une proposition de la part de mon maître d’Hildesheim.
- Je connais ton maître, répondit le jeune homme dans le but de l'encourager, et j'écoute les propositions avec intérêt lorsqu'elles viennent de nos amis. Parle donc.
- Il souhaite vous offrir la main de sa fille, Ermentrude, lâcha l'émissaire allemand.
Henri ne peut dissimuler une expression de surprise mais comme pour tout ce qu'il s'agissait d'affaires politiques car c'était, pour lui, le cas du mariage, il reprit rapidement un visage neutre et inexpressif non sans songer un instant que la seule femme au doigt de laquelle il aurait aimé passer une alliance était juste à ses côtés mais avait déjà un époux. Et lorsque l'émissaire se mit à lui décrire la beauté, l'intelligence ou encore l'amabilité de la jeune fille dont on proposait la main, Henri ne pouvait s'empêcher de voir se former devant ses yeux l'image de Sybille de Déols puisqu'aucune jeune femme n'était autant parée de toutes ces qualités que la comtesse de Blois elle-même. Si la fiancée avait été Sybille, sa bouche aurait déjà formé la réponse avant même d'en savoir davantage mais il revint à la réalité et promit, au terme du long discours de l'ambassadeur, qu'il allait considérer la proposition et apporter une réponse rapide.
- Je vous remercie, ajouta-t-il, prenez donc place parmi nous pour profiter des festivités et vous délasser de votre long voyage.
L'Allemand s'inclina puis disparut alors que les commentaires allaient bon train et qu'Henri demeurait songeur. Il aurait été un fou de ne pas étudier la suggestion mais déjà au fond de lui-même, il savait fort bien ce qu'il allait envoyer à ce lointain seigneur d'Hildesheim. Une telle alliance, pour un comte qui cherchait à se rapprocher du roi de France, ne lui apportait rien et peut-être, au fond de lui-même, s'y refusait-il aussi parce que son cœur borné ne voulait connaître qu'une seule et unique dame. Il finit par lever les yeux pour croiser ceux de son père qui l'observait du loin de son siège et ils échangèrent un regard entendu et complice, signe que lorsqu'il s'agissait du comté, ils étaient toujours du même avis. Puis Thibaud IV, sans doute rassuré, se détourna si bien que ce fut sur le visage de Sybille que son regard s'arrêta à nouveau.
- Alors, comte, pensez-vous avoir trouvé votre bonheur ? Lança celle-ci avec, et le cœur d'Henri fit un bond, un certain intérêt lui semblait-il.
- Cette jeune femme semble bien trop parfaite, ne trouvez-vous pas ? Répliqua le comte sur le ton de l'humour en faisant une moue, j'aurais bien trop peur de ne pas être à la hauteur !
Il s'en sortit donc par cette pirouette mais après avoir eu un sourire en direction de Sybille, il dut lui tourner le dos pour répondre à des questions de Guillaume.

Le repas se poursuivit sans autre événement notable, Henri continuant à converser avec ses voisins immédiats et répondant à des réclamations des petites dernières de la fratrie qui lui reprochaient ses trop longues absences. Il eut également une longue réflexion sur les conséquences de la séparation entre Louis VII et Aliénor d'Aquitaine avec quelques-uns de ses plus puissants vassaux qui lançaient des paris sur la nouvelle alliance qu'allait contracter le roi ce à quoi la petite Adèle apporta sa contribution en affirmant qu'elle serait reine de France, un jour. Henri préféra ne pas relever un tel rêve irréaliste puisque devant eux, se mettait en place une troupe de musiciens qui fut accueillie par des exclamations enthousiastes. En moins de temps qu'il ne fallut pour le dire, un air entraînant et entêtant s'élança dans les airs et des couples se formèrent au centre de la salle. Le jeune comte eut un regard en direction de Sybille, se remémorant aussi nettement que si cela s'était produit la veille, la farandole dans laquelle il l'avait entraînée à Provins. La dame de Déols, profitant de l'absence de Marie, s'adressait d'ailleurs à lui pour lui demander son opinion sur une ballade qu'ils avaient entendu, sans sembler remarquer l'impatience d'Henri qui attendait le moment propice pour lui tendre à nouveau sa main, dans l'espoir peu raisonnable qu'elle glisserait sa paume dans la sienne, combien même il lui faudrait redoubler d'efforts pour dissimuler ses sentiments. Mais à son grand déplaisir, une silhouette apparut à leurs côtés, celle de l'un de ses chevaliers les plus fidèles, Jacques de Chacenay et ce fut lui qui tendit la main vers Sybille.
- Pardonnez-moi de vous interrompre ma dame mais… Me laisseriez-vous vous inviter à danser ?
Comme dans un cauchemar, Henri vit Sybille accepter et se lever pour saisir le bras de Chacenay, le laissant seul avec ses regrets et son intense jalousie qui ne fit que grandir lorsqu'il les vit se placer sur la piste de danse et s'élancer sur un rythme lent bien propice aux rapprochements. Sa gorge se serra quand il observa le regard de Sybille se poser sur son cavalier et il ne parvint pas à se détacher de cette vision qui lui fendait le cœur parce qu'il était persuadé que c'était lui qui devait guider ses pas et être la cible de ses sourires, pas ce Chacenay qu'il se mit à haïr de toute son âme. Ses mains se fermèrent nerveusement sur son verre quand il constata que la paume du chevalier se posait sur une des hanches de la jeune femme comme l'exigeait une figure. Sentant que sa sœur lui adressait la parole plus qu'il ne l'entendit, il se força à détourner le regard en secouant la tête en se disant qu'il était stupide d'éprouver autant de possessivité à l'égard de celle qui n'était que sa belle-sœur mais son cœur ne le trompait pas et il se contraignit à rester en place alors qu'il aurait aimé pouvoir écarter Chacenay ou le provoquer en duel. A cause de Marie, il ne put s'échapper au moment où la chanson se terminait et en tournant à nouveau la tête vers le centre des tables, il eut la désagréable et douloureuse surprise de voir un des frères de Broyes au bras de Sybille et en train, visiblement, de lui adresser quelques compliments ce dont la jeune femme le récompensait d'un sourire et d'un regard qu'Henri trouva un peu trop admiratif.
- Écoute-tu ce que je te dis ? L'interrogea Marie, circonspecte, tu sembles bien intéressé par le couple que forment Simon de Broyes et dame Sybille. Il a l'air totalement subjugué par la beauté de dame Sybille mais il faut avouer que...
- Elle est notre belle-sœur, la coupa sèchement Henri, je trouve qu'il ne se comporte guère comme un chevalier honorable.
- Tu es donc bien charmant de veiller autant aux intérêts de Thibaud, lâcha la duchesse de Bourgogne avec, semblait-il, une certaine ironie.
Henri lui adressa un regard noir mais il n'eut pas le temps de la reprendre, même s'il la soupçonnait d'avoir deviné ce qu'il ressentait et cette idée le mettait terriblement mal à l'aise, car il avait rêvassé pendant plus de temps qu'il ne l'avait pensé et la danse était déjà terminée, laissant les couples se rapprocher des tables. Broyes suivit Sybille jusqu'à sa place et il salua avec politesse le comte et sa sœur.
- Cela fait bien longtemps que je ne t'ai pas vu à ma cour, Broyes, lâcha Henri d'un ton peu aimable alors que la jeune dame se rasseyait, pourquoi une telle absence ?
- Je... j'ai eu des obligations sur mes terres, bafouilla le jeune homme, vous m'en voyez désolé.[/color]
- Ce qui me désole, répliqua le comte, durement, c'est que tu ne juges pas bon de me prévenir. Je vois que ces obligations te laissent tout loisir de participer aux fêtes de la cour de Bar mais le service que tu me dois passe donc après.
Simon de Broyes promit que cela ne se reproduirait plus et quitta ses interlocuteurs en saluant à peine Sybille, à la grande satisfaction d'Henri qui n'avait que faire du regard de sa sœur, même s'il avait conscient d'avoir été injuste envers son vassal. Il avait désiré effacer ce sourire ravi de ces lèvres, humilier celui qui avait eu l'honneur de danser en compagnie de Sybille et lui donner donc un peu de plaisir et il y était parvenu, sans savoir si cela faisait baisser Broyes dans l'estime de la dame. Il allait enfin proposer une danse à la jeune femme en question quand Mathilde, dans son hermine ruisselante, se redressa et annonça que la banquet était terminé. Musiciens étaient priés de se retirer et chacun de retourner dans ses appartements, d'autant que la jeune cour était arrivée la journée même et devait être fatiguée. Henri ne put retenir un soupir, dissimulant à peine son amère déception et se retourna néanmoins vers Sybille pour lui donner son bras :
- Permettez que je vous raccompagne jusqu'à votre chambre, ma dame. Nous réglerons ainsi les détails de demain.
Elle accepta à sa grande satisfaction et sans attendre davantage, il savoura enfin la bonheur de sentir sa poigne et la présence de son corps tout près du sien pour l'entraîner dans les couloirs du palais comtal où chacun se dispersait.

Pendant le trajet, Henri lui demanda ses impressions sur la fête et lui expliqua qu'il souhaitait partir assez tôt dans l'après-midi pour profiter au maximum d'un long moment dans le scriptorium où il lui promit qu'elle allait voir bien des merveilles. Ils arrivèrent bien trop tôt à son goût devant la porte des appartements de Sybille où il devait la quitter. Un instant, très court instant, le désir violent le submergea de forcer le seuil de sa chambre et de l'entraîner avec lui dans le secret de l'obscurité où personne ne pourrait les voir, là il pourrait dénouer un à un les rubans de ses cheveux pour glisser ses doigts dans ces mèches blondes qu'il aimait tellement, ôter cette robe – même s'il ignorait totalement par quel bout on pouvait les enlever – qui lui semblait soudainement comme un rempart entre sa peau et les baisers qu'il souhait y déposer. Mais il se reprit et son trouble ne put se lire, son visage étant dissimulé dans la pénombre, que dans sa voix émue qui lui souhaita de passer une bonne nuit et lui rappela l'heure de rendez-vous du lendemain.
- Cette journée a été très agréable, ma dame, ajouta-t-il malgré lui, et j'espère que vous prenez autant de plaisir à être ici que nous prenons de plaisir à vous recevoir.
Il la salua une dernière fois et tourna les talons sans attendre qu'elle ait refermé la porte derrière elle, trop effrayé des envies qui le submergeaient et qui n'étaient définitivement pas recevables. Elles le poursuivirent pourtant jusqu'à son propre lit où il resta longtemps les yeux grands ouverts, se remémorant chaque détail des moments passés avec Sybille, chaque expression du visage de la jeune femme, chaque indice qui aurait pu lui faire penser qu'elle n'était pas totalement indifférente à son égard. Il se traita d'imbécile de se complaire dans de telles visions mais c'était plus fort que lui et ce fut là-dessus qu'il finit par sombrer dans un sommeil sans rêves. Le lendemain, le jeune comte s'était repris et s'était levé tôt pour donner ses instructions avant d'aller ratifier chartes et documents mis de côté par les clercs de sa chancellerie. Si ses réflexions s'envolaient régulièrement dans l'expectative de l'après-midi, il travailla assez efficacement pour être à l'heure dans la cour où il retrouva Sybille vêtue d'une robe de cavalière et deux montures harnachées.  
- Avez-vous bien dormi, ma dame ? Lui lança-t-il d'un ton joyeux, je l'espère, nous avons un petit trajet à faire pour arriver jusqu'à Voigny.
Il l'aida à grimper sur son cheval ce qu'elle fit avec une aisance certaine avant de l'imiter et ils partirent au trot en direction de l'abbaye, faisant fi des nuages noirs qui s'amoncelaient au-dessus de leurs têtes et qui menaçaient d'éclater en d'énormes orages avant la fin de la journée, Henri particulièrement ravi de pouvoir profiter seul de la présence de la femme pour laquelle son cœur battait. Pendant les longues minutes qu'ils mirent à arriver jusqu'à St-Thibaud, Henri entreprit de la faire parler le plus possible, se réjouissant à chaque fois de constater que la Champagne lui avait fait bonne impression puis il lui raconta comment le fameux saint Thibaud était devenu saint, expliquant non sans quelques éclats de rire que la légende disait qu'il avait chassé un dragon de Troyes. Enfin, ils parvinrent jusqu'à un bâtiment conventuel situé au milieu de champs cultivés par les paysans de Voigny dont les larges et lourdes portes de bois s'ouvrirent sur eux. Ils pénétrèrent dans un cloître où le doyen les accueillit avec entrain car le vieil homme semblait toujours apprécier l'enthousiasme du comte pour les manuscrits que produisait son établissement. Henri et Sybille abandonnèrent là leurs chevaux et le premier entraîna sa compagne vers le scriptorium à proprement parler.
- C'est là l'un des plus vieux de Champagne, mes ancêtres déjà faisaient recopier leurs manuscrits ici, expliqua Henri avec fierté comme s'il pouvait en être particulièrement fier avant de terminer d'un ton plus bas en lui faisant un signe de la main : venez.
Les deux jeunes gens marquèrent un temps d'arrêt à l'entrée de l'immense salle de l'abbaye entièrement dévolue à la bibliothèque où s'entreposaient vieux rouleaux et magnifiques ouvrages finement reliés de cuir. Dans l'obscurité de la pièce, uniquement éclairée de quelques bougies auxquelles on prêtait une grande attention, par peur qu'elles ne fassent s'enflammer les lieux, quelques chanoines travaillaient avec application sur des feuillets dans un silence religieux. A pas de loup, ils s'avancèrent vers l'un d'entre eux et jetèrent un œil par-dessus son épaule. L'homme dans sa bure traçait avec dextérité de grandes lettrines dorées où s'épanouissaient rinceaux et animaux fantastiques. Henri allait s'approcher d'un second chanoine mais le responsable de la bibliothèque, un très vieux religieux au visage ridé mais lumineux vint leur parler de leur travail. Après quelques instants où il faisait l'éloge de ses compagnons, il eut un sourire édenté en direction de Sybille et s'exclama d'un ton de conspirateur :
- Ma dame, c'est un plaisir de vous rencontrer... Le comte ne nous avait pas dit qu'il nous amènerait sa fiancée ! Nous n'étions même pas au courant de votre future alliance, comte.
Henri rougit violemment et s'empressa de démentir le vieux chanoine en lui présentant la comtesse de Blois, qui était celle à qui il devait le nouvel arrivage de sa bibliothèque. L'homme ne parut pas perturbé pour deux sous et se détourna du jeune homme pour converser plus spécifiquement avec la dame.
- Ce sont des ouvrages fort étranges, il est vrai mais passionnants, ma dame, s'écria-t-il en faisant de larges gestes pendant qu'on mettait les parchemins en question sur les présentoirs, je ne saurais assez vous remercier de votre généreux don.
Henri, avec la plus grande curiosité, ouvrit les volumes et lut quelques phrases de latin pour constater qu'il s'agissait là d'un traité arabe traduit en latin et qu'il parlait de géographie. Il s'amusa de quelques cartes du monde connu qui étaient bien dissemblables de celles qu'il connaissait même si elles se basaient sur le fameux géographe Ptolémée et si elles faisaient toutes de Jérusalem le centre de l'univers. Ils restèrent encore un long moment à les commenter, à discuter avec le vieux chanoine qui leur répéta plusieurs fois qu'ils étaient les bienvenus puis après qu'Henri eut fait cadeau d'un magnifique exemplaire enluminé des Métamorphoses d'Ovide à Sybille, qu'on lui porterait plus tard au palais, se décidèrent enfin, à regret pour Henri, à rentrer à Bar-sur-Aube.

Cependant, dès qu'ils sortirent de l'abbaye, quelques gouttes de pluie les surprirent et firent lever la tête à Henri :
- Je crains que nous ne rentrions totalement trempés, hélas, nous jouons de malchance.
Il baissa les yeux sur Sybille qu'il fut étonné de voir arborer un sourire mordant. Dès qu'elle ouvrit la bouche, il comprit où elle voulait en venir et à peine eut-elle proposé de faire la course jusqu'à la cité, la jeune femme lança son cheval au galop sur la route, laissant échapper un éclat de rire lorsqu'il protesta en disant qu'elle trichait car il n'était pas prêt. Piqué au vif, il partit à sa suite et pendant quelques instants, ils chevauchèrent de concert à toute allure, tandis que des trombes d'eau s'abattaient sur eux car ils n'avaient pas fui assez vite. Mais Sybille n'était pas de ces dames qui se souciaient de leur apparence et craignait de mettre un pied dehors par peur de n'être plus à leur avantage. Les cheveux trempés, les gouttes de pluie glissant sur sa peau blanche, elle continuait à galoper et Henri ressentit, de nouveau, une vague de désir le remplir lorsqu'elle passa une langue sur ses lèvres mouillées, attiré par ce corps si frêle ne faisant qu'un avec sa monture, défiant les éléments avec l'éclat et la force de la jeunesse de celle qui brûle son existence. Ils ralentirent à peine dans les rues désertées de Bar, ne s'arrêtant que dans la cour du palais, avec une bonne longueur d'avance pour Sybille. Henri descendit toutefois le premier et se précipita pour aider la jeune femme qu'il saisit à la taille pour la déposer à terre.
- Vous avez gagné, je vous le concède mais je maintiens que vous avez triché, lança-t-il d'un ton faussement boudeur, démenti par le large sourire qui vint écarter ses lèvres.
Il se rendit alors compte qu'il ne s'était pas écarté et qu'il se trouvait encore tout contre elle lorsqu'il l'avait fait glisser au sol. Elle était proche, bien trop proche à nouveau et loin de se tenir à de bonnes résolutions qui lui hurlaient que ce n'était pas raisonnable, il resta là, se perdant dans la brillance de ces yeux bleus qu'il aimait tellement. Les longs cheveux blonds collaient aux tempes de la jeune femme mais surtout, sa joue droite était couverte d'un peu de boue qui avait du sauter au cours de leur folle chevauchée.
- Vous avez..., commença Henri en levant la main.
Mais ses paroles s'étranglèrent dans sa gorge lorsque ses doigts se posèrent sur la peau de Sybille en une tendre caresse interdite qui lui fit prendre conscience des battements affolés de son cœur qu'il ne savait s'il fallait attribuer à la course ou à ce qu'il avait terriblement envie de faire. Son pouce passa doucement sur la pommette de la femme qu'il adorait et il souhaita que cet instant parfait ne se termine jamais. Parfait ? Ces lèvres pleines étaient pleines de tentation et il rêvait d'y succomber. Il se pencha légèrement sur elle... Pour entendre un bruit non loin dans la cour qui le fit sursauter et s'écarter sans attendre de la jeune femme.
- Ah, Henri ! Et... Dame Sybille, vous êtes donc bien ici, la rumeur est vraie !
La voix qui venait de prononcer ces paroles d'un ton peu amène n'était autre que celle de Bernard de Claivaux qui mettait pied à terre à quelques mètres, la bure blanche bien mouillée elle-aussi, tandis que son âne arborait un air résigné. Henri se sentit rougir sous le regard de son précepteur et il se demanda avec inquiétude ce qu'il avait réellement vu de la scène qui venait de se produire. Il ne savait s'il devait être frustré ou soulagé de l'intervention de Bernard qui venait de l'empêcher d'accomplir une bêtise. Son cœur, lui, ne se posait pas une telle question comme le confirma le pincement qu'il éprouva en jetant un coup d’œil à celle qu'il aimait éperdument.
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Sybille de Déols
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Si la dame de Déols avait voulu continuer à se leurrer sur la profondeur des sentiments pourtant irrecevables qu’elle nourrissait à l’égard du comte de Champagne, le banquet donné par la vieille comtesse en son palais de Bar lui aurait de toute façon arraché les derniers lambeaux du voile dont elle s’était si longtemps couvert les yeux. Il n’y avait rien de moins certain que l’existence de tels doutes car depuis quelques jours, elle se laissait allègrement entraîner par les élans incontrôlables de son cœur, pourtant Sybille se surprit elle-même du vif déplaisir avec lequel elle ressentit l’éloignement du jeune homme, dont elle devinait à peine la silhouette derrière celle de Marie, et surtout de l’amertume avec laquelle elle dut se résoudre à écouter comme le reste de l’assemblée le long discours de l’envoyé d’Hildesheim qui avait pour mission de convaincre Henri d’accepter un mariage avec la fille de son maître. Cette jalousie dont elle se sentit saisie dès l’instant où l’émissaire annonça le but de sa venue, Sybille n’aurait jamais imaginé qu’elle pût être si violente et alors qu’elle tentait, la mine rembrunie, de répondre aux questions pleines de sous-entendus de la duchesse de Bourgogne, il lui sembla que le pincement qu’elle éprouvait n’était pas sans rapport avec l’inquiétude qu’elle sentait poindre, et qui laissait entrevoir à la jeune dame à quels lendemains elle s’était exposée en s’abandonnant presque entièrement à l’inclinaison de son âme pour celui qui n’était que son beau-frère. Qu’il s’agisse de cette Ermentrude dont le portrait dressé par l’ambassadeur allemand lui paraissait bien trop flatteur pour être honnête ou d’une autre, elle n’avait pas le droit de ressentir une telle jalousie, au point d’en perdre le sourire éclatant qui étirait presque constamment ses lèvres depuis quelques jours. Elle était comtesse de Blois désormais, mariée au frère d’Henri qui plus est, et les commentaires mauvais qu’elle brûlait de faire sur cette lointaine Allemande étaient plus que déplacés, de même que le vif regret qui lui mordit le cœur à la pensée furtive, mais que son esprit formula bien trop nettement, qu’elle aurait souhaité partager elle-même la vie du comte et non laisser cette place à une quelconque autre dame. Cette idée, qui lui fit entrevoir l’étendue du gouffre sans fond au bord duquel elle se trouvait effraya Sybille et la poussa à revenir à la réalité, réalité encore bien moins sombre malgré la présence de l’émissaire qui achevait son discours adressé au comte de Champagne, même s’il ne pouvait s’empêcher de lancer parfois quelques regards désemparés en direction de Thibaud IV et de sa femme dont on entendait aisément les remarques désobligeantes et qui, lorsqu’ils étaient d’accord, formaient une association pour le moins inquiétante dont la jeune comtesse se détourna rapidement afin de ne pas attirer leur attention à tous deux. Ne pouvant ainsi s’adresser ni à Mathilde de Carinthie, ni à Marie dont elle redoutait les commentaires, Sybille dut donc se résoudre, l’œil morne, à écouter la fin de l’intervention de l’Allemand en essayant de dissimuler le déplaisir qu’elle lui causait et la jalousie interdite qui lui étreignait le cœur, retenant un vague soupir de soulagement lorsqu’Henri proposa à l’ambassadeur de se joindre aux festivités en attendant une réponse de sa part. Les conversations qui s’étaient tues pour que chacun puisse écouter ce que le nouveau venu avaient à dire reprirent aussitôt, en un murmure d’abord discret qui s’amplifia peu à peu jusqu’à redonner au banquet les allures festives que la politique lui avait un instant ôtées, comme si cette interruption n’avait jamais eu lieu, les convives se désintéressant bien vite d’Hildesheim et de ses propositions à l’inverse de Sybille qui ne put s’empêcher de se tourner vers Henri pour tenter de savoir ce qu’il pensait.
« Cette jeune femme semble bien trop parfaite, ne trouvez-vous pas ? répondit-il avec un sourire, j'aurais bien trop peur de ne pas être à la hauteur ! »
La comtesse lui rendit une moue qu’elle ne put totalement empêcher de paraître satisfaite, mais se retint en revanche bien de lui rétorquer, même sur le ton de la plaisanterie, qu’il avait tort et possédait sans nul doute toutes les qualités dont une femme aussi parfaite soit-elle, pouvait rêver même si elle le pensait sincèrement, et dut se contenter d’un petit sourire avant de détourner les yeux et de prétendre s’amuser des commentaires du vieux comte de Blois qui conclut l’entrevue en revenant à ses considérations sur les épouses Allemandes, d’une voix à la force d’autant plus surprenante que Sybille l’avait presque face à elle et qu’elle pouvait voir à quel point il était petit et maigre au milieu de cette assemblée.

Elle tenta ensuite à son tour d’oublier l’intervention de l’émissaire et la jalousie déplacée qu’elle lui avait causée, en s’intéressant vaguement aux commentaires de Mathilde de Carinthie et aux remarques de Marie, tout en observant l’assemblée. Malgré toutes les bonnes résolutions qu’elle aurait dû prendre, elle ne put que songer, en observant tous les chevaliers et seigneurs réunis qu’aucun d’entre eux ne semblait pouvoir arriver à la cheville de celui qui occupait ses pensées, et dont elle entendait parfois avec plaisir résonner la voix ou le rire chaleureux alors qu’il conversait avec certains de ses vassaux. Lorsque ses discussions avec l’une ou l’autre de ses voisines le lui permettaient, la dame de Déols ne pouvait s’empêcher de glisser vers lui quelques regards discrets afin de se repaître sans s’en lasser de ses traits animés, et des sourires qui s’y formaient, ces sourires dont elle aurait voulu pouvoir être la cause ou la cible mais qu’elle devait se contenter d’observer à la dérobée avant de se détourner, afin de ne pas subir les œillades inquisitrices de Marie dont l’attitude, qui laissait de plus en plus clairement penser qu’elle avait deviné quelles pensées agitaient sa belle-sœur, troublait autant qu’elle agaçait Sybille dont le vœu le plus cher à cet instant n’était que de se retrouver aux côtés d’Henri avec lequel elle n’avait presque pu échanger un mot du repas. L’installation de musiciens et l’intervention d’un seigneur bourguignon qui invita Marie à danser et qu’on avait présenté à la comtesse comme un Vignory, famille qui avait tendance à se faire plus présente à la cour du comte de Champagne qu’à celle de son seigneur le duc de Bourgogne, lui permit enfin d’échapper aux soupçons de la duchesse ainsi qu’aux commérages de Mathilde, et de se rapprocher de l’homme qu’elle aimait, non sans avoir jeté un long regards aux couples qui évoluaient déjà entre les tables au rythme entraînant de la viole. Elle eut une pensée troublée pour la danse qu’elle avait partagée avec Henri à Provins et si elle se mit à lui parler du trouvère qui s’était produit un peu plus tôt sous les yeux des convives, elle ne pouvait s’empêcher de souhaiter qu’ils puissent renouveler l’occasion, espoir qui lui rendit d’autant plus désagréable l’intervention de Jacques de Chacenay dont elle n’osa toutefois pas refuser l’invitation sous prétexte qu’elle avait déjà un cavalier, ce que rien ne l’autorisait à penser. Elle dut donc suivre, à regret, le nouveau venu qui l’entraîna avec lui au milieu des autres couples qui s’étaient placés pour une danse plus lente que la précédente, mais la tonalité presque mélancolique de la viole et de la flûte qui l’accompagnaient et qui rythmaient les pas des danseurs dans un ensemble harmonieux ne faisaient que renvoyer les pensées, et parfois même le regard de la dame de Déols vers la table d’honneur où elle avait laissé le comte, si bien que la conversation que tentait de lui faire Chacenay lui échappait. Le morceau lui parut bien long car elle n’en attendait que la fin qui lui permettrait de délaisser le bras de son cavalier pour aller retrouver le seul avec lequel elle avait envie de partager une danse. Pourtant, lorsque les notes s’éteignirent dans les applaudissement chaleureux des convives qui s’étaient tournés vers les musiciens, Sybille ne put s’échapper, et avant de bien comprendre comment, elle passait des bras de Chacenay à ceux d’un seigneur inconnu qui l’entraîna sans lui laisser l’occasion de protester. La comtesse fronça les sourcils, frustrée, alors que son nouveau cavalier qui venait de se présenter sous le nom de Simon de Broyes la complimentait.
« C’est un réel plaisir de faire votre connaissance, ma dame, les rumeurs qui vous ont précédée disaient vrai : vous illuminez toute cette assemblée. »
Sybille lui adressa un sourire de circonstance, en le remerciant avec tout le naturel possible, avant de s’éloigner à la faveur d’un mouvement dans la farandole qui la dispensa de répondre. Elle jeta un nouveau regard vers Henri, qui semblait en grande conversation avec sa sœur avant de retrouver Broyes qui lui demanda ce qu’elle avait pensé de son séjour en Champagne, et combien de temps est-ce qu’elle comptait encore y rester. La conversation, régulièrement interrompue par les exigences de la danse, se poursuivit sur le même ton jusqu’à la fin du morceau dont les dernières mesures laissèrent Sybille légèrement étourdie et lasse, comme quelques jours auparavant à Provins. Elle prétexta de cette fatigue pour retourner s’asseoir, et Broyes n’eut d’autre choix que de la raccompagner à sa place qu’elle reprit en adressant un sourire à Henri.
« Cela fait bien longtemps que je ne t'ai pas vu à ma cour, Broyes, lança sèchement celui-ci, pourquoi une telle absence ?
- Je... j'ai eu des obligations sur mes terres, vous m'en voyez désolé, bredouilla le jeune homme.
- Ce qui me désole, c'est que tu ne juges pas bon de me prévenir. Je vois que ces obligations te laissent tout loisir de participer aux fêtes de la cour de Bar mais le service que tu me dois passe donc après. »
Simon de Broyes baissa les yeux en bafouillant quelques excuses, puis s’éloigna promptement sous le regard perplexe de Sybille qui terminait un verre d’eau. Elle lança un regard en coin à Henri dont l’humeur semblait s’être légèrement assombrie, et se demanda un instant ce que Broyes avait fait pour mériter ce camouflet, question qui fut vite chassée de ses pensées par l’œil sévère que Marie posait sur elle et sur son frère, puis par les danseurs qui se dirigeaient de nouveau vers l’espace qui leur avait été dédié. Elle se retourna vers Henri, prête à lui proposer de l’accompagner à leur suite, et un sourire joyeux étirait de nouveau ses lèvres quand Mathilde de Carinthie se leva et annonça brusquement que le banquet touchait à sa fin, et que chacun se devait désormais de retrouver ses appartements. La déception se peignit un instant sur les traits de Sybille dont les lèvres formèrent une moue furtive, presque boudeuse qui s’effaça toutefois dès l’instant où le comte de Champagne se tourna vers elle pour lui proposer son bras.
« Permettez que je vous raccompagne jusqu'à votre chambre, ma dame. Nous réglerons ainsi les détails de demain. »
Elle accepta volontiers et se leva, ravie de pouvoir partager encore quelques instants en sa compagnie, même si ce moment prendrait bien trop vite fin alors qu’elle aurait voulu ne jamais avoir à le quitter.

Ils saluèrent rapidement leurs voisins de table puis se dirigèrent sans plus tarder vers les couloirs qu’ils avaient, pour certains, déjà parcourus ensemble un peu plus tôt dans la journée et dans lesquels les convives se dispersaient. Sybille acquiesça avec enthousiasme à l’idée de le retrouver tôt dans l’après-midi, songeant que leurs entrevues étaient désormais comptées et qu’elle souhaitait passer le plus de temps possible avec lui avant son départ. Si Voigny n’était pas très éloignée, comme il le lui avait dit plus tôt, alors ils pourraient profiter d’un long moment dans le scriptorium et à cette simple idée, elle fut soudain pressée d’être au lendemain, d’autant plus pressée que tout en conversant du trajet puis de la fête qui venaient de se terminaient, ils se trouvaient déjà devant la porte des appartements de la jeune dame. Dans la pénombre qui les enveloppait et dissimulait leurs traits, Sybille leva les yeux vers Henri et alors qu’elle devait se résoudre à lâcher son bras et s’éloigner, songea pendant une courte seconde à ne pas lutter contre le brusque désir de le garder contre elle, de l’entraîner à sa suite pour poser enfin ses lèvres sur les siennes et s’abandonner dans ses bras mais ses mains qu’elle aurait voulu pouvoir lever afin de caresser son visage, peut-être d’y faire apparaître ce sourire qu’elle aimait tant, restèrent sagement à leur place, crispées sur l’étoffe précieuse de sa robe, et elle se résigna à détourner le regard. Elle l’entendit à peine lui souhaiter une bonne nuit, assourdie par les battements furieux de son cœur qui s’était à nouveau affolé.
«  Cette journée a été très agréable, ma dame, et j'espère que vous prenez autant de plaisir à être ici que nous prenons de plaisir à vous recevoir.
- Le plaisir est largement partagé, en effet. Passez une bonne nuit, comte, souffla-t-elle à voix basse, de peur que celle-ci ne la trahisse. »
Elle resta un instant immobile, les bras ballants alors qu’il tournait les talons et s’éloignait, et ne se détourna que lorsqu’il eut disparu dans l’obscurité du couloir, tourmentée par de violents désirs qui la poussèrent à s’adosser un moment contre le battant de la porte qu’elle venait de refermer. Elle ferma les yeux en se fustigeant de nourrir de telles pensées, avant de constater avec soulagement que ses appartements étaient vides car elle n’aurait certainement pas supporté de voir Cyrielle rêvasser à ses côtés. Troublée, Sybille mit un long moment à dénouer les tresses savamment mêlées de ruban qui retenaient ses cheveux tandis que son cœur et son esprit peu raisonnables lui faisaient revoir chacun des moments passés avec Henri depuis le début de la journée, puis de son voyage. Elle n’osa se demander s’il y avait ne serait-ce qu’un maigre espoir pour que ses sentiments soient partagés par le chevalier, repoussant encore avec force tout ce qui pouvait la conduire à ouvrir les yeux sur l’horreur de la situation dans laquelle elle se trouvait, car il s’agissait là d’un espoir interdit et condamné d’avance. Tout ce à quoi elle souhaitait songer, c’était ces quelques instants de complicité qu’ils avaient partagé, ces moments peut-être troublants mais délicieux qui lui permettaient de se remémorer encore et encore les traits du comte qu’elle connaissait désormais par cœur, ce même cœur qui ne cessait de s’affoler. Ces pensées poursuivirent Sybille jusque tard dans la nuit, si bien qu’elle ne céda au sommeil qu’un long moment après s’être glissée dans ses draps, épuisée, alors que le jour perçait déjà l’épaisse couche de nuages noirs qui semblaient s’être amoncelés pendant la nuit. Elle ne fut réveillée quelques petites heures plus tard que par les allées et venues de Cyrielle, qui vaquait silencieusement à ses occupations sans se préoccuper de troubler ou non le sommeil de toute façon peu reposant de sa maîtresse et la salua avec une bonne humeur suspecte lorsqu’elle se fut redressée. Sybille la laissa babiller quelques instants, notant au passage qu’une robe de cavalière avait déjà été préparée.
« Oh, et je suis désolée d’avoir été absente hier soir, j’ai… été retenue par les femmes de la vieille comtesse, j’ai pensé qu’elles avaient peut-être quelques informations intéressantes à me donner, lança Cyrielle au détour d’une phrase, en guettant visiblement la réaction de la jeune dame.
- Les servantes, vraiment ? rétorqua cette dernière en haussa un sourcil. Et qu’as-tu appris pour avoir été retenue si tard ?
- Et bien… peu de choses, quelques ragots sur le roi et sa femme… Puis j’ai pensé que vous souhaitiez vous reposer, alors je suis allée me coucher. »
La comtesse de Blois dévisagea un instant sa suivante qui faisait décidément une piètre espionne depuis qu’elle s’était entichée de Brienne, mais n’insista pas et se leva enfin en lui posant quelques questions sans intérêt sur les occupants du palais, questions uniquement destinée à occuper ses pensées si promptes à s’envoler vers le comte de Champagne, et le moment où ils se retrouveraient enfin.

L’après-midi arriva rapidement, et l’heure du rendez-vous avec, au plus grand plaisir de Sybille. Elle se dirigeait d’ailleurs vers la cour où devaient les attendre deux montures harnachées quand une voix tonitruante et bien reconnaissable se fit entendre dans le couloir, chassant un instant le sourire des traits de la dame. Elle fronça les sourcils en voyant arriver Thibaud IV qui avait revêtu un costume de voyage et tempêtait contre le garde qui le suivait à grand peine même s’il mesurait deux têtes de plus que lui.
« Je ne suis entourés que d’incapables, vous m’entendez ! On se demande comment la Champagne tient encore debout avec de pareils imbéciles, marmonnait-il. Préparer un cheval, c’était trop difficile pour vous, évidemment… Si nous croisons l’abbé Bernard, je vous jure que vous le regretterez ! Ah, vous ! s’exclama-t-il en reconnaissant la dame. Faites dire à votre frère de se préparer, je m’en vais reprendre Sancerre puis nous pourrons bouter l’Angevin hors de Touraine ! »
Il ne prit pas la peine d’attendre la moindre réponse, et passa devant la comtesse en reprenant son réquisitoire contre le garde, visiblement pressée de mettre le plus de distance entre lui et Bernard de Clairvaux dont l’arrivée prochaine avait finalement été annoncée. Sybille resta un instant interdite tout en suivant d’un regard perplexe la silhouette décharnée du vieux comte qu’elle eut le temps de voir menacer le pauvre garde à sa suite avant qu’il ne disparaisse au détour du couloir. Elle fronça les sourcils, puis reprit sa propre route, notant avec ironie ce qu’était devenu le seul homme à avoir trouvé comment avoir raison de Sulpice d’Amboise. Elle secoua la tête, peu disposée à laisser son esprit s’encombrer de telles pensées et finit par sortir du palais, sous un ciel chargé de nuages noirs annonciateurs d’orages qui la laissèrent toutefois indifférente. Elle avait décrété que rien ne pourrait entamer son humeur, pas plus le temps que les vieilles rancunes familiales et de fait, un large sourire éclaira son visage lorsqu’après quelques minutes, elle vit paraître Henri.  
« Avez-vous bien dormi, ma dame ? lança celui-ci, je l'espère, nous avons un petit trajet à faire pour arriver jusqu'à Voigny.
- Je suis prête ! répondit Sybille qui n’avait définitivement pas passé une nuit extraordinaire mais se dispensa de le préciser. »
Ça n’était de toute façon pas cela qui allait entamer son enthousiasme, et elle le démontra en talonnant joyeusement sa monture dès que le comte, après l’avoir aidée à se mettre en selle, fut prêt à partir également. Ils s’élancèrent au trot sans se préoccuper du regard circonspect de deux gardes qui se demandèrent à voix basse où leur seigneur pouvait bien partir sans escorte, tout en se gardant bien de le demander de peur qu’on ne leur ordonne de constituer ladite escorte. Rien ne ravissait de toute façon plus Sybille que d’être seule avec Henri, aux questions duquel elle répondit volontiers en babillant avec entrain, tout en lui adressant par moments de grands sourires.
« Je suis sincèrement ravie d’avoir décidé d’accompagner Aymeric, votre domaine vaut la peine d’être découvert, le temps est passé bien vite depuis mon arrivée, confia-t-elle alors qu’il lui demandait ses impressions sur son séjour. J’ai tout particulièrement aimé Provins, ajouta-t-elle en rosissant légèrement à la pensée de la foire, du collier qu’il lui avait offert puis de leurs danses. Et j’ai hâte de voir les merveilles que vous me promettez ! »
Elle avait lancé ces derniers mots un peu plus précipitamment, comme pour dissimuler son trouble, puis lui demanda de lui expliquer l’histoire de Saint-Thibaud, dont les aventures semées d’embuches et de dragons lui tirèrent quelques éclats de rire qui ne cessèrent que lorsqu’ils arrivèrent en vue de l’abbaye dont les contours se détachaient étrangement sur le ciel noir et menaçant sous lequel ils avaient chevauché.  

Ils en franchirent les portes sans difficultés, s’attirant quelques regards curieux, et mirent pied à terre dans un cloître paisible dans un coin duquel deux moines les observèrent un instant avant de reprendre leur conversation. Sybille promena deux yeux curieux sur les bâtiments qui l’entouraient auquel le silence propre aux monastères conférait plus de majesté qu’ils n’en avaient déjà. Le doyen vint rapidement à leur rencontre, accueillant avec enthousiasme le jeune comte et sa compagne. Il était visiblement ravi de leur visite et s’empressa de les inviter à faire comme bon leur semblait avant de les saluer, tandis qu’Henri entraînait Sybille vers le scriptorium qui les avait attirés en ces lieux.
« C'est là l'un des plus vieux de Champagne, expliqua le chevalier avec une fierté qui tira un sourire à la jeune dame, mes ancêtres déjà faisaient recopier leurs manuscrits ici, venez. »
Ils étaient parvenus sur le seuil d’une salle si vaste que la pénombre dans laquelle elle était plongée, à peine troublée par la lumière tremblotante de quelques bougies, ne permettait pas d’en saisir clairement tous les contours. Dans le silence religieux, feutré qui régnait là, on pouvait aisément saisir la caresse des plumes que les chanoines penchés sur leur ouvrage faisaient glisser sur les parchemins. Autour d’eux, Sybille devina avec un regard brillant les rouleaux précieux et les manuscrits reliés entreposés avec soin dans de grands meubles de bois et resta un instant saisie, un sourire émerveillé aux lèvres. Elle songea que l’on vantait avec raison la bibliothèque des comtes de Champagne, bien plus vaste que celle de l’abbaye de Déols qui pouvait pourtant se targuer d’une belle collection. Sans dire un mot, car il lui semblait que le moindre bruit étranger à l’atmosphère si particulière de la pièce ne pouvait résonner que de façon disproportionnée et en briser le charme, elle suivit Henri parmi les chanoines sur l’ouvrage desquels elle jetait quelques regards curieux. Ils s’arrêtèrent auprès de l’un d’entre eux et Sybille l’observa avec attention tracer les contours d’une lettre dorée, entourée de créatures fantastiques dignes du bestiaire qu’elle avait conservé à Châteauroux et qu’elle se plaisait à consulter dès qu’elle en avait le loisir. L’arrivée du responsable de la bibliothèque seule parvint à lui faire détourner les yeux de l’ouvrage du chanoine afin de faire face à un vieil homme au sourire édenté mais large et chaleureux qui leur parla en quelques mots de ses confrères et des travaux qu’ils avaient accomplis depuis la dernière visite du comte.
« Ma dame, c'est un plaisir de vous rencontrer... s’exclama-t-il finalement. Le comte ne nous avait pas dit qu'il nous amènerait sa fiancée ! Nous n'étions même pas au courant de votre future alliance, comte. »
Sybille baissa brusquement les yeux à ces quelques mots, et laissa Henri expliquer au chanoine qu’elle n’était que sa belle-sœur. Il détourna la conversation sur les ouvrages qu’elle amenait de Déols, mais le cœur de la jeune dame resta un instant serré malgré le sourire qu’elle conserva sur ses lèvres lorsque le vieil homme se tourna vers elle, sans ajouter un mot sur sa confusion qui semblait, du reste, ne pas l’avoir perturbé.
« Ce sont des ouvrages fort étranges, il est vrai mais passionnants, ma dame, je ne saurais assez vous remercier de votre généreux don.
- Je vous en prie, je sais que vous en ferez bon usage, répliqua Sybille tandis que l’on installait les fameux manuscrits sur lutrins. »
Il s’agissait d’un manuscrit arabe finement relié de cuir que les moines de Déols avaient traduit en latin avec soin et dextérité. La comtesse, qui les avait déjà maintes fois consultés, observa Henri à la dérobée afin de surprendre ses réactions et fut ravie de le voir à la fois curieux et surpris. Puis elle se pencha à son tour sur les étranges cartes recopiées avec adresse qui prenaient toutes pour centre Jérusalem mais dessinaient un mode aux contours bien différents de celui qu’ils pensaient connaître.
« J’ai toujours été fascinée de voir à quel point nous pouvons voir différemment un même monde, confia-t-elle en désignant les créatures fantastiques censées figurer chacune des grandes contrées connues et parmi lesquelles figuraient un léopard fantasmé, mais au pelage semblable à celui qu’ils avaient vu à Provins. On se découvre facilement des envies de voyages et de découvertes en voyant ces cartes, ne trouvez-vous pas ? ajouta-t-elle avec un sourire rêveur. »
Sybille n’était pas une grande rêveuse, loin de là, mais sa curiosité naturelle la poussait parfois à tenter de se représenter ce monde de l’Orient dont parlaient de façon si différentes ceux qui y avaient voyagé selon qu’ils étaient marchands, pèlerins ou chevaliers ayant participé à la croisade, et qu’elle ne verrait sans doute jamais. Elle ne s’attarda pourtant pas sur le sujet, ne voulant rappeler ni les souvenirs de la désastreuse expédition en Terre Sainte à laquelle le comte avait pris part, ni celui d’Abo qui y avait perdu la vie et donc l’évocation en cet instant aurait été proprement déplacée alors qu’elle posait sur Henri un regard brillant. Elle entreprit donc de lui montrer les passages les plus curieux du manuscrit, dont ils traduisirent quelques textes de concert tout en s’amusant des cartes colorées et proprement intrigantes qu’il contenait. Elle ne put s’empêcher, dans un mouvement faussement involontaire, d’effleurer sa main alors qu’ils tentaient d’associer l’une des cartes à celles qu’ils connaissaient en retrouvant des contours connus, baissant vivement les yeux pour ne pas paraître troublée. Le vieux chanoine qui observait lui aussi les manuscrits se garda du moindre commentaire, et affichait toujours le même sourire édenté lorsque les deux jeunes gens se redressèrent après avoir longuement étudié les fascinants manuscrits.
« Je suis ravie qu’ils vous plaisent, comte, lança Sybille avec un sourire sincère. Vous verrez, si vous prenez le temps des les étudier, ces pages sont pleines de surprises. »
Elle referma délicatement l’ouvrage relié et en effleura délicatement la couverture finement ouvragée, puis accepta avec un plaisir non dissimulé le superbe présent que lui faisait le comte en lui offrant un exemplaire enluminés d’Ovide et de ses Métamorphoses. Il fallut ensuite bien se résoudre à repartir, mais Sybille, en quittant la bibliothèque, ne se priva pas de couler on long regard derrière elle afin d’admirer une dernière fois la vaste pièce dont elle regrettait déjà l’ambiance feutrée et la tranquillité ainsi que les moments complices qu’elle avait pu y passer avec Henri.

Ils se remirent tous deux en selle et entreprirent de quitter l’abbaye, mais ils en avaient à peine passé l’enceinte que déjà, que les prémices d’une grosse averse les surprirent. Sybille leva la tête vers le ciel noir dans lequel éclatait enfin l’orage qui menaçait depuis la veille tandis que les quelques gouttes de pluie se faisaient de plus en plus nombreuses.
« Je crains que nous ne rentrions totalement trempés, hélas, nous jouons de malchance. »
La jeune dame de Déols n’était pas du même avis, et lorsqu’elle baissa les yeux pour croiser ceux du comte, ce fut pour lui adresser un sourire mordant et un regard espiègle où dansait une petite étincelle de défi.
« Et bien… hâtez-vous, ou en plus d’être trempé, vous arriverez le dernier ! »
Sans attendre la réaction du comte, Sybille talonna vivement sa monture et la lança au galop sur la route en faisant fi de l’averse de plus en plus violente qui s’abattait sur eux. Elle éclata de rire lorsqu’elle l’entendit prétendre qu’elle avait triché, et ne tourna la tête que pour lui adresser un clin d’œil. Elle se moquait de la pluie qui alourdissait son voile et trempait ses cheveux qu’elle était régulièrement obligée de repousser car ils lui collaient au visage, et profita un grand sourire aux lèvres de ce court moment d’insouciance. Henri parvint à la rattraper pendant un instant mais, joueuse, elle encouragea son cheval au dernier moment et le dépassa à nouveau dans les rues de Bar, désertées de leurs occupants qui eux, avaient réussi à fuir l’orage, si bien qu’elle pénétra en premier dans la cour du palais et arborait en arrêtant sa monture un air victorieux qui contrastait avec l’état peu glorieux de sa tenue, car c’étaient véritablement des trombes d’eau qui étaient tombées du ciel. Elle allait lui promettre qu’elle ne répèterait à personne qu’il avait perdu quand il la prit par la taille pour l’aider à descendre, geste qui fit mourir les mots dans sa gorge avant qu’elle ne puisse les prononcer, et ajouta un peu de couleur sur ses joues déjà rougies par l’exaltation de la course.
« Vous avez gagné, je vous le concède mais je maintiens que vous avez triché.
- Quel mauvais perdant vous faites ! rétorqua-t-elle en levant les yeux sur lui et son large sourire. »
Elle commit l’erreur de croiser son regard et se rendit seulement compte qu’elle en avait oublié de s’écarter lorsqu’il l’avait aidée à descendre. Troublée, elle ne fit pourtant rien pour y remédier, et resta figée contre lui, les yeux dans les siens, tandis que son cœur battait furieusement dans sa poitrine. Elle entendit à peine les deux mots qu’il prononça, perdue dans ces deux prunelles brunes qu’elle aimait tant, et fut presque surprise lorsqu’elle vit sa main se lever, et la sentit se poser sur l’une de ses joues. Elle n’en recula pas pour autant, savourant cette caresse tendre et légère qui ne fit qu’affoler un peu plus les battements de son cœur. Pendant un court, très court instant, elle en oublia le lieu où ils se trouvaient, et ne souhaita que céder au désir de l’embrassait qui la tourmentait. Elle leva doucement la tête, et y aurait sans doute succombé si un bruit ne les avait pas brusquement rappelés à la réalité. Elle sursauta violemment, et s’écarta d’Henri pour découvrir, non sans horreur, qu’un homme juché sur un âne se tenait à quelques mètres de là et les dévisageait sévèrement.
« Ah, Henri ! Et... Dame Sybille, vous êtes donc bien ici, la rumeur est vraie ! s’exclama un Bernard de Clairvaux tout aussi trempé que les deux jeunes gens. »
Il avait froncé les sourcils, expression qui contrastait curieusement avec l’air désespéré de son âne, et Sybille baissa vivement les yeux, redoutant de croiser le regard de l’abbé qui l’avait mariée à Thibaud quelques mois plus tôt alors que son cœur battait encore une mesure effrénée tandis qu’elle sentait toujours sur sa joue la caresse de la main d’Henri. Elle sentit le rouge lui monter aux joues et salua l’abbé de Clairvaux d’une voix moins assurée qu’elle l’aurait voulu.
« Que faites-vous ici, tous les deux... ? continua celui-ci en plissant les yeux, avant de reprendre sur un ton moins suspicieux, comme s’il connaissait déjà la réponse. Henri, j’espère que ton père n’est pas encore parti, il y a des jours que je cherche à le rattraper !
- Je crois que vous le manquez de peu, intervint Sybille, je l’ai croisé tout à l’heure, il s’apprêtait à partir. »
Le vieil homme commença à tempêter, mais il fut rapidement interrompit par une nouvelle irruption, celle de Marie qui devait probablement les avoir aperçus et ouvrit une des portes du palais pour les interpeller.
« Vous êtes dans un état déplorable tous les trois, s’exclama-t-elle après les avoir observé un court instant. Ne restez-donc pas là, entrez, on va vous trouver de quoi vous sécher… Dame Sybille, vous avez de la boue sur la joue, ajouta-t-elle après avoir lancé un regard à sa belle-sœur. »
Celle-ci porta par réflexe sa main sur sa pommette droite, et ne put s’empêcher de lancer un regard indéfinissable vers Henri avant de le suivre à l’intérieur du palais tandis que l’abbé Bernard continuait à marmonner à l’encontre du vieux comte Thibaud dont l’âme semblait définitivement bien en danger, ce qui n’était pas faute de faire nombre d’efforts pour y remédier. Sybille ne l’écoutait que d’une oreille distraite, toutes ses pensées restaient figées sur ce qui avait failli se produire, partagée entre le soulagement de n’avoir pas eu le temps de faire une terrible bêtise et une intense frustration qui la saisissait dès qu’elle s’avisait de lever les yeux sur le chevalier. Leurs regards se croisèrent un instant, mais elle se détourna, troublée, en faisant mine de s’intéresser à l’état peu glorieux du voile qui lui couvrait les cheveux.

La duchesse de Bourgogne renvoya d’autorité son frère et sa belle-sœur dans leurs appartements respectifs afin qu’ils puissent s’y changer, tout en leur reprochant d’avoir bravé l’orage qui commençait enfin à gronder au lieu d’avoir attendu une accalmie à Saint-Thibaud. Les quelques pas que Sybille fit aux côtés d’Henri jusqu’à ce qu’un couloir ne les sépare se firent dans un silence troublant durant lequel elle ne cessait de revoir ce qui venait de se produire. Elle ne leva les yeux vers lui qu’au dernier moment, pour lui adresser un sourire qui se voulait joyeux, et se forcer à adopter un ton naturel.
« Je vous remercie de m’avoir fait découvrir votre bibliothèque, et pour votre présent ! J’ai passé de très agréables moments, ajouta-t-elle à voix plus basse, comme si cette simple phrase pouvait trahir tout ce qu’elle ressentait. »
Elle ne s’attarda pas et s’éloigna rapidement en direction de ses appartements où l’attendait cette fois Cyrielle qui ne s’attendait pas à la retrouver dans un tel état et ne put retenir un sursaut surpris. La comtesse lui parla vaguement de l’averse qui s’était abattue sur eux sur le chemin du retour et sans faire plus de commentaire, la jeune servante aida sa maîtresse à se changer pour revêtir des vêtements secs, à savoir une robe aux couleurs chaudes. Elle tressa les cheveux encore humides de Sybille tandis que cette dernier gardait un silence songeur. Si elle avait refusé de se poser la moindre question sur ce que pouvait ressentir Henri à son égard, le souvenir de cette furtive caresse l’obligea à s’interroger et fit, bien malgré elle, grossir cet espoir interdit qu’elle ne pouvait s’empêcher de nourrir. Elle se traitait à nouveau d’imbécile lorsque Cyrielle en eut terminé. La dame de Déols se leva et gagna la grande salle dans laquelle Mathilde de Carinthie avait à nouveau rassemblée les deux cours qui se côtoyaient à Bar depuis la veille et se livrait à ce qui semblait être son activité favorite : le commérage. Sybille, qui avait retrouvé son attitude enjouée, rejoignit le petit groupe que formaient Henri, deux de ses sœurs et l’abbé Bernard qui avait décidé de ne pas repartir immédiatement, sa fière monture ayant visiblement décidé qu’elle ne ferait pas un pas de plus avant d’avoir pris un peu de repos.
« Ah, comtesse, on m’a dit que vous aviez fait don de curieux manuscrit à Saint Thibaud, lança celui-ci, suspicieux, en la voyant arriver. De quoi s’agit-il ? »
Mais l’intéressée avait à peine commencé à répondre que l’on annonça un courrier de Blois à son intention. La comtesse se saisit non sans perplexité, et peut être une pointe d’appréhension du pli en question, s’excusa auprès de ses compagnons et sortit de la grande salle avant de le décacheter, reconnaissant aussitôt l’écriture de Thibaud. Il s’avéra rapidement qu’elle avait eu raison de s’éloigner. La lettre, incendiaire, avait visiblement été écrite sur un coup de colère, mais surtout elle rappela à Sybille tout ce qu’elle avait volontairement effacé de son esprit depuis son arrivée à Troyes, au point qu’elle en blêmit brusquement. Son époux lui signifiait vivement ce qu’il pensait de cette expédition en Champagne, dont il n’avait finalement été prévenu que par le biais de quelques rumeurs dont la teneur se devinait aisément derrière les mots durs couchés à la hâte sur le papier. Il prétendait qu’elle n’avait rien à faire sur les terres de son frère, et Sybille manqua de s’étouffer de colère en lisant qu’il lui ordonnait de revenir à Blois au plus vite. Ses mains se crispèrent violemment sur le papier à la lecture des dernières phrases qui lui reprochaient son absence, et lui rappelaient que ce n’était pas en accompagnant son fils à Provins qu’elle lui pourrait s’occuper de Guillaume, ou pire, qu’elle lui donnerait un héritier. Une nouvelle convocation achevait la missive.

La jeune dame resta un moment immobile lorsqu’elle eut achevé sa lecture, regard fixé sur le pli qu’elle avait presque froissé entre ses doigts crispés, en proie à une fureur silencieuse qu’il lui fallut bien dissimuler lorsqu’elle reparut dans la grande salle. Elle ne supportait certes pas l’idée d’avoir été convoquée de la sorte, mais il y avait pire encore que la blessure infligée à sa fierté : la lettre de Thibaud l’avait brusquement rappelée à la réalité, une réalité qui la frappa d’autant plus violemment que lorsqu’elle leva les yeux sur l’assemblée, ce fut pour croiser le regard d’Henri. Elle était tombée éperdument amoureuse de son beau-frère, le même homme qui avait hâté son mariage avec son propre frère, qu’elle ne pourrait désormais que haïr, car leurs noces condamnaient cet amour. La gifle était rude, et son humeur s’en était visiblement assombrie lorsque Marie se tourna vers elle.
« Avez-vous des nouvelles Thibaud ? demanda-t-elle avec un entrain qui parut odieux à Sybille.
- Quelques unes… Il souhaite mon retour à Blois.
- Oh, vous allez devoir nous quitter ? On le comprend, vous devez sans doute manquer à Blois, il doit regretter de vous avoir permis de faire un si long voyage… »
Les sous-entendus dans les paroles de la duchesse de Bourgogne semblèrent flagrants à la comtesse qui ne put cette fois que lui lancer un regard peu amène, qui aurait sans doute été assassin si elle n’avait pas conservé un peu de l’empire qu’elle avait sur elle-même.
« Il ne m’a pas permis de partir, répliqua-t-elle sèchement en se redressant, je n’avais pas d’autorisation à lui demander. Elle se tourna vers le messager qui attendait. Répondez que j’irai saluer mon frère puis que je rentrerai. »
L’homme inclina la tête et tourna les talons, et Sybille profita d’un court silence pour se composer une expression plus avenante, parvenant même à attirer un sourire sur ses lèvres avant de faire de nouveau face à Henri, dont elle évita le regard, et ses sœurs.
« Par ailleurs, il m’a chargée de vous saluer, et de lui donner de vos nouvelles à mon retour, il sera ravi de savoir que vous vous portez bien. »
Là-dessus, au plus grand soulagement de Sybille, on clôtura le sujet pour reprendre les conversations là où elles avaient été laissées. La jeune comtesse assura à l’abbé de Clairvaux qu’il n’y avait rien que de la géographie dans les traités qu’elle avait rapportés, prenant Henri à témoin, et qu’il pouvait se tranquilliser mais la moue amusée qu’elle avait entrepris d’afficher n’était plus qu’une façade derrière laquelle son esprit tourmenté lui faisait douloureusement entrevoir son départ qui ne devait plus tarder, et son retour à Blois, alors qu’elle appréhendait tout autant les adieux que les retrouvailles.

Le jour du départ de la jeune dame et de sa suite fut fixé au surlendemain afin de laisser à chacun le temps de se préparer et à l’orage qui grondait toujours, celui de passer. Cette décision était à peine arrêtée que Sybille la regretta, mais elle se garda d’en souffler le moindre mot et se contenta de ne suivre que de loin les préparatifs pour lesquels elle avait de toute façon toute confiance en Cyrielle. Ce sursis de quelques heures avant de quitter définitivement la Champagne, et surtout, Henri, lui permit même de retrouver sa belle humeur et d’oublier pour quelques moments encore la lettre de Thibaud et les brusques réalités qui s’étaient imposées avec elle, auxquelles elle n’aurait que trop le temps de songer dès que les murs de Bar s’éloigneraient derrière elle. La journée se termina dans l’atmosphère calfeutrée des jours d’orage, et la suivante passa effrayante aux yeux de Sybille qui souhaitait profiter autant qu’elle le pouvait de la présence de l’homme qu’elle aimait, en dépit de tous les interdits. La pluie ayant fini par laisser place à quelques timides éclaircies, ils partagèrent avec d’autres seigneurs une longue promenade dans la cité que la dame de Déols avait tenu à découvrir également même s’il s’agissait surtout de passer du temps avec le comte, au bras duquel elle évoqua des sujets aussi variés qu’Aymeric, Guillaume ou l’exemplaire d’Ovide qu’on avait fait porter au palais et qu’elle avait eu le temps de parcourir rapidement la veille au soir. Ils ne furent interrompus que par l’arrivée de messagers que Sybille reconnut non sans perplexité pour être ceux qu’elle avait envoyés avant son arrivée pour prévenir Henri de sa venue qui expliquèrent s’être perdus à de nombreuses reprises et ne jamais l’avoir retrouvée jusqu’à aujourd’hui, et qu’alors que tout le monde prétendait savoir où le comte de Champagne et sa belle-sœur se trouvaient, ils n’avait jamais trouvé que des villes désertées par la cour qu’ils n’avaient parfois même manquée que de quelques heures.
« On nous a même forcé à payer un droit de passage aux environs de Reims, ma dame ! s’offusqua l’un des messagers. »
Sybille lui promit qu’il en serait dédommagé, et les renvoya vers le palais en leur recommandant de ne pas se perdre cette fois, car ils en étaient visiblement capables. Elle échangea par la suite quelques commentaires perplexes avec Henri sur l’efficacité douteuse de ses hommes, puis il fallut bien se résoudre à rentrer, de sorte que l’heure des adieux arriva bien trop vite au goût de la comtesse. Tout était en effet fin prêt dès le lendemain matin lorsqu’après une longue nuit d’insomnie, elle rejoignit sa suite rassemblée dans la cour qui n’attendait que son signal pour partir. Vêtue d’une robe de cavalière, les cheveux tressés, les marques de fatigue dissimulées derrière un peu de fard, Sybille se força à arborer un large sourire en rejoignant le comte de Champagne, alors qu’elle n’avait en tête que le désir de rester auprès de lui. Se trouvaient également présents Mathilde, Marie, Isabelle, l’abbé Bernard, et même une dame Quéruel rayonnante, ainsi que quelques seigneurs qu’elle salua courtoisement, tout en assurant à la duchesse de Bourgogne qui se disait ravie d’avoir fait sa connaissance que la réciproque était vraie. Elle ne laissa pas le temps à celle-ci de faire le moindre commentaire de plus, et se tourna vers Henri.
« Je vous remercie encore pour votre accueil, comte, ces quelques jours ont été un véritable plaisir. Je compte sur vous, donnez-moi quelques nouvelles d’Aymeric. »
Elle lui adressa un sourire sincère, et ne put s’empêcher de croiser une dernière fois son regard, gravant dans sa mémoire l’éclat de ces yeux bruns qu’elle aimait tant, ses sourires, son visage dont elle savait désormais qu’il l’accompagnerait durant tout le trajet, et sans doute même au-delà. Son cœur s’affola encore une fois lorsqu’elle se remémora ce court instant où ils s’étaient trouvé face à face, trempés par la pluie, et surtout la main du chevalier sur sa joue, souvenirs qui en appelèrent de nombreux autres qui acérèrent encore les regrets qui la tenaillaient à l’idée qu’il s’agissait là bien du départ qu’elle repoussait depuis si longtemps. Elle aurait voulu lui dire qu’elle n’avait aucun désir de partir, lui faire promettre qu’elle le reverrait bientôt franchir les portes de Châteauroux, mais les mots restèrent sagement dans sa gorge nouée et consciente qu’ils n’étaient pas seuls, elle détourna enfin le regard. Elle allait se mettre en selle quand une femme de sa suite lui fit remarquer que Cyrielle manquait encore à l’appel et que l’on n’avait pas réussi à la retrouver. Sybille fronça les sourcils, et parcourant l’assemblée du regard, se rendit compte que Gauthier de Brienne était également absent.
« Je crains que ce départ ne fasse deux malheureux, glissa-t-elle à Henri en esquissant une moue amusée. »
Les quelques minutes qui s’écoulèrent alors troublèrent encore Sybille, qui ne put s’empêcher de jalouser sa suivante dont elle partagerait la mélancolie sans avoir pu goûter aux mêmes bonheurs. Un silence gênant s’installa, à peine troublé par quelques conversations que l’on pouvait entendre dans l’assemblée, jusqu’à ce que finalement, Cyrielle se glisse le plus discrètement possible dans la suite de sa maîtresse avant de réapparaître à ses côtés en prétendant s’être soudain rappelé avoir oublié quelque chose. Sybille, qui avait tout vu de son petit manège et aperçu la silhouette de Brienne, miraculeusement de retour également, balaya l’incident d’un geste de la main et monta enfin à cheval.
« Portez-vous bien, comte. Nous aurons l’occasion de nous revoir, je l’espère, lança-t-elle d’une voix où perçait l’espoir. »
Là-dessus, elle donna l’ordre du départ, et la petite troupe s’ébranla rapidement, avant de quitter la cour du palais de Bar. Sybille, restée à l’arrière, tourna une dernière fois la tête pour adresser un sourire au chevalier, et se repaître une dernière fois de ses traits, puis à regret, elle gagna l’avant de sa suite. Lorsqu’ils eurent quitté la ville, elle perdit définitivement son air joyeux et songea avec amertume qu’il lui manquait déjà.

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C'était comme si tous les jours précédents, tout le voyage effectué par Sybille de Déols dans ces terres de Champagne n'avaient tendu que vers ce moment où la jeune femme et Henri allaient se retrouver seuls. Confusément, le jeune comte avait espéré pouvoir tourner le dos à sa cour, dans laquelle il se sentait si à l'aise en temps habituel, lui échapper pour pouvoir gagner sa liberté, abandonner là les paroles hypocrites, les masques que l'on se donne lorsqu'on se trouve devant une assemblée devant laquelle on a un rôle à jouer, afin d'être enfin totalement lui-même, après avoir enfin retrouvé celle qui constituait sa moitié et qui le faisait se sentir entier. Si entier que son cœur battait à toute allure, menaçait à chaque instant de déborder de bonheur. Si ces sentiments-là étaient restés flous pendant le moment où il avait fait découvrir à la jeune femme les villes qui s'épanouissaient sous son égide ou quand il n'avait souhaité que vivre et savourer les instants de danse ou de conversation auxquels ils avaient eu droit, ils lui apparurent avec netteté quand les chevaux s'élancèrent vers Voigny, leur permettant de quitter le château et leurs responsabilités, de laisser derrière eux leurs proches et leurs éventuels reproches. Là, dans cette plaine qui descendait à travers champs jusqu'à l'abbaye dans laquelle les comtes de Champagne, depuis le plus grand d'entre eux, le comte Eudes, conservait leur bibliothèque qui faisait leur fierté, il n'y avait nul Chacenay, nul Broyes susceptible de lui dérober l'attention de Sybille de Déols, aucun de ceux qu'Henri ne pouvait s'empêcher de considérer comme ses rivaux désormais. La jalousie lui avait dévoré le cœur quand il avait vu d'autres que lui tenir Sybille dans leurs bras avec d'autant plus de force qu'il savait bien qu'il ne se pouvait d'être envieux du seul dont il aurait pu l'être et dont il se refusait à prononcer le nom depuis que la dame était arrivée à Troyes.  Et pourtant, il désirait plus que tout être le premier à occuper le cœur et les pensées de la jeune femme. Et là, il n'y avait que Sybille et lui en train de chevaucher, il était l'unique cible de ses sourires ou de ses regards qu'elle baissait pudiquement de temps à autre, en un mouvement qui attirait l’œil de son soupirant sur la longueur et la grâce de ses cils ou sur le rougissement de sa pommette. Un instant, Henri se remémora les récits fabuleux qu'on racontait aux jeunes chevaliers dans leur enfance, ceux où les amoureux enlevaient leur belle pour les emporter dans un donjon, ceux où ils bravaient les usages ou les avis contraires pour vivre leur désir, au prix de grandes actions dignes de gloire. Il aurait été si facile de tout oublier de ce qui l'attendait encore à Bar-sur-Aube, ses obligations de comte pour lesquelles il avait pourtant été élevé, auxquelles il avait aspiré pendant des années, pour entraîner Sybille, la dérober aux regards et l'aimer ardemment de tout son être, au moins à moitié de ce qu'elle méritait. Le bonheur d'avoir la certitude de l'avoir auprès de lui à chaque instant, de savoir qu'il pourrait la retrouver dès qu'il le désirait et lui donner les caresses et les baisers que ses paumes et ses lèvres brûlaient de livrer lui serait alors donné... Mais à quel prix ? Il n'eut ni le courage de parler ni celui d'agir, se contentant de lui poser des questions sur son voyage et sur ce qu'elle en avait pensé, se réjouissant de voir qu'elle semblait sincèrement ravie de ses découvertes autant que de l'enthousiasme dont elle faisait preuve qui lui laissait un peu trop penser qu'elle ne désapprouvait pas de se trouver en sa seule compagnie.
- J'ai beaucoup aimé Provins, disait-elle au détour de la conversation ce qui obligea Henri à se détourner quelques secondes, sourire aux lèvres quand il repensait à tout ce qu'ils avaient vécu à Provins, et notamment cette danse pendant laquelle il s'était rendu compte de la force de ses sentiments. Il eut néanmoins un pincement au cœur en songeant que cette ville lui serait désormais associée et qu'il ne pourrait s'empêcher, lorsqu'il se devrait d'y retourner, de chercher sa fine silhouette au détour des couloirs du palais ou dans la foule des foires, la gorge nouée par une indicible mélancolie car cet espoir ne pourrait qu'être vain,  il n'aurait jamais plus l'occasion de serrer sa main dans la sienne, de laisser échapper un rire quand il la verrait se mélanger dans ses pas ou de saisir sa taille entre ses bras. En conséquence, savoir qu'elle avait apprécié chacun des instants qu'ils avaient passé à Provins le réjouissait autant que cela le rendit amer. Pour chasser ces bien noires pensées, ils parlèrent de sujets amusants qui firent retrouver à Henri toute sa bonne humeur et les accompagnèrent jusqu'au moment où ils franchirent les portes de l'abbaye de Voigny.

C'était peut-être dans cet endroit entièrement dédié à la beauté et au savoir que les deux jeunes gens pouvaient le mieux se comprendre malgré le silence qu'ils avaient adopté. Ce n'était pas tant au fil de leurs discussions politiques qui se transformaient invariablement en joutes orales dignes de ces jeux d'échec venus d'Orient auxquels Henri aimait s'adonner qu'il était tombé amoureux d'elle même s'il s'était laissé séduire par sa force de volonté et cet air buté qu'elle arborait régulièrement, dissimulé derrière une moue, figeant ses traits dans un marbre encore plus délicat et plus splendide que les sculptures de l'Antiquité. Non, si elle l'avait attiré et attisé sa curiosité, son cœur avait sans nul doute définitivement chaviré quand ils avaient commencé à aborder d'autres sujets de conversation et quand le jeune homme avait fini par découvrir qu'elle laissait s'effondrer ses remparts défensifs devant un magnifique manuscrit. Combien de fois avait-il reconnu son goût sûr, combien de fois s'était-il attardé sur son visage illuminé d'une sincère expression d'émerveillement, comme un reflet de cet émerveillement qu'il ressentait lui-même, comme si leurs âmes et leurs cœurs n'agissaient qu'en miroir ? Ce plaisir qu'il prenait à jouer aux échecs avec elle était décuplé par l'idée que la joueuse qu'il avait en face de lui était d'une étoffe supérieure, plus admirable que toutes ces femmes qu'il avait connues jusque-là. Il ne pouvait dater avec certitude le moment où il était tombé amoureux de Sybille de Déols mais en pénétrant dans le scriptorium, il sut qu'ils se retrouvaient en un terrain connu et il ne doutait pas un instant qu'elle saurait apprécier à leur juste valeur les trésors qui se dissimulaient là au même titre qu'il avait su reconnaître le joyau qu'elle était elle-même. Il régnait de toute façon une atmosphère particulière dans cette pièce, éclairée par la lumière pâle des bougies, comme si elle se trouvait hors du monde et hors du temps et qu'ils pouvaient enfin vivre pleinement leur passion commune pour ces volumes de parchemin finement ouvragés qui étaient rangés avec soin dans les étagères. Les chanoines qui travaillaient là n'avaient que faire de ce qu'ils étaient ou de la raison qui les avait conduit à les visiter. Penchés sur leurs dessins et leurs couleurs, ils étaient indifférents à tout ce qui n'était pas de l'ordre de leur travail et en quelque sorte, c'était libérateur. Seule l'arrivée du bibliothécaire, un vieil homme qu'Henri avait connu des années auparavant vint faire pénétrer la réalité au cœur de ce monde privilégié en demandant au comte s'il ramenait là sa fiancée ce que le comte démentit avec empressement. Il aurait aimé, pourtant, pouvoir présenter Sybille comme la femme au doigt de laquelle il allait glisser un anneau, il l'aurait fait avec fierté et orgueil, car tout homme qui avait la main de Sybille était le plus chanceux de tous, il aurait aimé se retourner vers elle et après avoir obtenu confirmation qu'elle appréciait cet endroit, lui affirmer que tous ces volumes, un jour, lui appartiendraient. Ces pensées peu convenables l'empêchèrent de se rendre compte de l'attitude de sa compagne et de toute façon, on se mit à évoquer les manuscrits qu'elle avait rapportés de l'abbaye de Déols, quittant donc un terrain qu'Henri trouvait bien glissant. Il s'était rapproché des lutrins où les ouvrages avaient été déposés et l'insatiable curiosité qui se lisait sur ses traits n'était pas feinte. Il avait appris à aimer les livres dès son plus jeune âge, quand l'abbé Bernard avait remis les Saintes Écritures en main. Depuis, il avait lu bien des auteurs antiques mais il lui semblait que chacun de ces manuscrits renfermaient un monde en lui-même, reflet fantasmé et déformé du monde réel, fruit de l'imagination et de la dextérité des auteurs et des copistes. Chaque feuillet de parchemin faisait tomber des barrières et plongeait le lecteur dans un nouvel univers, contait des histoires dont on n'avait connaissance, avec autant de force que celles qui se disent au coin du feu, avec peut-être d'autant plus de force que les écrits étaient destinés à demeurer. Un livret traduit de l'arabe était fascinant parce qu'il refermait un regard étranger qu'il avait côtoyé de près lors de la croisade mais ne l'avait jamais réellement connu.
- J'ai toujours été fascinée de voir à quel point nous pouvons voir différemment un même monde, se confiait Sybille en passant les doigts sur une carte contenue dans le traité de géographie de Ptolémée, on se découvre facilement des envies de voyage et de découvertes en voyant ces cartes, ne trouvez-vous pas ?
Henri ne put s'empêcher de jeter un regard à la jeune femme, découvrant l'expression rêveuse que son visage si parfait arborait. Il ne l'avait jamais connue sous ce jour-là mais cela ne l'étonnait même pas de la part de Sybille, elle était taillée pour ne pas se contenter de ce que l'existence morne pouvait offrir. Et il la comprenait car lui-même ne savait que tourner ses regards vers d'autres contrées où tant de trésors existaient, prêts à être admirés ou saisis, raison pour laquelle il appréciait tellement la lecture qui le transportait vers de nouveaux mondes et recelait de nombreux trésors de l'esprit. Il lui semblait parfois que seule Sybille pouvait saisir ce qu'il pensait car elle lui était semblable. Il allait faire une remarque sur le dessin de léopard qu'il venait de voir, lui rappelant avec force ce moment où la jeune femme s'était rapprochée du félin lors de la foire de Provins mais au même moment, par inadvertance, la main de Sybille qu'elle avait également posé sur la carte frôla la sienne, ce qui le fit rougir et empêcha les mots de sortir de sa gorge. Rien que le fait de pouvoir toucher la paume de la jeune femme provoqua en lui un frisson qui ne devait plus le quitter jusqu'à la fin de la visite qui se prolongea pourtant fort tard. Avant de quitter l'abbaye, il lui fit présent d'un exemplaire des Métamorphoses d'Ovide, poète sur lequel il ne tarit pas d'éloges, comblé par le simple fait de constater son plaisir et le sourire qui s'épanouissait sur les lèvres de la dame de Déols. Mais il était déjà temps de quitter cet endroit si reposant malgré la mauvaise volonté manifeste du comte qui savourait ce droit qu'il avait de partager son temps avec la femme qu'il aimait loin des regards inquisiteurs. Au moment de sortir de la pièce toutefois, le vieux chanoine le retint alors qu'il emboîtait le pas de sa compagne, posant une poigne ferme sur son bras et lui lança un coup d’œil désolé tout en ajoutant dans un murmure :
- L'amitié peut être le plus beau des présents, que cela puisse vous consoler, mon enfant.
Surpris, le jeune homme ne sut que répliquer et poussé par le bienveillant chanoine, s'éloigna à son tour, partagé entre honte d'avoir été si transparent dans ses sentiments et amertume de savoir que ces paroles étaient celles de la raison. Cette quasi mise en garde s'effaça toutefois de son esprit dès l'instant où Sybille grimpa sur son cheval avec agilité et souplesse. Son cœur ne saurait se contenter d'une amitié, il voulait son affection, sa tendresse, il la désirait même toute entière, corps, esprit et âme.

Cette certitude se confirma jusqu'à leur retour à Bar-sur-Aube sous une pluie battante qui paraissait comme vouloir les engloutir. Au loin, le ciel se zébrait parfois d'éclairs mais Henri, concentré sur sa chevauchée éperdue et davantage sans doute sur la jeune femme qui le précédait, ne pouvait se convaincre que c'était peut-être là le signe de la colère divine qui allait s'abattre sur eux et leur rappeler leur situation. L'apparition de l'abbé Bernard de Clairvaux était-elle également une matérialisation de cette colère ? Henri n'aurait su le dire mais il était certain que ce dernier l'avait empêché de réaliser une erreur qu'il avait terriblement envie de commettre même s'il savait qu'il était voué à le regretter. Pendant plusieurs secondes, il avait senti la jeune femme près de lui, enhardi par la provocation qu'elle lui avait lancée, il avait caressé cette joue si froide et il avait été emporté par son désir de déposer ses lèvres sur les siennes en un baiser qu'il ne pouvait se permettre. Elle n'avait pas détourné son regard d'un bleu troublant, elle ne s'était pas écartée quand elle l'avait senti près d'elle, peut-être simplement parce que son cheval, dans son dos, l'en empêchait. Et quand Henri s'écarta brusquement en attendant une voix bien connue prononcer son nom, il sut que tout avait bien failli basculer, que sa passion l'avait emporté et que son cœur avait pris le contrôle sur sa raison, ce cœur qui battait de manière incontrôlable, autant parce qu'il avait senti que son propriétaire légitime allait sceller sa captivité que parce qu'Henri savait pertinemment que Bernard avait beau de ne pas avoir beaucoup d'expérience dans les choses de l'amour, il n'allait pas être dupe de la scène qui s'était déroulée sous ses yeux. Et s'il y avait une personne dont le jugement comptait pour Henri, c'était bien celui de son précepteur et second père.
- Que faites-vous ici, tous les deux... ? Commença le vieil abbé en plissant les yeux sur le couple devant lui.
Henri, les yeux fixés sur le nouveau venu qui avait fort curieuse allure dans sa bure blanche trempée mais qui semblait toujours aussi plein d'énergie malgré son grand âge, se refusait à baisser les yeux sur Sybille dont il sentait la présence à ses côtés avec douleur car la distance qui s'était rétablie entre eux était celle des convenances. Les joues rougissantes, il s'aperçut que l'air de Bernard rendait assez compte du fait que l'homme n'avait rien manqué de son faux-pas, la suspicion avait couvert ses traits et il s'adressait à eux non sans sévérité.
- Nous... Nous rentrions de Saint-Thibaud de Voigny et..., débuta le jeune homme dans le but de se justifier et d'effacer cette expression du visage de l'abbé qui avait tendance à l'inquiéter.
- Henri, j'espère que ton père n'est pas encore parti, il y a des jours que je cherche à le rattraper ! Le coupa Bernard en changeant brusquement de sujet comme s'il ne souhaitait s'attarder davantage sur ce qui n'aurait jamais dû se produire, comme si cela pouvait effacer son existence.
- Je crois que vous le manquez de peu, intervint Sybille, je l'ai croisé tout à l'heure, il s'apprêtait à partir.
Henri fut à la fois déçu de constater qu'elle ne semblait troublée outre mesure par ce qui venait de se produire et que Thibaud IV fût dans la conversation car il ne souhaitait guère songer à nouveau à son père malade mais cela eut au moins le mérite de détourner l'attention de l'abbé de Clairvaux qui grommela entre ses dents de manière fort peu digne d'un ecclésiastique que le vieux comte allait finir par le rendre fou à force de le faire tourner en bourrique ce que son âne, baissant la tête, dépité, semblait approuver. Si Bernard n'avait écouté que son courage, il se serait immédiatement lancé sur les traces fraîches du comte que l'on disait parti à la conquête de Sancerre (Henri imaginait déjà la tête du pauvre Étienne en voyant débarquer son père avec des velléités belliqueuses), mais l’état pitoyable de sa monture, pour ne pas parler de la sienne propre, dont il n'avait évidemment rien à faire dans son humilité, le convainquit d'accepter l'invitation à rentrer de Marie qui venait de faire irruption dans la cour pour les exhorter à venir se sécher au plus vite.
- Vous êtes dans un état déplorable tous les trois, leur affirma-t-elle d'un ton sans réplique en les conduisant à l'intérieur du palais, dame Sybille... Vous avez de la boue sur la joue.
Henri s'efforça de ne pas rougir mais il jeta un rapide coup d’œil à la jeune dame qui portait la main à la même joue qu'il avait caressée quelques minutes auparavant et il lui sembla sentir encore la douceur de cette pommette sous son doigt, rougie à cause de la folle course qu'ils avaient effectuée. Il ne pouvait pourtant plus se permettre le moindre instant de faiblesse sous les regards conjugués et inquisiteurs de son père d'adoption et de sa sœur. Pourtant, malgré toute sa volonté, malgré toutes ses bonnes résolutions, ses yeux errèrent sur le visage de Sybille, s'attardèrent sur ses lèvres si appétissantes auxquelles il avait bien failli goûter et il croisa bientôt ceux de la jeune femme qu'elle avait comme si elle se rendait compte qu'elle était observée. Il ne put supporter l'éclat de ce regard bleu et se détourna pour observer Marie donner ses ordres pour qu'on les prenne en charge. Son esprit était bien loin des soucis d'ordre matériel ou de l'endroit où avait bien pu se rendre Thibaud IV, que la pluie n'impressionnait guère, il était resté sur le moment où tout aurait pu basculer, frustré de ne pas avoir pu aller jusqu'au bout de son désir.

La duchesse de Bourgogne ne leur laissa pas le temps de se poser davantage de questions et les renvoya dans leurs appartements afin qu'ils se changent avant d'attraper une quelconque maladie non sans les accabler de reproches sur leur inconscience qui donna l'impression à Henri d'être un petit garçon pris en faute. Il finit par quitter la grande salle en compagnie de Sybille, un peu penaud, comme s'il venait de se faire renvoyer après avoir accompli une bêtise, ce qui n'était pas loin d'être le cas après tout. Il n'osa briser le silence qui s'était installé entre la dame de Déols et lui pendant les quelques pas qu'ils accomplirent pour retourner dans leurs chambres, se contentant de lui jeter des coup d’œil à la dérobée, sans savoir ce qu'elle avait pensé ou même si elle s'était rendu compte de la gêne qu'il y avait eu entre eux à leur arrivée. A quoi pouvait-elle donc songer en cet instant ? Quelles réflexions, quelles envies ou quels regrets tournoyaient dans son esprit sans qu'elle ne les fît partager ? Le trajet fut trop court pour qu'il puisse se jeter à l'eau et poser ses questions. A l'intersection de deux couloirs, il était déjà temps de se quitter et ce fut seulement à ce moment que Sybille leva les yeux vers lui pour lui adresser d'un ton joyeux :
- Je vous remercie de m'avoir fait découvrir votre bibliothèque, et pour votre présent ! J'ai passé de très agréables moments.
Elle attendit à peine une réponse d'un Henri déçu malgré lui mais qui lui répéta qu'il était également ravi et s'éloigna de son côté sans se retourner, d'un pas rapide. Le comte resta un instant là, regardant s'éloigner la silhouette de celle dont il était amoureux, dont les courbes étaient soulignées par sa robe mouillée qui collait à sa peau. Il admira le dessin de ses hanches, comme si elles avaient été réalisées du geste sûr d'un artiste, laissant échapper un sourire en constatant que sa coiffure, comme le reste de sa tenue, était dévastée. Il eut une seconde d'hésitation pendant laquelle il s'imagina courir derrière elle, la saisir par le bras pour la plaquer contre le mur froid et se presser contre elle afin d'accomplir enfin ce qu'il rêvait de faire depuis des jours et dont l'occasion avait été manquée. Tout en elle était un appel à la passion et y répondait le feu qui brûlait à l'intérieur du cœur du jeune homme. Mais Sybille disparut soudain et une amère déception serra la gorge du comte. C'était trop tard, et il n'y aurait pas d'autres moment propice avant le départ de la dame. Ce fut d'un pas lent qu'il se dirigea vers ses appartements et qu'il y pénétra. L'un de ses serviteurs était présent et eut une exclamation en voyant son seigneur dans un état peu digne de sa fonction mais d'un geste, Henri le renvoya. Il se sécha avec un linge mais lorsqu'il le passa sur son visage, il s'interrompit et demeura ainsi de longues minutes, les yeux fermés, tentant de calmer ses pensées tout comme le battement de son cœur. Flottait pourtant toujours devant ses paupières closes la gracieuse démarche de Sybille et il se morigéna intérieurement. Si elle lui avait donné des raisons d'espérer, il ne devait pour autant pas se laisser emporter par ce désir fou qui n'avait en aucune manière lieu d'être. Pour éviter de réfléchir davantage, il s'habilla rapidement sans l'aide de personne, se coiffa à peine et tout ébouriffé, il retourna vers la grande salle où quelques groupes de personnes discutaient avec animation, dominés par une Mathilde de Carinthie très en verve. Henri fit une pause à l'entrée, se rendit immédiatement compte que Sybille n'était pas présente puisque partout où il se rendait désormais, c'était elle qu'il cherchait du regard, puis rejoignit deux de ses sœurs qui étaient accaparées par l'abbé Bernard qui avisa le jeune homme en lui adressant un geste :
- Ah Henri, viens donc par ici ! Je vais rester un ou deux jours, le temps que l'orage se calme, merci beaucoup de ton accueil...
- Je vous en prie, mon père...
- Que faisais-tu donc à Saint-Thibaud de Voigny ? Poursuivit Bernard sans écouter son protégé, avec un entrain suspect.
- Dame Sybille a apporté des manuscrits avec elle dont elle a fait don aux chanoines, j'avais très envie d'aller les voir, ils sont particulièrement dignes d'intérêt, d'ailleurs, babilla Henri d'un ton qui se voulait détaché.
- Des manuscrits ? Répéta l'abbé en fronçant les sourcils qui se voyait déjà fouler aux pieds des écrits hérétiques comme il se plaisait à le faire de manière régulière – Abélard ou Henri de Lausanne pouvaient en témoigner.
Il fut interrompu par l'arrivée de Sybille de Déols elle-même qui s'était approchée d'eux avec un sourire gêné. Elle aussi avait effacé les traces de sa cavalcade sous la pluie en se séchant et en tressant ses mèches blondes qui pendaient sagement dans son dos. Henri se prit à penser que même sous des vêtements sous lesquels elle n'aurait pas paru à son avantage, même totalement décoiffée, trempée de la tête aux pieds, elle était toujours aussi belle et séduisante. Toujours, le cœur d'Henri ratait un battement à son apparition et ses lèvres s'écartaient en un sourire joyeux car il était sincèrement ravi de la voir à ses côtés. Elle semblait là si petite, si angélique avec son air sage qu'il aurait aimé pouvoir la protéger de la suspicion de ses sœurs ou de Bernard qui s'empressa d'ailleurs de la questionner à propos de ses dons qu'il devait soupçonner provenir de l'abbaye clunisienne de Déols. Mais avant qu'on ne puisse se lancer dans la conversation, un courrier s'approchait d'eux pour tendre une lettre en provenance de Blois pour la jeune femme qui la saisit, présenta ses excuses et s'éloigna quelques instants. Non sans inquiétude, comme s'il pressentait que ce pli ne pouvait contenir qu'une sentence défavorable de la part du comte de Blois, sentence qui marquerait la fin de ce séjour idyllique, Henri la suivit du regard, tout comme Marie qui s'en aperçut :
- J'espère que Thibaud se porte bien, n'est-ce pas, mon frère ?
Henri se crispa involontairement sous le trait qu'il soupçonnait peu innocent mais acquiesça et détourna la conversation sur les occupations de Bernard qui parut ravi de parler de la séparation de Louis VII et d'Aliénor d'Aquitaine dans laquelle il semblait être intervenu – comme dans un peu près toutes les affaires qui ne le concernaient pas directement et pour lesquelles il donnait son avis.

Henri guettait le retour de la dame de Déols aussi fut-il le premier à croiser son regard quand elle revint dans la grande salle et la trouva légèrement pâle. Pour bien la connaître désormais, après l'avoir observée à de nombreuses reprises, il se rendit tout de suite compte que quelque chose la tourmentait. Ses traits s'étaient figés dans un simulacre du masque qu'elle portait de manière générale devant ceux devant lesquels elle ne se livrait pas, ce sourire qu'il l'avait vu arborer depuis son arrivée en Champagne et qui remplissait son cœur de joie avait disparu derrière une moue de fierté qui lui faisait lever le menton. Pour la première fois depuis longtemps, le front d'Henri forma une ride soucieuse et il fut réellement inquiet du contenu de la lettre. Il ne savait pourtant ce qu'il devait craindre mais l'air de la jeune femme était assez sombre pour que sa gorge se noue. Que se passait-il ? Il chercha à le deviner à travers le regard de Sybille, mais elle l'évita soigneusement, ou par le biais de ses traits crispés, dont notamment sa main qui serrait le pli qu'elle avait reçu mais elle était redevenue indéchiffrable et la mort dans l'âme, il dut se contenter de laisser parler Marie qui s'exclamait joyeusement, faisant fi du visage sombre de la comtesse de Blois :
- Avez-vous des nouvelles de Thibaud ?
- Quelques-unes, répliqua Sybille d'un ton peu enjoué, il souhaite mon retour à Blois.
Il avait suffi de ces quelques mots pour que la bonne humeur à toute épreuve d'Henri disparaisse. Il eut envie de répondre, de protester et de lui offrir de rester davantage mais heureusement, Marie poursuivit sans lui laisser le temps de prendre la parole :
- Oh, vous allez devoir nous quitter ? On le comprend, vous devez sans doute manquer à Blois, il doit regretter de vous avoir permis de faire un si long voyage...
Le comte de Champagne se sentait étranger à la conversation qui avait lieu sous ses yeux. Il avait envie de s'y opposer, d'intervenir pour marquer sa volonté mais comme d'habitude depuis le début de la visite de Sybille dans sa principauté, il avait l'impression de ne plus rien contrôler. Tous autour de lui prenaient note de la situation alors qu'il ne pouvait l'accepter, combien même il en était responsable, peut-être le seul, s'en accommodaient et se comportaient comme si tout était normal alors que Sybille ne pouvait pas être la maîtresse d'un autre domaine, être l'épouse de son propre frère, qu'elle ne pouvait pas appartenir à un autre que lui et pire encore à un époux qu'il ne pouvait détester. Alors, en silence, le jeune homme observait ce qui ressemblait fort à une joute orale, sans paraître bien comprendre de quoi il retournait.
- Il ne m'a pas permis de partir, disait Sybille, rembrunie, d'une voix sèche, comme piquée au vif, je n'avais pas d'autorisation à lui demander. Répondez que j'irai saluer mon frère puis que je rentrerai.
Un court silence accueillit ses paroles pendant que Marie se composait un visage après ce qui ressemblait fort à un affront bien voilé. Si Bernard fixait les membres du petit groupe tour à tour, Henri ne sut que rajouter. La brusque irruption de Thibaud en Champagne venait de briser toutes les illusions dans lesquelles il s'était complu durant ces derniers jours et de le ramener à la triste réalité avec autant de violence qu'Henri l'avait sciemment oubliée. Il lui semblait d'ailleurs que la silhouette de son frère s'était glissée entre eux, s'était faufilée depuis Blois comme s'il avait deviné ce qui s'était produit en son absence et qu'il voulait empêcher le moindre faux-pas. Pire encore, ces jours d'insouciance où, après tout, rien de mal ne s'était produit étaient désormais ternis par l'idée que dès le départ, Thibaud n'avait pas donné son accord et en quelque sorte sa bénédiction. Il avait même sans doute désapprouvé ce départ et avait jeté sur le voyage de Sybille un voile d'opprobre qui faisait d'Henri un fautif. Si toutes ces pensées traversèrent l'esprit d'Henri, il s'efforça de prendre une profonde inspiration et de retrouver son sourire pour lancer d'un ton qu'il voulut insouciant :
- Vous repartirez dès que vous le voudrez, dame Sybille, nous sommes à votre disposition pour vous permettre de vous rendre à Blois dès que possible.
- Par ailleurs, il m'a chargée de vous saluer, affirma cette dernière tout en évitant son regard, et de lui donner de vos nouvelles à mon retour, il sera ravi de savoir que vous vous portez bien.
- Vous pouvez le lui assurer, et je vous donnerai une lettre à lui remettre, acquiesça Henri.
La conversation fut close au grand plaisir du père abbé qui comptait bien avoir ses réponses à propos des fameux manuscrits mais malgré tous ses efforts, Henri ne parvint pas à retrouver son insouciance ou son entière bonne humeur. Il lui semblait que la réception de cette lettre était l'acte de fin de son bonheur et à chaque fois que ses yeux se risquaient à se poser sur le visage de Sybille, il ne pouvait s'empêcher de songer au futur départ de la jeune femme, appréhendant le moment où elle le quitterait définitivement, le laissant autant à ses remords de lui avoir livré son cœur qu'à ses regrets de ne pas avoir commis de faute.

Le couperet tomba quelques heures plus tard, au cours de la soirée lorsqu'il fut décidé que la dame de Déols partirait le surlendemain pour reprendre un long voyage jusqu'à Amboise et Blois. Henri demeurait étrangement silencieux, acceptant l’état de fait puisque nul autre choix ne s'offrait à lui, partagé entre l'envie de profiter au maximum de la présence de la jeune femme et celle de commencer à s'en éloigner pour rendre les adieux moins douloureux. Au final, ce fut Sybille elle-même qui vint lui demander une dernière balade dans la cité de Bar-sur-Aube en compagnie d'autres dames et seigneurs, balade qu'il ne put lui refuser et il laissa sans regret ses papiers de travail derrière lui pour parcourir les rues étroites de la vieille ville, se complaisant dans les derniers lambeaux d'illusion que la missive du comte de Blois avait déchirés comme à grands coups de couteau. Il prit Sybille à son bras sans entendre un instant de quoi parlait le reste de la petite troupe et ils discutèrent de tous les sujets avec, dans le cas d'Henri une vague mélancolie. Après lui avoir vaguement fait admirer le revers du donjon seigneurial ou quelques petites églises bien cachées, il lui expliqua comment serait formé Aymeric, demanda des nouvelles du petit Guillaume dont il appréciait la vivacité, laissant échapper un rire lorsqu'elle lui expliqua qu'il avait juré solennellement de prendre soin du petit chat qu'il avait offert à son aîné quelques mois auparavant et promit à la dame qu'elle apprécierait les Métamorphoses d'Ovide, l'un des plus grands poètes de l'Antiquité. Les fameux messagers dont on avait perdu la trace depuis l'arrivée de Sybille en profitèrent pour faire leur réapparition – à l'inverse des quelques gardes qu'Henri avait lancé à leur recherche et qu'ils n'avaient pas vus, selon leurs dires –, de manière fort appropriée d'ailleurs car ils furent soulagés de savoir qu'ils pourraient repartir dès le lendemain en compagnie de la comtesse et Henri les entendit se dire qu'il n'était pas question qu'ils repartent en avance de la troupe, même pour aller à Blois.
- Faut-il envoyer des gardes à la recherche de nos gardes ? Demanda Joinville avec perplexité à la faveur d'un rapprochement entre le comte et le reste de sa cour.
- Ils finiront bien par réapparaître, répondit Henri qui soupçonnait ses gardes de faire surtout le tour des tavernes de la Champagne et qui ne tenait pas à leur donner de nouveaux compagnons de beuverie, par peur de voir sa compagnie se désertifier.
Sur cette note, ils poursuivirent leur balade le cœur plus léger, alors que Sybille et Henri échangeaient des commentaires sur cette arrivée impromptue, le comte expliquant avec plusieurs éclats de rire ses batailles avec l'archevêque de Reims concernant les droits de passage. Mais bientôt, le soleil disparut à l'horizon, et les ombres s'agrandirent dans leur sillage et après avoir permis à Sybille d'admirer son dernier coucher de soleil sur les plaines de Champagne du haut des remparts, il fallut rentrer puis, pour la jeune femme, faire ses derniers préparatifs. Le départ était prévu tôt le lendemain matin. Il semblait à Henri qu'il avait tout fait pour en reculer l'heure car il n'avait nulle envie de faire ses adieux à Sybille mais il lui fallut bien se résoudre à descendre les marches jusqu'à la cour principale au petit matin, cour qui était traversée par des serviteurs qui chargeaient les derniers bagages de la dame. Henri après avoir eu un instant d'arrêt en songeant que c'était là qu'il avait failli l'embrasser ébaucha un sourire en constatant qu'une servante rangeait soigneusement le manuscrit bien emballé dans un des sacs de la suite. Sybille de Déols ne tarda pas à faire son apparition dans une robe de cavalière, arborant un large sourire et elle salua poliment tous ceux qui étaient présents pour lui souhaiter un bon départ et un agréable voyage, autant que celui-ci pouvait l'être au vu de sa longueur et de son inconfort. Henri qui se tenait le plus proche de son cheval, pour l'aider à grimper sur son dos, vit son tour arriver en dernier alors que Mathilde de Carinthie faisait des remarques désobligeantes sur l'incapacité des serviteurs à tout préparer en temps et en heure ce qui eut le mérite de détourner l'attention de ses filles et de l'abbé Bernard qui lui répondait doctement que la patience était mère de vertu, tandis que Joinville, placé entre la vieille comtesse et l'abbé de Clairvaux, ne pipait mot, visiblement mal à l'aise.
- Je vous remercie encore pour votre accueil, comte, ces quelques jours ont été un véritable plaisir. Je compte sur vous, donnez-moi quelques nouvelles d'Aymeric, lui dit Sybille d'un ton apparemment léger, dans un sourire.
- Vous n'avez pas à me remercier, tout le plaisir a été pour moi, affirma Henri dans des paroles qui auraient pu paraître de circonstance mais qui étaient totalement sincères, je vous promets de veiller sur Aymeric comme sur mon propre enfant. Vous serez toujours aussi informée que si vous étiez restée en Champagne.
Ils échangèrent un long regard pendant lequel le cœur d'Henri s'affola, même s'il était conscient que c'était là la dernière fois qu'il se perdait dans le bleu de ces iris et un court instant, il songea à lui dire qu'il ne voulait pas qu'elle parte. Il désirait plus que tout continuer à pouvoir la chercher du regard à chaque fois qu'il entrait dans une pièce, chevaucher à travers toute la Champagne en sa compagnie pour encore se faire battre à la course, simplement sentir son regard brillant se poser sur lui et même dormir à ses côtés et se réveiller blotti contre elle. Il ne le pouvait. Cette frustration lui fit crisper les paumes, mais il garda un air joyeux, trop conscient qu'il était observé et au premier chef par la première concernée qui aurait peut-être rougi de honte devant de telles pensées déplacées à son égard.
- Et vous serez la première au courant lorsqu'il parviendra à défaire un dragon, acheva-t-il avec un rire.
Il allait l'aider à monter quand on fit remarquer que l'une de ses suivantes manquait à l'appel. Ce n'était d'ailleurs pas n'importe quelle suivante puisque Brienne était également absent et Henri, en levant les yeux au ciel, ordonna que l'on parte à leur recherche, alors que Mathilde poussait un soupir en se tournant vers son voisin, à savoir Joinville qui semblait désirer se trouver à des lieues de là, et que des conversations naissaient là et là.
- Je crains que ce départ ne fasse deux malheureux, glissa Sybille, attirant de nouveau sur elle l'attention du jeune homme dont le cœur manqua un battement.
De qui parlait-elle exactement ? S'était-elle rendu compte qu'il n'avait nul désir de la laisser partir et que son humeur était bien assombrie ? Mieux encore, se comptait-elle au nombre de ces malheureux ? Un fol espoir l'envahit soudain mais il se traita d'imbécile. Elle faisait évidemment allusion à Gauthier et à sa conquête, rien de plus. De longues minutes s'écoulèrent, pendant lesquelles les conversations s'éteignirent petit à petit et Henri se donna une contenance en flattant l'encolure de la monture de Sybille qu'il tenait par la bride. Il lui semblait que tout le monde le fixait mais malgré tous ses efforts, il ne parvenait à trouver un sujet de conversation, trop obnubilé par ses sentiments peu avouables. Au terme de cette attente, une jeune femme se glissa aussi discrètement qu'elle le put dans la suite de sa maîtresse, s'attirant par là les regards de tous, en prétendant avoir oublié quelque chose. Un coup d’œil en coin confirma à Henri que Brienne venait de faire son apparition également ce qui attira un rictus ironique sur ses lèvres. On n'épilogua pas sur l'incident et après qu'Henri l'eut aidée, Sybille, juchée sur sa monture lui lança une dernière parole d'adieu :
- Portez-vous bien, comte. Nous aurons l'occasion de nous revoir, je l'espère.
- Faites bon voyage ! Je l'espère également, répondit le jeune homme avec espoir même s'il savait pertinemment que c'était bel et bien terminé.
Là-dessus, la petite troupe s'ébranla et dès les premiers pas du cheval de Sybille, Henri sentit son cœur se déchirer progressivement, lui causant une douleur qui le fit presque suffoquer tant il lui parut qu'on lui arrachait Sybille et qu'il était totalement impuissant à la retenir. Une dernière fois, pourtant, ils se regardèrent, lorsque la jeune dame se retourna et Henri grava les traits de son visage dans son esprit, sachant bien qu'il en connaissait pourtant les moindres détails. Elle finit par se retourner et tout à coup, elle disparut définitivement tout comme le reste de sa suite dont les bruits des sabots ne furent bientôt plus qu'un lointain murmure. Henri savait que cette vision-là continuerait longtemps de le hanter.

Le jeune comte resta un long moment saisi, les yeux fixés sur la porte de la cour qu'un garde zélé refermait – non sans grande difficulté, elle était visiblement lourde, comme hébété de ce qui venait de se produire et qu'il n'avait su empêcher. Lorsqu'il se retourna enfin, le petit groupe se dispersait déjà, Mathilde de Carinthie en tête qui se plaignait que tant de remue-ménage lui avait donné la migraine ce qu'elle oublia momentanément en avisant dame Quéruel qui cherchait visiblement à se rapprocher du comte et lui demandant sèchement pourquoi elle n'était pas parmi les autres femmes de la maisonnée ce qui fit reculer sa souffre-douleur et lui attira la reconnaissance de son fils.
- Prenez donc un peu exemple sur votre frère, lança Mathilde à ce dernier, au moins, il ne s'entiche pas d'idiotes aussi jolies soient-elles, il a épousé une dame digne de son rang. Par contre, je n'ai pas très bien compris pourquoi elle était restée en Champagne au juste, vous l'a-t-elle expliqué, Marie ?
Henri écoutait à peine sa mère qui venait sans le savoir de remuer le couteau dans la plaie et rejoignit Joinville et Brienne qui regardaient partir la vieille comtesse qui grommelait entre ses dents, soutenue par ses deux filles, suivie de dame Quéruel et de l'abbé qui avait apparemment des lettres à écrire à la moitié de la Chrétienté. Pendant ce temps, le sénéchal cherchait à comprendre pourquoi Gauthier faisait la moue et était arrivé en retard, après avoir retrouvé un peu d'assurance maintenant que la terrible Mathilde était hors de voix.
- Mais tu es malade ? Insistait le pauvre Joinville, un peu perdu devant le mutisme – certes inhabituel – de l'espion du comte.
-... Moui... En quelque sorte...
L'air désespéré qu'affichait Gauthier ainsi que ses moues et ses regards fréquents vers l'endroit où avait disparu la suite de la comtesse de Blois (où par ailleurs, le garde avait renoncé à fermer complètement la grande porte) indiquait assez de quel genre de maladie il souffrait mais Henri, s'il aurait pu compatir, n'était pas d'humeur à supporter les mines attristées de son vassal car il ne pouvait se permettre, lui, de laisser autant transparaître ses sentiments et il ne pouvait plaindre celui qui avait eu la chance de pouvoir se déclarer et d'être aimé en retour. Il chassa d'un geste les deux amis qui se rendirent à peine compte de l’état du comte d'autant que Joinville tançait Brienne sur son inconscience de se lever alors qu'il était si mal et sur la possibilité de lui envoyer un médecin ce que Gauthier refusait avec horreur, ayant trop peur qu'on lui diagnostique une maladie imaginaire. Le jeune comte ne s'attarda pas davantage et rentra dans son palais, encore troublé, ressentant avec force la solitude qui était désormais la sienne. Il n'avait nul projet pour cette journée, rien ne lui faisait désormais envie s'il ne pouvait plus partager ces instants avec Sybille. Pourtant, on continuait de s'affairer dans les couloirs et les chambres, on rangeait et lavait, les seigneurs vaquaient à leurs occupations et de temps en temps, des éclats de voix confirmaient que les femmes étaient dans leurs appartements en train de broder. Une terrible nausée s'empara d'Henri : comment le monde pouvait-il continuer de tourner sans elle ? Comment osaient-ils tous se comporter comme si de rien n'était alors que rien ne valait la peine d'être vécu si elle n'était pas là pour en profiter ? Elle n'était partie que depuis quelques dizaines de minutes que déjà, elle lui manquait avec une violence qu'il n'aurait pas cru possible.  Il l'avait perdue mais personne ne s'en rendait seulement compte et cette situation lui apparut dans toute son injustice. Négligeant ses devoirs de comte qui l'attendaient malgré les insistances que lui avait fait son chancelier, il choisit de fuir ce monde pour se réfugier dans l'un des seuls endroits où il se sentait parfaitement bien et en effet, après avoir poussé la porte de la petite bibliothèque du palais, il fut rasséréné par l'atmosphère feutrée et tranquille qui y régnait. Il était seul mais un exemplaire de Tacite reposait sur le lutrin et il l'ouvrit avec la volonté d'oublier quelques instants ce qui le tourmentait avec autant de virulence que les Furies pourchassaient les criminels dans l'Antiquité. Il aurait peut-être pu goûter à un peu de sérénité mais quelques temps plus tard, la porte fut poussée doucement et Marie pénétra dans la pièce, en la refermant avec soin derrière elle.
- Je savais que je te trouverais ici, depuis que tu es tout petit, tu as tes endroits préférés et tu n'en changes pas, lui lança-t-elle dans un souffle avec un petit rire, comme si elle avait peur de déroger au calme de la bibliothèque.
Henri avait relevé la tête, en lui adressant un sourire mais un pressentiment lui serra la gorge et lui noua l'estomac, le faisant redouter ce qu'elle allait lui dire. L'attitude de sa sœur, les sous-entendus qu'elle lui avait fait ces derniers jours, tout lui indiquait que la duchesse de Bourgogne n'était pas venue dans le but de le consoler. Et la suite lui apporta raison. La jeune femme gardait un silence gêné pendant qu'Henri, peu désireux de lui apporter son aide, détaillait son visage qui ressemblait tant à celui de leur frère Thibaud avec cette chevelure brune et ces yeux proéminents.
- Je suppose que tu sais ce que je viens te dire, je ne peux imaginer que tu ne te rendes pas compte de ce que tu es en train de faire, commença Marie d'une voix un peu dure, sans chercher à tourner davantage autour du sujet, alors qu'Henri se tendait tout entier et que son sourire s'effaçait.
- Je ne vois pas de quoi tu parles, lui répondit Henri au tac au tac en sentant une colère bienvenue grandir en son cœur.
- S'il te plaît, Henri, ne me prends pas pour plus stupide que je ne le suis, répliqua Marie en se détournant de la fenêtre qui donnait sur la cour et en le fixant droit dans les yeux, je te connais et tu n'as rien fait pour être discret...
- Cesse donc de faire des sous-entendus insultants ! Siffla Henri en reculant de quelques pas, saisi par une brusque rage qui l'étonna lui-même, et dis-moi donc ce que tu as à me reprocher ! Je n'ai rien fait de répréhensible et je me défends d'avoir failli à mon honneur.
Marie parut s'emporter à son tour car elle rougit et lâcha des phrases cruelles qui blessèrent profondément le cœur de son aîné, comme à dessein :
- Comment oses-tu agir ainsi vis-à-vis de Thibaud, notre propre frère que tu as juré de protéger et d'aimer fidèlement ? Chaque regard que tu as lancé à dame Sybille, chaque geste que tu as eu envers elle, chaque parole que tu lui as adressé, tout était une blessure infligée à Thibaud, tout était une insulte et un affront ! Comment oses-tu tenter de séduire une femme qui est ta belle-sœur et que tu ne dois aimer que comme ta sœur et la mère de tes neveux ?
- Je n'ai rien tenté, je n'ai jamais voulu blesser Thibaud ! Gronda Henri pour couvrir les paroles terribles de sa sœur qui le frappaient chaque fois en pleine face, comme autant de gifles qu'elle lui aurait donné.
- Ne nie pas avoir eu une attitude équivoque et prie pour que jamais Thibaud n'en sache rien ! Cracha Marie, visiblement furieuse de n'être pas écoutée, haussant brusquement la voix.
Elle parut le regretter quand son frère la toisa de toute sa hauteur, le visage rouge de colère, les poings serrés, furieux comme si on l'avait provoqué.
- Tu es censé être l'aîné et le responsable, Henri, je t'en prie ! Plaida la jeune femme, plus calme, en tentant de lever les mains en signe d'apaisement, si tu te complais dans ces sentiments, tu sais que tu vas vers davantage de souffrance, je t'en prie, écoute-moi ! Et puis maintenant que dame Sybille a enfin rejoint son époux...
Cela n'eut pas l'effet escompté car Henri éclata au moment où elle prononça cette dernière phrase. C'était presque se soulager que de laisser libre cours à sa rage, oublier un peu la souffrance des plaies qu'elle avait mis à vif et il tenta de la blesser avec autant de cruauté qu'elle ne l'avait elle-même fait.
- Tais-toi et ne parle plus jamais de ce sujet en ma présence sinon tu le regretteras ! Rugit-il en lui pointant la porte, maintenant sors et ravale donc tes reproches, toi qui n'es pas si irréprochable ! Dois-je te rappeler que tu critiques dame Sybille d'avoir quitter Thibaud alors que tu es plus souvent en Champagne que chez ton légitime époux ? Si je te déplais autant, tu n'as qu'à rentrer chez ton mari !
- Tu as raison, lâcha Marie froidement après l'avoir toisé et après lui avoir lancé un dernier coup d’œil noir, elle quitta enfin la pièce, abandonnant son frère à sa colère.
Henri se rendit alors compte qu'il tremblait de tout son corps et pour se calmer, il s'approcha du lutrin pour se prendre la tête entre les mains. Il resta longtemps là, dans le silence complet, jusqu'à ce que la fureur s'apaise. Si celle-ci s'éloigna enfin, elle ne le laissa pas vidé mais plein de ressentiment et de désespoir.

Le comte de Champagne ne rejoignit la compagnie que pour le repas du soir et il prit un malin plaisir à s'afficher ouvertement avec dame Quéruel pour faire un pied de nez à sa sœur qu'il trouva fort pâle, au grand déplaisir de Mathilde de Carinthie qui en écourta les festivités et la danse. Cela soulagea Henri qui trouva une parfaite excuse pour quitter l'ancienne dame de son cœur dont le contact et la conversation le dégoûtaient en réalité toujours plus. Il dormit d'un sommeil agité, troublé par des cauchemars où il voyait Sybille lui échapper et sa sœur lui faire des critiques, aussi était-il particulièrement fatigué quand, aux aurores, il lui fallut aller saluer Bernard qui s'affairait autour de son petit âne qui, à défaut d'avoir l'air joyeux de repartir, était moins pitoyable que sous la pluie, dans une agitation qui lui était propre et qui donnait l'impression qu'il ne faisait que brasser de l'air.
- Ta sœur va me suivre de près, j'ai l'impression, dit le vieil homme en lui désignant les paquetages de la duchesse de Bourgogne, il est dommage qu'il me faille partir en direction de Sancerre, j'aurais été ravi de faire un peu de route en sa compagnie. Mais Dieu me guide, je vais bientôt retrouver ton père et sauver son âme avant que la fièvre ne finisse par l'emporter !
- J'en suis certain, répondit Henri en dissimulant un soupir de fatigue devant la forme de Bernard, vous êtes sûr que vous ne voulez pas un cheval pour être plus rapide ?
- Oh non, mon âne est courageux et j'ai confiance en lui, il a déjà sillonné toute la Champagne, le savais-tu ?
Henri en baissant les yeux sur l'animal harassé ne put que convenir que cela fut vrai mais alors qu'il allait lancer une plaisanterie sur le sujet, Bernard lui dit, sur un ton badin comme s'il ne faisait que parler mulets et survie de la Chrétienté :
- D'ailleurs, à force de sillonner la Champagne, j'ai su que des rumeurs avaient circulé sur dame Sybille et toi, je suppose que je n'ai pas à m'en faire à ton sujet, j'ai fait de toi un homme honorable, n'est-ce pas ?
Henri resta ébahi de l'attaque inattendue, surtout venue de la part de son précepteur et ne put que répliquer que cela était vrai.
- Est-ce Marie qui vous en a parlé ? Ajouta-t-il, méfiant.
L'abbé lui fit l'insigne honneur de se retourner enfin vers lui et de lui répondre, ses pupilles sombres posées sévèrement sur son protégé :
- Elle n'en a pas eu besoin, non, tes sentiments sont évidents, je te connais comme si tu étais mon propre fils... Ce qui est un peu le cas, ajouta-t-il après un instant de réflexion, je suis père abbé. Je te supplie de préserver ton honneur, Henri. Promets-le moi.
- Je le promets, répondit Henri du bout des lèvres, sentant les larmes lui monter aux yeux.
- Tu n'as nul espoir, nulle chance, et l'honneur est le seul bien que nous ayons, le seul pour lequel il vaille la peine de se battre, avec la foi évidemment. Celui qui trahit ceux qui ont confiance en lui se perd en même temps, tu dois chaque jour t'en rappeler, martela Bernard en saisissant la joue d'Henri dans sa paume ridée, pense à ton âme et quand tu te sentiras fléchir, songe aux tourments de ton père, vois à quel point il est torturé par ses péchés et fais tout pour ne jamais avoir les mêmes regrets que lui. J'ai confiance en toi, Henri.
Le cœur lourd, ravalant ses sanglots, le jeune homme qui semblait n'être qu'un enfant devant son précepteur hocha la tête et apparemment satisfait de ce peu de réponse, l'abbé retrouva sa bonne humeur et finit par sauter sur son âne pour partir sauver Thibaud IV. Il laissa derrière lui un être rempli de remords, à l'esprit empli de questions, dont le cœur blessé semblait comme saigner dans sa poitrine. Il ne sut pas exactement combien de temps il resta là car lorsqu'il se retourna, à la faveur d'un bruit, il s'aperçut qu'on s'affairait à nouveau et que Marie, en tenue de cavalière qui soulignait sa taille svelte donnait ses derniers ordres. Elle s'interrompit en voyant son frère, ne sachant comme réagir et lança timidement :
- Oh Henri, comment vas-tu ? Je ne te dérange pas ?
Un instant, le frère et la sœur se firent face à quelques pas l'un de l'autre mais Henri se rendit compte qu'il ne ressentait plus aucune colère à son égard, toute trace de mauvaise foi avait disparu avec les paroles de l'abbé. Il pinça les lèvres puis lâcha, en baissant le regard :
- Je suis désolé de m'être emporté contre toi...
Avant qu'il ne comprenne ce qu'il lui arrive, Marie s'était précipitée contre lui pour le serrer dans ses bras en pleurant de joie et s'écarta de lui pour lui prendre les mains et lui affirmer d'une voix étranglée :
- Non, c'est à moi de présenter mes excuses, j'ai été injuste envers toi, tu as toujours su ce que tu faisais et je n'ai pas à te juger comme je l'ai fait. Je veux que tu sois heureux, Henri, je le jure, c'est ma seule inquiétude, je t'aime.
Les lèvres d'Henri s'écartèrent en un sourire, et pour toute réponse, il lui rendit son étreinte en lui demandant qu'il l'aimait également et qu'elle pouvait rester si elle voulait.
- Oh non, tu as raison, protesta-t-elle en levant le menton avec un air buté, Eudes a besoin de moi, et la Bourgogne me manque tout de même.
- Pas autant que tu lui manques, j'en suis sûr ! S'écria Henri en éclatant de rire.
Après quelques boutades, la duchesse quitta à son tour Bar-sur-Aube en faisant de larges gestes de la main à son frère et à ses sœurs qui étaient descendues lui dire au revoir. La présence de ces dernières empêcha Henri de se sentir totalement seul en rentrant au palais et le nœud dans sa gorge se dénoua quelque peu maintenant qu'il s'était réconcilié avec Marie qui avait toujours occupé une place si importante dans sa vie.

Cette impression ne dura que le temps qu'il retourne s'enfermer dans son bureau. Au bout de quelques lettres seulement, ses pensées se mirent à vagabonder, et forcément ce fut le visage de Sybille de Déols qui s'imposa à lui. Elle lui manquait terriblement et il lui semblait qu'il savait enfin ce qu'était la vraie solitude, celle que l'on ressent avec douleur alors que l'on est entouré d'une foule parce qu'un être nous manque et que l'on est alors incomplet. En jetant un coup d’œil dans le jardin illuminé par un beau soleil de mai, il se fit la réflexion que Sybille aurait apprécié une promenade avant de se rappeler qu'il ne pouvait plus le lui proposer. Tout était fade quand elle n'était pas là et toute son âme aspirait à retrouver la jeune femme blonde. Comment allait-il pouvoir continuer à vivre cette vie si décevante puisqu'elle n'était plus là à ses côtés ? Était-ce une demi-vie qui l'attendait, remplie de la certitude d'avoir à la fois trop fauté mais aussi pas assez pour être satisfait ? Allait-il rester à jamais amer de savoir que la femme qu'il aimait partageait la couche d'un autre et que son propre frère qu'il adorait était devenu son rival ? Allait-il nourrir des regrets jusqu'à la couche où il s'allongerait pour mourir ? Une pensée le frappa soudain lorsqu'il s'appuya contre le cadre de la fenêtre. Celle que dans les histoires de chevaliers que les trouvères racontaient avec forces gestes et les yeux brillants, lorsque l'un d'entre eux succombait à l'amour et enlevait sa princesse, cela se terminait toujours mal. Lancelot du Lac avait perdu tout son honneur et la possibilité de gagner le Graal avant d'être tué et de perdre l'amour à son tour. Erec avait été moqué et rejeté pour s'être laissé emporter pour sa passion pour Enide. Ce n'était pas pour cela qu'on l'avait élevé, que certains avaient placé leur confiance en lui. Après tout, cette parenthèse de fol amour était terminé, il ne reverrait probablement plus Sybille avant un certain temps et il était loin d'être certain qu'elle éprouvait la même chose à son égard ce qui lui donnait d'autant moins de quoi espérer. Il lui fallait se raisonner et rétablir l'empire de la raison sur ce cœur un peu trop récalcitrant. Mais Henri, les yeux perdus dans le vague, en arriva à songer qu'il ne s'agissait là sans doute que de chimères : comment aurait-il pu avoir encore le contrôle d'un cœur avec lequel Sybille était partie après le lui avoir dérobé ?
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Sybille de Déols
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Sybille de Déols


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[Mai 1152] "Ce qui importe, ce n'est pas le voyage, c'est celui avec lequel on voyage." Empty
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Son voyage, cette parenthèse d’insouciance, de grâce même, ce trop court instant de répit avant les jours sombres qu’elle voyait déjà s’amonceler au-delà des murs de la cité champenoise comme se massent les nuages avant l’orage, ce voyage-là était terminé. Cette pensée frappa brusquement Sybille lorsqu’elle franchit pour la dernière fois les portes du palais de Bar, avec d’autant plus de violence qu’elle avait voulu repousser ce moment jusqu’au bout, jusqu’à la veille lorsqu’elle était allée réclamer au comte de Champagne cette longue promenade qu’elle avait passée à son bras au lieu de commencer à s’éloigner et de chercher à reprendre sur son cœur l’empire qu’elle semblait avoir définitivement perdu. Ce jour qu’elle redoutait depuis qu’ils avaient quitté Provins et auquel elle avait refusé de songer était bel et bien arrivé, et elle ne pouvait désormais plus se dérober : il lui fallait partir, achever de mettre en pièces la douce illusion dans laquelle elle s’était laissée bercer et que la lettre de Thibaud avait déjà violemment entamée, mais si la jeune dame avait profité de sa longue insomnie pour s’armer de courage et de bonnes résolutions, elle sentit son cœur faiblir à cette idée dès l’instant où, en traversant la cour, elle réalisa que c’est à cet endroit même que deux jours plus tôt, elle avait failli céder aux élans de son âme amoureuse, embrasser Henri et commettre une erreur qu’elle regretta vivement de ne pas avoir commise. L’agitation des domestiques qui chargeaient les dernières malles, le petit groupe rassemblé afin d’assister aux adieux, l’impatience palpable de sa suite qui n’attendait plus qu’un ordre pour entamer le long voyage de retour, tout semblait vouloir rappeler à Sybille la séparation qui ne tarderait plus et face à laquelle il lui fallait faire bonne figure alors que son humeur ne faisait que s’assombrir et son cœur se serrer à mesure qu’elle faisait ses adieux et se rapprochait du jeune comte de Champagne qui se trouvait auprès de sa monture auquel elle dut se contenter d’adresser quelques mots sincères mais de circonstances alors qu’elle aurait voulu lui dire à quel point elle avait aimé ces journées passés avec lui et combien elle redoutait le moment où il lui faudrait définitivement le quitter.
« Vous n'avez pas à me remercier, tout le plaisir a été pour moi, répondit Henri sans avoir la moindre idée des violents regrets qui agitaient l’esprit de Sybille, je vous promets de veiller sur Aymeric comme sur mon propre enfant. Vous serez toujours aussi informée que si vous étiez restée en Champagne… Et vous serez la première au courant lorsqu'il parviendra à défaire un dragon. »
La dame de Déols ne put que hocher la tête, la gorge nouée derrière son sourire car il était désormais temps. Ils avaient échangé les paroles d’adieu que les convenances exigeaient, elle ne pouvait s’attarder plus longtemps sous peine de paraître terriblement suspecte aux yeux, pour certains déjà bien trop inquisiteurs, de ceux qui les observaient. Elle eut bien du mal à détourner son regard des deux prunelles brunes d’Henri dans lesquelles elle avait souhaité se perdre une dernière fois, elle songea qu’elle aurait donné beaucoup pour quelques jours de plus, quelques heures même, à ses côtés et pourtant, le sursis inattendu que lui offrit l’absence de Cyrielle fit naître dans le cœur de la jeune femme un brusque élan de colère à l’égard de sa suivante et dans le silence qui s’installa et qu’elle ne parvint pas à briser, Sybille se prit à la détester. Elle la détestait, jalouse de ce qui avait sans douté été son bonheur au cours de ce voyage, mais surtout parce que plus les minutes passaient, plus elle sentait sa résolution faiblir, plus elle brûlait de se tourner vers Henri dont elle sentait la présence à ses côtés – car elle refusait de lever à nouveau regard sur lui – pour lui avouer qu’elle ne pouvait se résoudre à partir et qu’elle n’avait pour seul désir que de rester auprès de lui. Mais Cyrielle revint sans que sa maîtresse n’ait cédé ni levé les yeux des pavés auxquels elle semblait trouver un brusque intérêt, malgré les quelques mots qu’elle avait glissé quant à la peine des deux amants qui manquaient à l’appel et dont elle ne put s’empêcher de songer qu’ils auraient aisément pu la trahir. Enfin, après avoir lancé à la jeune servante un coup d’œil qu’elle aurait voulu assassin mais que la présence de témoins laissa froid, Sybille, aidée du comte, se mit en selle et juchée sur sa monture, pu lancer un regard à l’ensemble de sa petite escorte dont tous les membres étaient désormais prêts.
« Faites bon voyage ! Je l’espère aussi, lança Henri en réponse aux dernières paroles d’adieu de la dame. »
Il n’y eut alors plus qu’à partir, et non sans un dernier regard vers le comte qui lui noua la gorge, cette dernière s’élança enfin à la tête de sa suite, les mains crispées sur les rênes si bien qu’il lui fallut songer à desserrer les poings afin de permettre à son cheval de prendre son élan, même si chacune des foulées de sa vive monture semblait enfoncer un poignard dans son cœur qui battait une mesure aussi effrénée que douloureuse dans sa poitrine. Sybille, alors qu’elle passait les portes de la cour, eut la violente tentation de se retourner à nouveau, et plus mordante encore, celle de faire demi-tour mais elle puisa dans une force qu’elle ignorait posséder et garda son regard droit devant elle, fixé sur l’horizon derrière lequel ne l’attendait désormais plus qu’un brusque retour à la réalité que la lettre de Thibaud avait déjà rappelé à son bon souvenir, cette réalité crue que ses mots lui avaient presque crachée au visage, dans laquelle c’était bien à Blois que se trouvaient sa place et son époux, qui faisait de son amour pour le chevalier qu’elle laissait derrière elle une erreur et de la certitude qu’il lui manquait déjà une trahison.  

Il ne fallut à la suite de la comtesse que quelques minutes pour se remettre à babiller joyeusement, malgré l’allure forcée à laquelle celle-ci avait décidé d’avancer de peur d’être rattrapée par ses regrets et d’y céder. Après avoir renvoyé Cyrielle à l’arrière du petit groupe afin de ne pas avoir à supporter sa mélancolie manifeste, Sybille tenta de s’intéresser à ce que l’on racontait à ses côtés, mais la légèreté et l’insouciance avec laquelle ses compagnons s’amusaient des mésaventures des messagers retrouvés que ces derniers racontaient de plus ou moins bonne grâce lui semblèrent rapidement odieuses. Tous semblaient ravi, presque soulagés de ce départ alors que chacune des minutes qui les éloignaient de Bar et d’Henri alourdissaient son cœur et ajoutaient à la douloureuse sensation d’avoir laissé une partie d’elle-même derrière sans que personne, pas même celui qui l’avait gardé n’en fût au conscient, la laissant avec sa souffrance dans une indifférence nauséeuse et générale. Ainsi, alors qu’elle cherchait à fuir les plaisanteries et autres taquineries que l’on adressait aux gardes, Sybille prit brusquement conscience qu’elle ne s’était jamais sentie aussi terriblement seule, et ce malgré les compagnons qui l’entouraient et tentaient parfois de recueillir son avis sur un bon mot, un évènement quelconque de l’équipée des messagers. Cette pensée l’assombrit encore, car elle savait qu’elle ne serait plus entière désormais, qu’Henri, ses sourires, ses traits chaleureux, sa simple présence manqueraient cruellement à son existence et qu’elle ne pouvait rien faire sinon supporter en silence cette absence, comme il lui faudrait supporter sans se révolter la présence à ses côtés d’un Thibaud qu’elle aurait bien du mal à ne pas haïr et qui n’aurait de cesse de lui rappeler qu’elle avait dû épouser le frère de l’homme qu’elle aimait de toute son âme. A nouveau, les mains de Sybille se crispèrent et elle sentit soudain ses yeux s’embuer, si bien qu’il lui fallut faire un violent effort pour garder la tête droite et ravaler les larmes qui menaçaient de lui échapper face à une situation qui lui sembla injuste, et surtout intenable. Elle lutta toutefois avec succès contre cette amertume qui menaçait de la trahir sous les yeux de sa suite et avait retrouvé son masque froid lorsque l’un de ses compagnons s’adressa à elle pour savoir où se ferait leur première étape et quel était le chemin qu’elle songeait à emprunter, la forçant à sortir du mutisme dans lequel elle s’était enfermée pour expliquer qu’ils ne s’arrêteraient pas avant d’avoir atteint les possessions du comte de Nevers et qu’ils auraient de là un trajet presque semblable à celui qu’ils avaient effectué à l’aller. Elle se garda bien de préciser qu’elle n’imposait cette première longue étape que parce qu’elle voulait à tout prix quitter la Champagne avant de s’arrêter. Comprenant que la comtesse n’était pas d’humeur à discuter, le jeune homme ne l’interrogea pas plus avant, et c’est dans un silence sombre, à peine troublé par les quelques paroles qu’elle fut bien forcée de prononcer face aux aléas du trajet que Sybille passa le reste de cette première longue journée de voyage, silence qu’elle entendit distinctement ses compagnons mettre sur le compte de sa séparation définitive avec Aymeric. Ces paroles, à leur tour, lui serrèrent le cœur mais elle s’obligea à songer à Guillaume qui l’attendait à Blois, rapidement rattrapée pourtant par la pensée que ce qu’elle laissait en Champagne lui était bien trop précieux pour la tranquillité de son âme. Elle tenta néanmoins de se composer un visage avenant face au comte de Nevers et à son épouse qui les accueillirent à la tombée de la nuit et mirent à leur disposition les mêmes appartements que quelques semaines plus tôt. Sybille, qui ne comptait pas s’attarder plus d’une nuit, les en remercia chaleureusement et prit pour prétexte les fatigues d’une longue étape – fatigues non feintes – pour s’éclipser rapidement et goûter dans sa chambre à la tranquillité qui lui faisait défaut depuis le matin. Elle n’en trouva pas pour autant le repos, car lorsqu’elle s’étendit dans son lit, son esprit indiscipliné la ramena à Bar, faisant flotter derrière ses paupières closes l’image du comte dont elle connaissait si bien les traits qu’elle n’eut aucun mal à se les représenter dans leurs moindres détails. Que faisait-il à cette même heure, alors qu’elle ne pouvait cesser de songer à lui ? Sybille ne put empêcher son cœur de se nourrir du douloureux espoir que peut-être elle lui manquait également, de s’emballer aux souvenirs qui la poursuivaient avec obstination et dans lesquels elle trouvait un peu trop de raisons de penser qu’elle ne le laisser pas totalement indifférent avant de s’obliger à revenir à la réalité, car elle ne pouvait se permettre un tel espoir, pas quand l’attendait son légitime époux au bout du voyage.

Elle ne s’endormit finalement qu’au point du jour et s’éveilla d’elle-même quelques pauvres heures plus tard avant de rassembler sa suite et de reprendre la route, flanquée d’une Cyrielle rêveuse mais à l’air bien moins triste que la veille, ce qui lui valut de ne pas être renvoyée par sa maîtresse pourtant toujours aussi sombre et dont les cernes trahissaient aisément son manque de sommeil. Sybille tenta d’attacher un peu plus d’attention à la veille à ce qui se disait dans sa troupe, dans l’espoir d’occuper son esprit et de le détourner du comte de Champagne dont ils avaient désormais largement quitté les terres mais en vain. Il lui semblait que rien n’était réellement digne d’intérêt en son absence et ses pensées prenaient prétexte du moindre mot susceptible de lui rappeler, même vaguement, un évènement de son séjour en Champagne, un mot échangé avec Henri, un sujet sur lequel ils avaient conversé pour voler vers lui, attiser ses regrets et la certitude qu’il lui manquait, faisant passer sur le front de la dame de sombres ombres ou dans ses iris, des éclats qui n’échappèrent pas aux yeux vigilants de Cyrielle dont la comtesse sentit parfois peser sur elle les regards songeurs. Il fallut pourtant quelques heures de trajet à la jeune servante pour se lancer et se rapprocher de sa maîtresse afin de la questionner. Elle lui demanda d’abord quelques précisions sans grand intérêt sur le voyage avant de changer brusquement de ton.
« Votre fils est entre de bonnes mains, nous le retrouverons grand chevalier.
- J’en suis certaine, répondit Sybille qui n’avait pas envie de s’étendre sur le sujet.
- Mais ce n’est pas le sort d’Aymeric qui vous préoccupe, n’est-ce pas, ma dame ? »
La comtesse de Blois resta un instant silencieuse devant ces paroles auxquelles elle ne s’attendait pas et se raidit vivement sur sa monture.
« Que veux-tu dire ? rétorqua-t-elle sèchement en regardant droit devant elle.
- Je vous comprends, répondit simplement Cyrielle, la Champagne me manque à moi aussi. »
Là-dessus, elle porta sans doute inconsciemment une main au pendentif que Gauthier de Brienne avait désespérément cherché à lui offrir à Provins. Sybille hésita un instant avant de se tourner vers sa suivante partagée entre la honte d’avoir été découverte et une forme de soulagement, mais lorsqu’elle le fit, brillait dans son regard un aperçu douloureux de l’amertume et de regrets qui la rongeaient. Sans mot dire, Cyrielle posa un instant sa paume sur le bras de sa maîtresse et lui adressa un sourire sincère, avant de se retourner vers une de leurs compagnes pour reprendre ce qui semblait être une conversation laissée quelques moments à l’abandon. Sybille resta quant à elle muette, plus touchée qu’elle ne s’y attendait par le geste de son habile servante qui avait pourtant déjà retrouvé l’enthousiasme un peu rêveur dont elle faisait preuve depuis le matin. La comtesse ignorait alors que ce n’était là que le premier d’une longue série, et qu’elle devrait bientôt à Cyrielle bien plus qu’un court instant de soulagement. Rapidement, cependant, elle retrouva le masque froid qu’elle s’était composé car la certitude qu’ils approchaient de Donzy, leur prochaine étape, lui rappela brusquement d’où elle venait et où elle se rendait. Une fois encore, la jeune dame et sa suite ne firent leur entrée chez leurs hôtes qu’à la tombée de la nuit, ce dont l’oncle de Sybille, le seigneur des lieux, ne se formalisa pas. Il les accueillit avec la bonhomie qui semblait lui être ordinaire et le rendait étrangement différent de sa sœur Agnès, allant jusqu’à offrir à sa nièce de passer quelques jours à Donzy. Celle-ci, quoi que consciente de la fatigue inhabituelle que lui causait ce voyage, déclina, prétextant qu’elle était attendue de pied ferme à Amboise.
« Ferez-vous étape sur les terres du comte de Sancerre ? lui demanda sa cousine Alix en voulant visiblement adopter un air détaché.
- Oui, mais j’ignore si nous le verrons.
- Oh, si c’est le cas, seriez-vous assez gentille pour le saluer de ma part ? s’enthousiasma la demoiselle. »
Sybille laissa errer un long regard sur sa cousine, à propos de laquelle Etienne de Sancerre lui avait fait la même demande quelques semaines plus tôt lorsqu’elle se dirigeait vers Troyes. Ce qu’elle avait à peine soupçonné alors lui sauta aux yeux et si elle promit à Alix de faire son possible, elle ne le fit pas sans amertume, et alla se coucher avec la sordide impression que tout cherchait à lui rappeler dans quelle impasse elle se trouvait. Elle eut beau lutter, ce fut à nouveau avec l’image d’Henri et le souvenir de ses sourires chaleureux sur sa joue qu’elle s’endormit, s’éveilla et quitta les terres de son oncle pour celle d’un autre de ses beaux-frères, le comte de Sancerre.

Alors qu’il les avait épargnés jusque là, le temps se mêla soudain du voyage de la comtesse et de ses compagnons en faisant s’abattre sur eux une violente averse. Outre la brusque fatigue qui s’était emparée de Sybille et la poussa à ralentir l’allure, la pluie battante qui se mit à les poursuivre raviva en elle avec une force nouvelle les souvenirs qui la tourmentait et alors qu’elle somnolait presque sur sa monture au petit trot, il lui sembla un instant qu’elle était de retour le chemin qui reliait Bar à l’abbaye de Saint Thibaud de Voigny, lancée dans une folle course ponctuée d’éclats de rire qu’elle aurait reconnus entre mille pour être ceux d’Henri qu’elle provoquait alors qu’elle était en passe de gagner avant lui la cour du palais. Un écart de son cheval l’éveilla brusquement, et son cœur se serra lorsqu’elle constata qu’il ne s’agissait là que d’un rêve éveillé et qu’elle guidait toujours son escorte en un sens bien opposé à celui où elle désirait lancer sa monture. Malgré les réclamations de certains de ses compagnons, elle refusa toutefois de faire halte, prétextant que l’averse ne durerait pas éternellement, et même si celle-ci s’interrompit en effet quelques dizaines de minutes plus tard, c’est dans un bien piteux état qu’ils franchirent les limites du domaine de Sancerre dans la capitale duquel il fallut bien se résoudre à s’arrêter, quoique Sybille eût souhaité s’avancer encore un peu afin de s’éviter par la suite d’avoir à faire escale sur les terres de Blois avant de gagner Amboise. Le comte les accueillit avec un enthousiasme mêlé de circonspection, car il n’avait visiblement toujours pas bien saisi ce que faisait sa nouvelle belle-sœur sur les routes. Cela ne l’empêcha toutefois pas de raconter à Sybille l’arrivée impromptue de Thibaud IV en son domaine qui prétendait reprendre Sancerre à l’étranger qui y régnait et n’avait pas reconnu son propre fils.
« Il m’a dit vouloir aller reconquérir l’Anjou, mais je crois qu’il n’est pas parti dans la bonne direction… Vous ne l’auriez pas croisé par hasard ? »
Etienne avait par ailleurs envoyé un courrier à ses deux frères aînés afin de les prévenir, mais la dame de Déols n’ayant rien de plus à lui dire sur le sujet sinon que le vieux comte avait également fait une apparition à Bar, il se désintéressa rapidement de la question et préféra lui demander si elle s’était arrêtée à Donzy.
« Oui, et j’y ai vu ma cousine, confia Sybille en forçant l’enthousiasme. Elle a été ravie de recevoir de vos nouvelles à mon premier passage, et me charge désormais de vous saluer pour…
- Oh, elle a été ravie ? L’avez-vous vu ? Comment a-t-elle réagi lorsque vous lui avez parlé de ma part ? s’exclama le comte de Sancerre. »
La jeune femme le dévisagea un instant, d’autant plus lasse qu’elle ne se sentait certainement pas la force de jouer les messagers entre deux amoureux. Elle répondit vaguement aux questions de son beau-frère, et finit par prétendre qu’il lui faudrait reprendre la route tôt le lendemain pour se retirer, ce qu’Etienne lui accorda de plus ou moins bonne grâce. Heureusement pour Sybille, il n’eut pas le temps d’en demander plus lors de son départ, et elle continua son long voyage sans avoir à subir un nouvel assaut de questions. La pluie de la veille les ayant ralentis, elle dut se résoudre à concéder à son escorte une courte nuit de sommeil chez un seigneur blésois qui se garda bien de faire le moindre commentaire, et enfin, la comtesse de Blois et sa suite purent entreprendre la dernière étape de leur long voyage avant Amboise que la jeune dame voyait se rapprocher avec un mélange de soulagement et d’appréhension. Elle voyait dans cet arrêt le dernier instant de sursis avant son retour à Blois et ses retrouvailles avec Thibaud à l’idée desquelles elle s’assombrissait de plus en plus, mais la perspective de revoir son frère la réjouissait parfois assez pour lui faire oublier ce qui l’attendait dans ce qui était devenu ses Etats. Il lui fallait également admettre, malgré sa volonté d’avancer au plus vite, à quel point elle était épuisée, terrassée par l’agitation à laquelle elle était toujours en proie et les fatigues du voyage. Elle se prit d’ailleurs à nouveau à somnoler, tête basse, se réveillant par à-coups lorsqu’elle se sentait sombrer. Le passage d’une petite troupe parvint toutefois à lui faire ouvrir définitivement les yeux et elle reconnut non sans soulagement un chevalier qu’elle connaissait pour être un ancien compagnon de son père et qui avait pris Hugues sous son aile. Le seigneur de Bléré s’offrit d’accompagner la comtesse jusqu’à Amboise avant de reprendre sa propre route et enfin, au terme d’une nouvelle longue journée de marche, Sybille vit se dessiner sous ses yeux les remparts de l’imprenable forteresse dans laquelle elle avait vu le jour, fièrement dressée sur son éperon rocheux. Elle fut déçue d’apprendre qu’Hugues se trouvait alors à Montrichard, son compagnon ayant été chargé de l’y rejoindre afin de préparer une expédition punitive dans le Vendômois, mais n’en sentit pas moins une vague de soulagement l’envahir lorsqu’ils pénétrèrent enfin dans la cour du château, bercée par la sensation d’être enfin arrivée chez elle.

Soutenue par le seigneur de Bléré qui l’avait vue chanceler en descendant de sa monture, elle pénétra dans la grande salle où elle eut la surprise de trouver sa mère en compagnie de deux vieilles dames… qui n’étaient autres que ses deux grand-mères. Sybille en resta quelques secondes muette, non sans avoir lu dans le regard d’Agnès qu’il s’agissait là d’une invasion qu’elle n’avait absolument jamais souhaité – c’était dire à quel point l’on pouvait redouter Elisabeth d’Amboise et Mahaut de Donzy, mère de Sulpice et d’Agnès, qui avaient toutes deux brillamment survécu à leurs époux et égayaient leur vieux jours en donnant leur avis sur tout ce qui concernait de près ou de loin leur famille respective. Elles accueillirent donc leur petite fille en sachant exactement d’où elle venait et où elle se rendait.
« Mais dis-moi, Sybille, es-tu mariée au comte de Blois ou au comte de Champagne ? demanda Mahaut un fronçant les sourcils, perplexe, sans se rendre compte que l’intéressée avait brusquement pâli.
- Comment l’avoir oublié ? cracha aussitôt Elisabeth qui partageait les inimitiés de son défunt fils avec acharnement. Si on m’avait dit qu’il y aurait une comtesse de Blois dans la famille… Je ne suis pas fière de toi, ma petite !
- Ah, mais cessez-donc de marmonner ainsi ! Vous les Amboise ne savez décidément pas voir plus loin que le bout de votre nez… ! »
Il n’en fallut pas plus aux deux vieilles dames pour se lancer dans l’une des disputes dont elles étaient coutumières, tandis que Sybille se crispait sur le banc sur lequel elle avait pris place, rendu muette par le poignard que l’on tournait et enfonçait sans cesse dans la plaie. Elle finit par céder à l’impatience et se leva brusquement en annonçant qu’elle avait besoin de repos. En fait de repos, c’est la paix qu’elle alla chercher en se réfugiant sur les remparts de la forteresse, au sommet de la plus haute de ses tours d’où elle chassa le garde qui sursauta à son arrivée. Elle ne comptait plus le nombre de fois où, enfant, elle avait cherché à se faufiler à ce même endroit enfin d’observer les étoiles, sans jamais y parvenir bien longtemps. La tour avait perdu du charme qu’elle revêtait à ses yeux lorsqu’elle n’était encore qu’une petite fille, mais sa vue imprenable sur la Loire et les terres alentours avait quelque chose de familier et de rassurant pour la comtesse qui s’autorisa un instant de faiblesse et, accoudée à la pierre froide, enfouit son visage entre ses paumes. Plusieurs jours s’étaient écoulés et pourtant, rien de ce qui l’agitait ne s’était apaisé. Ses sentiments pour Henri étaient toujours aussi vifs, ses regrets toujours plus amers et le manque qu’elle ressentait toujours plus profond. Le long voyage qui touchait à sa fin n’avait fait que l’obliger à voir en face la réalité à laquelle elle avait refusé de faire ne serait-ce que songer tant qu’elle était au près du comte, et elle voyait maintenant clairement dans quelle impasse elle se trouvait, amoureuse d’un chevalier qu’elle n’aurait dû aimer que comme un frère. A cette pensée, elle se sentit prise de nausée, et elle se serait laissé glisser contre le rebord de pierre si des bruits de pas ne l’avaient pas poussée à se redresser brusquement.
« Que faisais-tu en Champagne ? interrogea la voix sévère d’Agnès de Donzy, dont le regard rappela à Sybille ceux que lui lançait la duchesse de Bourgogne.
- J’accompagnais mon fils, est-ce là le crime que vous allez me reprocher ? répondit-t-elle sèchement.
- J’aurais aimé n’avoir que ce reproche-là à te faire, Sybille.
- De quoi…
- Réfléchis bien à ce que tu es entrain de faire, ma fille, l’interrompit durement Agnès. Il est temps que tu cesses de faire l’idiote. Tu peux rester ici quelques jours si cela peut te permettre de reprendre tes esprits, mais ta place est à Blois, tu le sais. Tu n’es plus une enfant. »
La dame de Déols sentit la colère poindre en son cœur, mais si elle voulut répliquer, le visage fermé de sa mère lui en ôta tout envie. Elle savait qu’elle ne pourrait jamais lutter contre cette femme implacable, qu’elle aurait toujours un argument et que cette confrontation ne la laisserait que plus troublée encore. Le cœur serré, elle se redressa et passa dignement devant sa mère sans plus lui adresser un regard pour aller s’effondrer de fatigue dans sa vieille chambre où un sommeil clément la rattrapa immédiatement. Elle resta ainsi deux jours à Amboise, mais les efforts conjugués de ses grands-mères décidément en verve et de sa mère ainsi que l’absence d’Hugues la poussèrent bien vite hors de la forteresse et vers la destination finale de son long voyage.

Sybille entra dans Blois la mort dans l’âme. Tout en cette ville lui sembla fade, terne, dépourvu d’intérêt bien loin de l’agitation pleine de vie qui l’avait saisie à Provins ou à Troyes. Elle vit avec appréhension les portes du palais se rapprocher et son cœur battait douloureusement lorsqu’elle mit pied à terre dans la cour déserte. Rassérénée par le repos qu’elle avait réussi à prendre à Amboise, elle se dirigea néanmoins d’un pas sûr vers le logis seigneurial où à son grand soulagement, personne ne semblait l’attendre, car elle ne redoutait rien de plus que le moment où il lui faudrait revoir Thibaud. Elle ne craignait pas de lui faire face ni d’avoir à justifier devant lui l’absence qu’il lui reprochait, mais bien en le voyant de mettre définitivement un terme à toutes ses illusions, de retrouver une place qu’elle abhorrait et ne voulait en aucun cas occuper. Lorsqu’elle pénétra dans le palais, les murs lui semblèrent froids, comme si elle n’était en ces lieux qu’une étrangère qui n’avait rien à y faire, et non la maîtresse dont on attendait le retour. Sa gorge se noua à nouveau et elle était si bien perdue dans ses sombres pensées qu’elle sursauta violemment lorsqu’une forme pleine de poils sauta soudain sur l’une de ses jambes et s’agrippa de toutes ses griffes au tissu de sa robe. Phénix, le petit chat roux qu’Henri avait offert à Aymeric quelques mois plutôt, la guettait visiblement au détour du couloir, mais loin d’amuser la comtesse en ronronnant à ses pieds, il enfonça une nouvelle pointe dans le cœur de celle-ci et ne dut qu’au bruit d’une cavalcade enfantine de ne pas être chassé sans ménagement.
« Mamaaaaan ! s’écria Guillaume en se précipitant dans les bras de sa mère qui s’était penchée pour l’y recueillir. »
Un sourire, le premier depuis longtemps, étira les lèvres de Sybille qui serra tendrement son fils dans ses bras et le garda longuement contre elle, dans une étreinte dont Guillaume ne pouvait saisir tout le bien qu’elle procurait à sa mère. Elle déposa un baiser sur son front, découvrant avec soulagement son sourire ravi tandis qu’à leurs pieds, le chaton roux ronronnait de plus en plus fort afin qu’on se décidât à s’occuper de lui.
« Vous m’avez manqué maman, vous êtes partie bien longtemps ! lança Guillaume. J’ai eu le temps de dresser Phénix, vous savez ? Regardez ! »
Sybille aurait volontiers observé des heures entières le petit garçon tenter de donner des ordres au chat qui n’en avait que faire, mais de nouveaux bruits de pas attirèrent son attention, la poussant à se raidir, et elle sentit la présence de Thibaud avant de le voir. Sans réellement lever les yeux sur lui, elle lui tendit la lettre qu’Henri lui avait remis à son attention, tandis que Guillaume affirmait que si Phénix s’était enfui, c’est parce qu’il le lui avait appris. Mais la jeune dame ne put faire durer ce sursis bine longtemps et, constatant que son époux ne faisait pas le moindre geste ni pour décacheter le pli de son frère ni pour s’éloigner, elle dut se résoudre à demander à l’enfant d’aller courir après son chat, puis à se redresser pour lui faire face. Un silence pesant s’installa, le temps pour les deux époux d’échanger un regard.
« Pourquoi Guillaume est-il ici ? demanda-t-elle brusquement. Je l’avais laissé entre les mains du seigneur d’Ambrault, de même que je l’avais chargé de prendre Châteauroux en charge. Il ne vous appartient de vous en préoccuper ni de l’un, ni de l’autre, ajouta-t-elle durement, comme si prendre la parole en premier, énoncer avant lui ce qu’elle avait à lui reprochait lui permettrait de prendre la main sur la confrontation qui l’annonçait. Nous en avons déjà discuté.
- C’était avant que vous ne preniez la route sans m’en demander l’autorisation, répliqua aussitôt le comte de Blois qui semblait contenir sa colère.
- Je n’ai rien à vous demander !
- Je suis votre époux, ma dame ! gronda brusquement Thibaud. C’est moi que vous avez épousé, et non mon frère, ce que vous semblez avoir oublié ! »
Sybille blêmit brusquement, et serra les poings devant cette attaque.
« Que voulez-vous dire… ?
- Que s’est-il passé entre mon frère et vous en Champagne ? cracha enfin Thibaud, confirmant les brusques craintes de sa femme.
- Rien ! Il ne s’est rien passé, Thibaud, comment osez-vous insinuer le contraire ? »
Elle s’était soudainement emportée, élevant la voix, comme si la colère qui grondait désormais dans son cœur pouvait apaiser la douleur qui lui vrillait la poitrine, faire disparaître le regret amer qui l’avait saisie à ces quelques mots, celui de n’avoir rien fait pour satisfaire aux désirs qui l’avaient agitée lorsqu’elle se trouvait auprès d’Henri et la troublaient encore.
« Vous prétendez avoir accompagné votre fils, mais vous êtes partie des semaines entières ! Ne niez pas, les rumeurs sont venues jusqu’ici, car vous m’aurez fait jusqu’à l’affront de ne pas être discrets ! poursuivit Thibaud en s’emportant à son tour.
- Comment osez-vous questionner mon honneur de la sorte, je n’ai rien fait qui vous en donne le droit ! Nous n’avons rien à nous reprocher, ni moi, ni votre frère ! »
Sa voix menaça de s’étranger sur ce dernier mot car elle prit soudain conscience, avec plus de violence encore que les fois précédente, de toute l’horreur de la situation. La colère qui perçait le regard de Thibaud, la nausée qui menaçait de l’emporter alors qu’elle s’était mise à trembler de rage à son tour, les mots qu’elle prononçait, tout lui montrait soudain l’ampleur eu piège dans lequel elle était désormais enfermée, si bien qu’une brusque flambée de colère l’emporta, et avec elle le besoin de blesser cet époux dont elle ne voulait pas et dont les soupçons creusaient la plaie béante ouverte dans sa poitrine.
« Je ne vous savais pas assez médiocre pour vous abaisser à croire aux racontars, Thibaud, reprit-t-elle en le toisant avec rage et mépris. Votre père avait raison, vous n’êtes guère qu’un incapable.
- Je ne vous permets pas…
- Vous n’avez rien à me permettre ou non, vous m’entendez ? cracha Sybille. Pas plus que vous n’aviez à m’ordonner de revenir ![/color] Elle voulu tourner les talons, mais percevant un geste de la part du comte pour la retenir, elle se retourna vivement. Laissez-moi ! Et ne vous avisez pas de me rejoindre ni ce soir, ni les soirs suivants, vous aurez votre cher héritier lorsque vous aurez cessé de nourrir des soupçons infamants ! »
Là-dessus, sans prendre garde à ce qu’il pouvait bien lui répondre, elle s’éloigna d’un pas vif, luttant tout le chemin jusqu’à sa chambre contre les larmes de rage qui menaçaient de lui échapper. La porte claqua derrière elle, faisant sursauter Phénix qui s’était confortablement installé sur son lit et à la vue duquel Sybille se figea. Elle ordonna sèchement à Cyrielle qui rangeait les malles de sortir, et d’emporter le chat avec elle, avant s’adosser au mur qui se trouvait non loin d’elle, le cœur battant, les poings toujours crispés. Elle ferma les yeux et resta un long moment dans cette position, immobile, essayant de chasser de son esprit tous ce que les paroles de Thibaud y avaient ramené avec une force nouvelle, tout ce que ses soupçons avaient ravivé en elle de regrets, d’amertume ou de honte. Mais au milieu de toute cette rage, force était de constater que rien n’avait changé, que les battements qui lui gonflaient la poitrine à l’idée qu’elle avait ardemment désiré commettre les erreurs qu’elle n’aurait été voué qu’à regretter étaient toujours les mêmes.  Le brasier qu’Henri avait allumé en elle ne s’était pas éteint, mais désormais, au lieu de lui réchauffer le cœur, il le consumait, y laissant de profondes plaies que rien ne semblait pouvoir guérir.
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