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 [Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée.

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Henri de Champagne
Warrior ébouriffé (perv)
Henri de Champagne


Messages : 41
Date d'inscription : 23/06/2013

[Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée. Empty
MessageSujet: [Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée.   [Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée. EmptyJeu 19 Sep - 13:05

Quelques timides rayons de soleil perçaient les lourds nuages gris qui se dispersaient dans le ciel, baignant l'atmosphère d'une clarté diffuse et d'une chaleur matinale appréciable. Dans la lice abandonnée par les spectateurs, les sabots des chevaux résonnaient dans un boucan infernal qui faisait immédiatement penser à l'arrivée des chevaliers de l'Apocalypse si ce n'est que les montures nerveuses et écumantes étaient chevauchées par de jeunes enfants bien loin des démons sortis de l'Enfer. Chacun leur tour, dans un silence seulement rompu par les instructions et les critiques que le maître d'armes prononçait d'une voix forte, s'élançait vers un mannequin de paille pour le frapper de leur lance et derrière leurs visages crispés par la concentration, on sentait la fatigue de ceux qui n'avaient pas beaucoup dormi et la difficulté à supporter le poids de l'arme que tous leurs muscles rêvaient de lâcher. Un instant, le comte Henri de Champagne arrêta son pas devant ce spectacle pour observer les cavalcades effrénées qui se terminaient généralement mal puisqu'ils ne parvenaient pas à toucher leur cible. Il ébaucha un sourire devant l'intrépidité du jeune André de Montmirail qui réussit à le frôler et qui eut une moue déçue en stoppant son cheval. Il portait une affection sincère à cet enfant qu'il avait élevé depuis la disparition de son père et il avait l'impression de se retrouver dans son sérieux et sa volonté de ne pas décevoir et de tout faire avec cœur. D'ailleurs, il se rappela avec une certaine émotion de ses premières passes d'armes, quand tout lui paraissait simple et qu'il n'avait pour seul objectif de rendre son père et son précepteur fiers de lui en étant digne de ce qu'ils attendaient de lui. Il ne souhaitait qu'être un comte responsable, être le meilleur pour prouver à tous qu'il avait le droit de porter ce titre et pour cela, il avait passé des heures à s'entraîner dans cette lice d'abord avec des camarades puis en compagnie de son petit frère Thibaud. Et à ce souvenir, une puissante mélancolie s'empara de lui. Tout était si clair à l'époque et lorsqu'on l'interrogeait sur son cœur, il pouvait répondre sans mentir qu'il était entièrement dévoué à son honneur et à son devoir. Son avenir lui était assuré mais maintenant qu'il était comte, titre qu'il avait récupéré depuis la maladie de son père, il lui semblait que tout ce qu'il avait désiré dans son enfance était vide de sens. Comme si arrivé enfin à destination, il ne parvenait néanmoins pas à s'en contenter et découvrait à quel point tout cela était vain. Pour être parfaitement honnête, ce n'était pas tant la vacuité de sa fonction qui le préoccupait, il s'en était contenté fort bien pendant plusieurs mois, avant qu'une étoile ne fasse son apparition dans son existence. Elle avait toujours été là, dissimulée dans la nuit noire, en compagnie de ses centaines de sœurs mais il s'était enfin aperçu de son éclat exceptionnel qui surpassait toutes les autres. Un désir puissant, irrépressible avait remplacé celui de bien faire ou celui de se rapprocher du pouvoir, ce désir c'était celui de l'avoir à ses côtés, de la posséder, rien qu'une seule fois, de bénéficier de sa brillance, un désir tel que toute l'existence du jeune homme était devenue d'une fadeur nauséeuse. Comme si en le privant de sa présence, elle avait plongé cette partie du monde dans l'obscurité. Le regard d'Henri qui s'était perdu dans le vague distingua soudain une petite silhouette bien connue aux côtés du maître d'armes, s'accrocha à son sourire et à ses boucles blondes, et soudain, lorsqu'il reconnut le petit Aymeric de Déols, il ressentit à quel point Sybille lui manquait. Tous les moments passés loin d'elle étaient des moments perdus qui ne valaient pas la peine d'être vécus. Depuis qu'elle était partie, retournée là où il l'avait lui-même placée, Henri faisait ce qu'on attendait de sa part sans enthousiasme aucun et s'enfonçait régulièrement dans des moments de profonde nostalgie quand une parole ou un objet le faisait penser à la comtesse de Blois dont seuls Brienne ou ses responsabilités parvenaient à le faire sortir. Lui qui avait toujours eu l'impression de diriger sa vie, depuis quelques semaines, il se laissait porter par les événements et tout ce qu'il pouvait bien ressentir, colère, joie, tristesse, amusement, était affadi et sonnait faux dans son cœur. Parfois seulement, il parvenait à oublier, comme si ses sens se laissaient emporter par le sommeil mais c'était bien trop rare pour remplir ses bonnes résolutions. Il aurait pourtant tout donné pour oublier complètement, cesser de souffrir et retrouver son insouciance.

- Comte ? Désolé de vous déranger mais l'abbé Bernard vous demande.
Le comte de Champagne fut tiré de ses réflexions par la voix de Gauthier de Brienne vers lequel il se retourna une seconde avant de faire à nouveau face à la lice. Il ne sut comment interpréter l'expression du visage de son ami mais il craignait surtout que son ancien précepteur ne soit de retour, après avoir réussi à enfermer le bouillonnant et bien trop pétillant Thibaud IV dans son abbaye de Lagny, pour l'abreuver des reproches qu'il n'avait pas eu le temps de lui faire lorsqu'il avait quitté Bar-sur-Aube peu de temps auparavant. Il n'avait nul envie d'entendre parler de sa situation ou de Sybille de Déols si ce n'était pas pour lui en faire l'éloge. D'autant que si Bernard s'était déplacé sur les traces de la cour jusqu'à Provins et avait quitté l'âme du vieux comte qu'il tenait tellement à sauver, c'était qu'il considérait que la situation était grave.
- Il peut bien attendre un peu avant de me voir, je veux profiter de ma présence ici pour parler au maître d'armes, répliqua le comte en avisant le jeune Aymeric apporter un petit drapeau à l'un des cavaliers, sachant fort bien au fond de lui-même que ce n'était pas tant pour s'enquérir des progrès de l'enfant que l'on avait mis entre les mains de précepteurs pour lui apprendre le latin et la géométrie qu'il était venu jusque-là après s'être entretenu avec l'un de ses prévôts mais surtout dans l'espoir d'obtenir assez de renseignements pour avoir une excuse pour écrire à la mère d'Aymeric.
- Comte, je pense que c'est le maître d'armes qui peut attendre, l'abbé de Clairvaux veut absolument vous voir immédiatement... Et vous ne devriez pas vous soustraire à cet entretien, poursuivit Brienne d'un ton qui parut pressant à Henri.
Le jeune homme fronça les sourcils mais à regret, il tourna le dos à l'entraînement et emboîta le pas à son vassal pour le suivre jusqu'au palais où il apparut que l'abbé Bernard était arrivé au cours de la matinée, harassé de fatigue, sur son âne qui ne parvenait presque plus à trottiner. Henri aurait peut-être pu deviner ce qui avait poussé celui qui lui avait servi de second père à prendre les routes pour le rejoindre jusqu'à Provins simplement pour lui parler, s'il y avait réfléchi, mais il était bien trop préoccupé pour parvenir à comprendre ce qu'il en retournait exactement. Dans les rues, se trouvaient encore les vestiges de la foire qui venait de se terminer et qui avait changé le cours de l'existence du jeune homme aussi arriva-t-il au château comtal l'esprit très loin de ce que son ancien précepteur allait bien pouvoir lui annoncer. Il aurait dû se méfier du mutisme que gardait Gauthier de Brienne qui n'était pourtant pas le dernier à lancer des plaisanteries pour lui changer les idées et qui redoublait même d'entrain quand il sentait que son seigneur se laisser emporter par des pensées néfastes, il aurait dû se méfier de la mine défaite de Bernard de Clairvaux encore en tenue de voyage, au visage attristé rongé par d'immenses cernes comme il aurait dû se méfier des regards graves de vassaux faisant partie de sa cour qui se posèrent sur lui, dans un silence inhabituel. Non, il sentit uniquement un léger agacement d'avoir été dérangé dans ses affaires alors qu'il n'avait nulle envie d'accomplir ses devoirs de représentation et il accueillit l'abbé avec un visage fermé, le saluant avec une politesse froide.
- Seigneur..., débuta Bernard après avoir répondu à son salut, Henri... Je suis désolé d'être contraint de t'annoncer cela...
Tout sembla se figer et retenir son souffle dans l'attente d'une annonce dont on soupçonnait la teneur. Même le jeune homme sentit ses sourcils se lever en signe de perplexité mais il ne comprit pas pour autant où son précepteur voulait en venir et ces premières paroles ne diminuèrent en rien le choc des suivantes :
- Ton père... Le vieux comte de Blois et de Champagne a rejoint son Seigneur, il est mort dans mes bras, il y a de cela quelques jours, j'ai couru pour te prévenir et te recommander son âme.
Henri ne ressentit tout d'abord rien, seulement un froid profond qui glaçait ses veines et semblait l'envahir de l'intérieur, le poussant à se faire la réflexion qu'il lui faudrait demander à ses serviteurs de préparer un feu. Il ne marqua aucune réaction, ses traits figés dans une expression neutre que chacun dans la pièce scrutait, Bernard le premier et non sans inquiétude. Son père était mort. Il dut se répéter plusieurs fois cette phrase dans son esprit pour qu'elle y fasse son chemin et prenne enfin consistance et réalité. Devant son silence, doucement, l'abbé de Clairvaux s'approcha et saisit les épaules de son protégé pour le fixer droit dans les yeux. Les deux regards bruns se croisèrent et Henri puisa dans celui de Bernard une force étrange et une grande fermeté même s'il lui semblait qu'il brillait un peu trop. Toujours sans un mot, l'abbé enlaça celui qu'il avait connu jeune enfant et le serra contre lui en un geste affectueux qu'il ne s'était jamais permis. Mais Henri ne se laissait pas aller au chagrin ou à une quelconque autre forme de sentiment, il ne savait analyser ce qu'il ressentait, comme s'il était encore étranger à ce qu'il était en train de vivre. Partagé entre l'incrédulité mais aussi la sensation que c'était là dans l'ordre des choses et qu'il s'y attendait, il était à la fois soulagé, triste et comme abandonné. Toujours dans son existence, son père avait été une sorte de repère, un roc sur lequel s'appuyer, un modèle à dépasser. Enfant, c'était à lui qu'il cherchait à plaire, adulte, il cherchait surtout à s'en détacher. Mais désormais tout cela était terminé. Il était définitivement seul, l'aîné de la famille. Il était pleinement comte de Champagne.
- Et bien que se passe-t-il ici ? S'exclama une voix revêche non loin, conduisant Bernard à lâcher son protégé qui sentit à nouveau le froid l'assaillir, mon père, vous n'aviez pas prévenu de votre arrivée, nous n'avons rien préparé pour vous accueillir.
Mathilde de Carinthie se tenait debout à l'entrée de la pièce, considérant avec méfiance le reste de la cour, visiblement encore en colère après que son fils l'eut obligée à quitter son château de Bar. Henri songea qu'il allait falloir la mettre au courant mais les mots ne sortirent pas de sa gorge.
- Ma dame, se lança Bernard pour lui épargner cette épreuve, je suis venu aussi vite que j'ai pu pour vous annoncer que votre époux a rendu l'âme. Il est désormais entre les mains du Créateur.
Pour la première fois de sa vie, Henri vit sa mère garder le silence, comme si elle n'avait rien à dire sur le sujet. Elle sembla blêmir et se crisper alors que tous la fixaient et il eut pitié de cette femme qui n'avait vécu qu'à travers les haines et les combats de son mari auquel elle avait donné plus de dix enfants dont la plus jeune n'avait que dix ans et qui n'avait désormais plus que le cloître pour seul horizon. Mathilde parut ravaler sa fierté et leva le menton pour répondre :
- Non, je ne vous crois pas. Il n'est pas mort, il n'a pas pu mourir. Pas lui.
- C'est vrai, mère, il était malade, affirma Henri en esquissant un geste envers elle mais elle se détourna.
- Il ne peut pas être mort, il a affronté toutes les épreuves, tous les obstacles, ce n'est pas une maladie qui pourrait le vaincre, nia-t-elle avec conviction.
Fort heureusement, deux de ses filles, Isabelle et Agnès allèrent la soutenir et la convaincre de retourner dans ses appartements mais Henri l'entendit encore demander si cela était vrai quand elle tourna les talons. Il resta là les bras ballants jusqu'à ce que Bernard le tire par la manche pour l'entraîner à sa suite, loin du reste des regards de la cour, là où le deuil pourrait s'accomplir.

L'agitation consécutive à la nouvelle et les nombreux préparatifs qu'Henri dut mettre en œuvre pour préparer à la fois les funérailles ainsi que son voyage à Paris pour aller prêter hommage au roi en tant que comte de Champagne l'empêchèrent de tomber dans l'abattement qui le menaçait depuis le départ de Sybille de Déols et que cette nouvelle aurait pu provoquer. L'abbé Bernard lui fut d'une grande aide, multipliant les lettres pour prévenir ceux qui le devaient et organisant la messe dans laquelle la famille de Blois prierait pour l'âme de leur père. On reçut également des missives de condoléances dont celle du roi d'Angleterre qui déplorait la perte de son frère mais aucune ne répondait à la peine que ressentait le comte de Champagne et qu'il savait fort bien qu'il était le seul à ressentir. La plupart de ces gens qui prenait la plume avaient été des ennemis acharnés du vieux comte, avait détesté son orgueil et son ambition, avait été blessé de ses meurtres et ses colères, aucun ne l'avait aussi bien connu que son fils aîné en qui il avait placé tant d'espoirs pour que ce soit lui qui accomplisse ce qu'il n'avait pu faire par lui-même. Henri se souvenait de ses poussées de rage comme de ses yeux brillant de fierté, de sa déception après la guerre de Champagne comme de la complicité qui s'était bâtie entre eux au fil des années. C'était ce comte-là, ce père-là qu'il tenait à garder en mémoire malgré les dernières images qu'il lui avait offertes et qu'il pleurait. Si l'enterrement à proprement parler eut lieu à Lagny où le comte avait tenu à reposer, la grande messe des funérailles fut organisée à Provins, la cité familiale et ce fut Henri, en tant que chef de la famille qui se chargea de diriger la cérémonie en compagnie de son frère ecclésiastique, Guillaume qui avait quitté son éternel air joyeux pour adopter un visage grave qui rehaussait le noir qu'il portait. Pour la plupart des spectateurs en ce jour-là, c'était surtout la vraie cérémonie qui consacrait Henri à son nouveau rôle et quand il retourna sur le banc aux côtés de Bernard, les regards restèrent sur lui.
- Vous ne m'avez pas dit quels ont été ses derniers mots, mon père, murmura le comte, inconscient du reste de l'assemblée, tout en joignant les mains en un geste de prière.
- La fièvre l'a quitté dans ses derniers instants, répondit l'abbé d'un ton serein, sur le même volume, l'angoisse du Jugement l'a saisi et après m'avoir demandé de veiller sur toi, il n'a cessé de demander « pitié » au Seigneur.
- Il a pensé à moi ?
- Thibaud n'a jamais douté de toi, Henri. Tu étais sa fierté et tout ce qui a jamais compté pour lui.
Sur ce, le vieil homme se releva pour aller prononcer son discours, et les yeux embués de larmes, Henri constata qu'il chancelait dans sa longue robe blanche, et qu'il suffisait d'un souffle d'air pour que la mort ne s'empare de lui à son tour. Il pria surtout pour la santé de Bernard et pour que Dieu lui accorde enfin le repos en son cœur. Après la messe, on découvrit le testament de Thibaud qui avait apparemment pris conscience de tous ses péchés et donnait en conséquence la moitié de la Champagne à l'ordre cistercien ce qui faillit faire décrocher la mâchoire d'Henri et le détourna brusquement de sa peine. Par manque de signature, l'abbé complaisant annula ces dispositions, au grand soulagement de Joinville qui n'avait pas bien compris pourquoi ses terres propres étaient concernées par le don. De toute façon, Henri se souvenait fort bien des dernières recommandations de son père qu'il lui avait donné l'année précédente en son abbaye de Lagny et toutes les dispositions avaient déjà été prises. Il n'y avait plus qu'à les mettre en forme en recueillant les hommages, raison pour laquelle Henri se prépara pour un voyage rapide à Paris. Il devait ensuite passer à Blois et Sancerre pour avoir ceux de ses frères puis promit qu'à son retour une vaste cérémonie permettrait à chacun de ses vassaux de lui faire son serment de fidélité. Malgré lui, en envoyant une lettre à Blois, il ne put empêcher ses pensées de se détourner vers l'objet de son affection et il se demanda si elle avait été soulagée de savoir le vieil ennemi de son père mort. S'était-elle réjoui, un peu cruellement, du châtiment divin infligé à Thibaud IV qui suivait les traces de Sulpice d'Amboise ? Il n'osait croire que ses pensées s'étaient tournées vers lui et que comme lorsqu'il lui avait fait part de la torture de Sulpice, c'était avant tout vers lui que ses sentiments étaient dirigés, non seulement il savait fort bien quelle haine elle vouait au vieux comte mais aussi il n'avait aucune certitude que le cœur de la jeune femme avait un penchant pour lui. Comme ces songes le faisaient encore davantage souffrir, il préféra les reléguer au fond de son esprit pour se concentrer sur l'instant présent et ses occupations qui ne lui laissaient nul loisir de s'apitoyer sur lui-même. A peine quelques jours plus tard, une petite troupe composée du comte et de ses plus fidèles compagnons dont Brienne qui avait insisté pour venir mais non de Joinville resté pour administrer le comté avec Traînel s'élança sur les routes de Paris. Le seul regret d'Henri fut celui de voir disparaître la petite silhouette décharnée de Bernard de Clairvaux derrière lui car il lui semblait qu'il était le seul à soutenir sa foi et son courage. Et de fait, Henri l'ignorait encore mais il allait droit vers sa perte définitive.

Le comte de Champagne demeura peu de temps à Paris au sein de la cour royale où pourtant, on le fêta avec un certain enthousiasme qu'il soupçonna guidé par la joie de voir succéder au remuant Thibaud IV un chevalier attaché au service de Louis VII qu'il avait accompagné en croisade et définitivement moins attaché à conquérir une indépendance néfaste pour le royaume. Il prêta serment au roi de lui être un vassal fidèle, debout comme il était de coutume pour les comtes de la famille de Blois qui ne pouvait entièrement s'avilir, en échange de quoi, Louis VII lui reconnut ses possessions et celles de ses frères. En temps normal, Henri aurait peut-être profité de ce séjour pour régler des problèmes politiques et notamment se rendre compte par lui-même des conséquences du départ d'Aliénor d'Aquitaine qui avait quitté la cour en compagnie de ses chevaliers et ses troubadours mais il avait hâte de rentrer dans ses terres, submergé par toujours la même impression de n'être là qu'un étranger, et prit prétexte de ses devoirs pour monter à nouveau sur son cheval peu de temps après afin de mettre le cap sur Blois où son frère Thibaud l'attendait. Avec un soulagement certain, il se retrouva bientôt sur les routes, loin de l'agitation de l'assemblée autour du roi et des regards parfois goguenards qui se posaient sur lui même si personne n'avait osé se réjouir ouvertement de la mort du vieux comte. Là, en compagnie de Gauthier qui forçait l'allure, peut-être pas uniquement pour obéir aux injonctions de son maître, et de ses quelques chevaliers les plus fidèles dont Jacques de Chacenay, il pouvait se laisser porter par sa mélancolie. Avec son père, c'était son enfance même qui était morte, ces jeunes années d'insouciance et d'entraînement pour être le meilleur comte possible. Il se devait désormais d'obéir aux injonctions du mort, car on ne pouvait trahir les promesses faites à ceux qui nous observent de l'au-delà – Henri espérait assez en Dieu pour croire que celui-ci n'avait pas condamné son père aux flammes de l'Enfer –, et être le meneur d'hommes qu'il avait été formé à être. Il ne pouvait pas non plus tromper l'enfant qu'il avait été et se laisser entièrement guider par son cœur qui lui indiquait le chemin de la faute. Malgré ces résolutions, plus on avançait vers Blois, plus l'image de Sybille de Déols revenait le hanter et il ne savait s'il lui fallait espérer qu'elle soit là ou qu'elle soit partie pour Châteauroux. Il lui suffisait de fermer les yeux pour sentir sa présence à ses côtés et parfois, ses doigts le démangeaient tant il avait envie de sentir à nouveau sa peau sous sa paume. Il se réveillait souvent de ces songes plein de désir frustré mais aussi de honte qui le rongeait intérieurement car le temps où il parvenait à se voiler la face et à oublier qu'elle était mariée était terminé et il ne pouvait se départir de l'idée qu'il trahissait ceux qui lui faisaient confiance. Ce fut dans cet état d'esprit qu'il parvint à Blois avec une journée d'avance sur ce qui était prévu, et le trouble qu'il ressentait ne diminua pas lorsqu'il leva la tête vers le château comtal qui surplombait la cité, avec sa terrasse sur laquelle il aimait tant, lorsqu'il était petit, se réfugier. Pire qu'à Provins ou Bar, Blois lui évoquait avec force de nombreux souvenirs de ses jeunes années mêlés à une amertume bien plus récente qui était celle de savoir qu'y régnait maintenant en maîtresse une dame qu'il aurait aimé savoir en Champagne. La petite troupe pénétra dans la cour principale du château, accueillis par des gardes qui se disputaient pour savoir si le comte de Champagne était en avance ou pas et si en conséquence, ils avaient bien fait de lui ouvrir. Henri les laissa à leurs dilemmes et entra dans la grande salle qui fit naître en lui une forte impression de familiarité. A chaque regard qu'il posait aux alentours, il reconnaissait un endroit, un objet ou une sculpture qu'il connaissait depuis des années. Il ne prêtait guère attention au remue-ménage que son arrivée avait créé bien trop occupé à se laisser aller à ses souvenirs lorsqu'il entendit soudain des bruits de pas plus légers venir vers lui.

Il la sentit bien plus qu'il ne la vit au premier abord comme si tout son corps qui réclamait sa présence depuis des semaines, maintenant qu'elle était tout près, était attiré par elle par une puissance presque magnétique. Il aurait reconnu sa démarche entre mille et en effet, lorsqu'il releva la tête, dans cette grande salle où personne ne le regardait alors que tous organisaient son séjour, elle était là, à quelques coudées de lui, ses grands yeux bleus fixés sur lui. Le cœur d'Henri manqua un battement et il l'observa avec un certaine avidité alors qu'il connaissait par cœur les traits de son visage, presque incrédule que de voir enfin l'objet de son bonheur si proche de lui et pourtant si inatteignable. En un instant, le temps d'un souffle ou d'une pulsation de son organe de vie justement, il oublia qu'il avait perdu son père, qu'il n'était là que pour réclamer l'hommage à son cadet, qu'il était épuisé par son voyage comme en témoignaient ses cernes et son air peu soigné, en un instant, il n'exista plus qu'elle, dans toute la perfection de sa beauté. Elle venait d'apprendre qu'il était arrivé probablement, car elle n'était guère apprêtée comme si elle avait prévu de passer la journée à l'intérieur tel que les nuages gris qui planaient au-dessus de Blois le recommandaient mais Henri en fut encore davantage touché et le peu de convenances qui avaient été établies entre eux lui donnait le sentiment qu'elle n'était que plus proche et plus accessible. Le soulagement que sa présence lui apportait était indescriptible, elle avait le don de faire s'éloigner ses noires pensées et toute cette mélancolie qui l'avait bien souvent harassé depuis Bar lui paraissait bien ridicule maintenant qu'elle lui faisait face. Sans pouvoir s'en empêcher, un large sourire étira les lèvres du jeune comte en la direction de la dame et s'il l'ignorait encore, il aurait pu apprendre que c'était Sybille de Déols qui lui manquait pour pouvoir toucher du doigt le bonheur. Le seul fait de la voir lui réchauffait le cœur. Henri se rendit soudain compte qu'il était resté quelques instants saisi, sans parler et il s'empressa de réparer cette erreur en la saluant respectueusement :
- Vous me voyez désolé de ne pas vous avoir prévenue de mon arrivée en avance, ma dame, j'ose espérer que je ne vous dérange pas dans l'une de vos occupations, j'en serais fort malheureux. Je ne voulais pas vous causer de l'embarras.
D'une voix un peu moins forte, il ajouta, presque hésitant comme s'il avait peur de se dévoiler entièrement à travers ces quelques mots :
- Je suis ravi de vous voir en bonne santé après votre retour de voyage. Ma venue me dispense de vous envoyer une lettre concernant les premiers progrès de votre fils mais je vous raconterai tout cela quand vous le désirerez.
Il se racla la gorge pour se donner une contenance et détacha à regret son regard de la silhouette de la jeune femme pour le faire étudier les alentours avant de poursuivre, se rappelant soudain de ce qu'il venait faire là :
- Je suppose que mon frère est absent ? Je suis venu pour l'hommage qu'il me doit, voilà qui est ennuyeux.
Il tentait de toutes ses forces d'avoir l'air joyeux et léger, de faire grandir l'enthousiasme dans son ton mais il eut l'impression que tout sonnait faux. A vrai dire, il n'avait que faire de la cérémonie, de la fête qui allait lui succéder, des suites de son voyage à Sancerre, la seule chose qu'il rêvait de faire, c'était de la serrer contre lui pour ne plus jamais la lâcher et de dire, c'était qu'elle lui avait terriblement manqué.
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Sybille de Déols
Petite boudeuse <3
Sybille de Déols


Messages : 38
Date d'inscription : 23/05/2013

[Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée. Empty
MessageSujet: Re: [Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée.   [Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée. EmptyMer 25 Sep - 23:36

La voix caverneuse du prêtre résonnait gravement sous les voûtes de la vieille église blésoise, en une longue et monocorde litanie que rien ne semblait pouvoir interrompre, si bien qu’elle ne trouvait pour écho qu’un silence religieux que les fidèles massés devant l’autel observaient sinon avec dévotion, du moins ce qui ressemblait à s’y méprendre à une honorable attention. Le vieil homme dans sa bure pouvait bien continuer à psalmodier versets et paroles divines pendant des heures, il paraissait impensable que l’on pût venir troubler son discours sinon par quelques gestes et réactions consacrés, membres à part entière de cette mécanique bien huilée qui se donnait l’apparence de fonctionner sans le moindre accroc. Même sans les comprendre, tous semblaient boire les paroles de l’ecclésiastique, attentifs à sa voix qui parvenait à couvrir toutes les autres, si tant est qu’il en restât pour s’élever. Pourtant il aurait suffi à ce dernier de lever la tête des Saintes Ecritures pour voir s’échapper ça et là une œillade, un bâillement, une moue et ainsi se rendre compte que l’attention de ses ouailles lui échappait parfois, que certains feignaient avec plus ou moins d’habileté cette piété bienvenue, et surtout, il lui aurait suffi de porter ses yeux un peu plus loin pour surprendre le regard absent de la comtesse de Blois, dont les grands iris bleus ne semblaient pas même voir l’autel sur lequel ils étaient fixés. Et de fait, l’esprit de Sybille était alors bien loin de la messe à laquelle elle n’assistait pas réellement, ses préoccupations bien différentes de celles de l’officiant dont elle n’entendait plus la voix, ses pensées bien éloignées de celles qu’elle aurait dû nourrir en cet instant, et alors que le prêtre ne parlait que de vertu et de repos de l’âme, la sienne était en proie à une agitation peu avouable qui n’avait d’égal que la profonde mélancolie qui l’affligeait depuis son retour à Blois. Derrière le masque serein, presque froid que la jeune dame avait réussi à se composer, se livrait un combat que son cœur ne cessait de remporter, l’entraînant toujours plus loin de l’office, sur les terres du comte de Champagne, auprès du chevalier dont le souvenir la hantait et semait en son être un trouble amer, car elle ne savait que trop bien que son mal n’avait pour remède que la présence d’Henri, et que ce remède lui était interdit. Jamais elle n’aurait cru pouvoir ressentir cette séparation avec tant de violence, mais elle ne pouvait songer à le nier : il lui manquait terriblement, à tel point que tout semblait propre à lui rappeler son voyage, les moments qu’elle avait pu passer avec lui, les regards, les sourires du comte, et avec eux son absence. Sybille était envahie par une horrible sensation de vide dont elle ne parvenait à se défaire, qui couvrait son existence d’un voile de fadeur que rien ne pouvait déchirer, et la rendait comme étrangère à tout ce qui se produisait autour d’elle, y compris à la prière du vieux prêtre dont même les mots sacrés ne parvenaient à apaiser son cœur. A maintes reprises déjà la jeune comtesse s’était obligée à l’écouter, à imiter la pieuse attention de ceux qui l’entouraient, mais il ne suffisait à chaque fois que de quelques minutes, parfois moins, pour ses pensées n’échappent à son contrôle et ne la ramènent vers celui qui les occupait toutes entières, ravivant toujours avec autant de force l’agitation de son âme qu’elle pensait quelques secondes pouvoir oublier. Alors, immobile, les yeux fixés sur un point qui n’existait pas, Sybille continuait à se débattre silencieusement, luttant tantôt contre l’amour qui siégeait en son cœur, tantôt contre la honte qui la rongeait et l’envahit une nouvelle fois lorsqu’un mouvement attira son attention à ses côtés et que son regard se posa sur l’homme qui se trouvait à ses côtés. Pendant un court instant, elle observa le visage fermé de Thibaud en se demandant s’il priait ou si ses traits étaient tendus par d’autres pensées, mais à l’idée que c’était son frère et non lui qu’elle aurait aimé avoir auprès d’elle, son cœur se serra et elle se détourna, saisie d’un étouffant sentiment d’injustice, car c’était sans doute lorsqu’elle posait les yeux sur son époux que la douleur était la plus vive, qu’elle prenait la mesure de toute l’horreur de sa situation et qu’elle réalisait à quel point Henri lui manquait, à quel point elle aurait voulu pouvoir à nouveau croiser son regard, sillonner une foire en sa compagnie, lui proposer une course, étudier un manuscrit et voir apparaître sur ses lèvres le sourire qu’elle aimait tant, ces mêmes lèvres sur lesquelles elle avait bien des fois brûlé de déposer les siennes. Mais alors que le souvenir de ce court moment où ils s’étaient retrouvés face à face, tous proches l’un de l’autre, et surtout celui de paume du chevalier sur sa joue, en une caresse qu’elle pouvait encore sentir, revenait la hanter, un mot dans la litanie du prêtre parvint à faire son chemin dans l’esprit troublé de Sybille qui se raidit brusquement en comprenant qu’il parlait de loyauté, de fidélité, et de l’erreur que constituait le simple fait de songer à commettre le pêché de s’en détourner. La gorge serrée, elle ferma les yeux et appuya son front sur ses mains croisées, en une attitude qui renvoyait sans doute et non sans ironie l’image d’une piété presque touchante, alors qu’elle ne tentait que de débarrasser son cœur et son esprits de pensées que condamnaient la présence de Thibaud à ses côtés et le lieu même dans lequel elle se trouvait, et ne savait plus même pour quoi prier.

La jeune dame resta un long moment dans cette position et l’office, à son plus grand soulagement, se termina enfin, même s’il lui fallut prendre le bras de Thibaud pour sortir de l’église autour de laquelle s’étaient rassemblés une petite foule dans l’espoir de les voir, et pour certains, de les saluer. Un sourire de circonstances aux lèvres, les traits en partie dissimulés par le long voile dont elle avait couvert ses cheveux, Sybille songea, amère, que ces gens rassemblés sur leur passage étaient bien loin de se douter de l’immense gouffre qui séparaient le couple qu’ils tenaient absolument à apercevoir, qu’ils ignoraient tous à quel sordide drame ils assistaient lorsque le comte aida son épouse à monter à cheval, et que la façon dont ils talonnèrent leur montures afin de retourner vers le château n’était autre qu’une fuite. Leurs relations, en effet, s’étaient sensiblement dégradées depuis le retour de la comtesse et la confrontation auquel il avait donné lieu. La froide courtoisie dont derrière laquelle ils se retranchaient depuis leurs noces s’était changée en une indifférence obstinée que crispaient les soupçons de Thibaud et la mélancolie de Sybille, qui ressentait cette suspicion avec d’autant plus de douleur qu’elle ne faisait qu’attiser ses propres regrets. Dès lors qu’ils étaient seuls, ils s’évitaient avec adresse, et échangeaient rarement plus que quelques mots et ce avec tant de froideur que chaque rencontre menaçait de tourner en une nouvelle dispute. Plus les jours passaient, plus la dame de Déols se prenait à détester cet époux qui la soupçonnait d’une trahison qu’elle brûlait de commettre et dont la seule pensée lui rappelait cruellement que ses sentiments n’étaient voués qu’au silence, et le feu qui brûlait en elle et parvenait encore parfois à lui réchauffer le cœur, à la consumer. Ne restaient  pour donner un sens à ce couple que les moments où ils se devaient de se montrer, moments que Sybille supportait de moins au moins et s’acharnait à rendre aussi rares que possible. Elle se trouvait pourtant auprès de lui, dans la grande salle de la forteresse de Blois, lorsque lui portée à Thibaud une lettre dont le sceau fort reconnaissable la poussa à se détourner, avant même qu’il ne lui lance un regard. Mais si la jeune comtesse faisait mine de s’intéresser à la conversation d’une dame de sa connaissance, elle ne pouvait s’empêcher de lancer quelques coups d’œil à la dérobée en direction de son époux, sans savoir si elle devait se réjouir ou non de la possibilité d’avoir des nouvelles d’Henri, car c’était bien ses armes qui figuraient sur le pli. Elle vit donc clairement Thibaud se décomposer, et abandonna tout à fait son interlocutrice dont elle n’avait de toute façon écouté que quelques mots à peine lorsqu’il leva la tête, et qu’elle perçut sur ses traits un furtif éclat de douleur. Sans savoir pourquoi elle s’inquiétait, Sybille sentit l’angoisse lui serrer le cœur, aussi resta-t-elle d’a bord muette de surprise lorsque le comte de Blois annonça que son père, le terrible Thibaud IV, était mort. Un long silence se fit parmi les quelques seigneurs présents, et l’on échangea discrètement quelques regards ahuris et entendus, car si l’on connaissait la maladie du vieux comte, il semblait néanmoins impensable que celui qui avait bien des fois fait parler de lui fût réellement mort.
« Je suis désolée, souffla Sybille en direction de son époux. »
Elle n’en dit pas plus. Personne n’ignorait ses sentiments à l’égard de l’homme qui lui avait arraché son père et qu’il n’y avait donc rien de plus à attendre de sa part, d’autant que l’état pitoyable dans lequel elle l’avait croisé à Bar présageait bien assez d’une fin prochaine. Mais si elle n’ajouta pas un mot pour son mari, Sybille ne put s’empêcher d’avoir une pensée pour Henri qu’une telle nouvelle avait dû affliger. Elle se prit à espérer qu’il ne l’avait pas été outre-mesure, et même qu’elle aurait voulu avoir le droit de le soutenir, quand bien même elle ne ressentait aucune peine pour la disparition d’un homme qu’elle avait de tout façon haï, mais fut interrompue dans ces songes par la sensation qu’on l’observait. Lorsqu’elle leva les yeux, Thibaud, qui, s’il en avait, dissimulait fort bien son chagrin, avait posé sur elle un regard inquisiteur dont elle ne comprit le sens que lorsqu’il reprit la parole.
« Mon frère viendra dans quelques semaines, afin de recueillir l’hommage que je lui dois, lâcha-t-il sur sombrement. »
Si Sybille resta de marbre, soutenant son regard sans ciller, le dévisageant presque avec la hauteur de celle qui sait ce qu’on lui reproche et n’a rien à se reprocher, son cœur, lui, s’emballa brusquement dans sa poitrine. Elle allait le revoir. Pendant un très court instant, alors que Thibaud tournait les talons et sortait de la salle, cette soudaine certitude effaça tout le reste et fit naître en elle un bonheur indicible, inavouable mais qu’il lui sembla presque injuste de devoir dissimuler aux yeux de la cour jusqu’à ce qu’un moment de flottement ne lui laisse le loisir de s’échapper pour rejoindre ses propres appartements. Son pouls battait toujours une mesure plus soutenue qu’il ne l’aurait dû lorsqu’elle en ferma la porte derrière elle, et l’espace d’un court instant, un sourire étira ses lèvres. Henri allait venir, bientôt elle pourrait à nouveau croiser ses regards, chercher à provoquer ses sourires, sentir son cœur se gonfler de joie lorsqu’elle le verrait apparaître dans les pièces où elle se trouverait, peut-être même répéter ces gestes faussement innocents qui lui avaient permis d’effleurer ses mains… Oui, pendant un court moment, Sybille se laissa envahir par le bonheur de savoir que l’homme qu’elle aimait serait bientôt à ses côtés, mais cet instant de grâce ne dura pas, et ses traits s’assombrirent brusquement, dès lors qu’elle se souvint qu’il s’agissait de Blois, et que Thibaud serait présent. Thibaud, ses soupçons, ses regards inquisiteurs, peut-être ses questions, et avec lui toute la cour qui avait sans doute eu connaissances des mêmes rumeurs qu’avait entendu le comte et devant laquelle elle ne pouvait se permettre le moindre faux pas. Succédant au bonheur, la nausée s’empara de Sybille, serra sa gorge et ses poings, entraînant avec elle ce même sentiment de honte et d’injustice qui l’avait déjà submergée quelques heures plus tôt. Et si, au fond de son cœur peu raisonnable se mit à flamber une irrépressible impatience, Sybille envisagea soudain bien sombrement les jours à venir. Le temps où elle pouvait se laisser aller à l’insouciance était terminé, il avait pris fin lorsqu’elle avait lancé son cheval sur les routes de Champagne et tourné le dos à la cité de Bar. A Blois, c’est en tant que comtesse, et pire, que belle-sœur qu’elle allait devoir accueillir celui pour lequel battait douloureusement son cœur.

Les jours qui suivirent lui semblèrent passer tantôt avec une lenteur odieuse, tantôt avec une rapidité effrayante. Sybille brûlait de revoir le comte de Champagne – et Cyrielle, qui s’était remise à rêvasser dès lors qu’elle avait été mise au courant de l’arrivée de ce dernier et (surtout) de son escorte, ne lui était définitivement d’aucune aide – mais elle redoutait presque avec terreur la situation qui allait la placer entre Henri et Thibaud, avec lequel elle trouva le moyen d’avoir une nouvelle dispute peu de temps avant qu’il ne prenne la route pour aller régler un litige entre deux seigneurs dont les terres se trouvaient à la limite entre le domaine de Châteauroux et celui de Blois tandis qu’il lui avait intimé de rester, et de veiller aux préparatifs de la cérémonie d’hommage qui devait avoir lieu. La dame de Déols avait fort mal pris cet ordre qui la mettait à l’écart d’un conflit qui concernant également ses terres, mais avait finalement dû se résigner à rester à Blois. Elle vit partir Thibaud qui ne devait revenir que quelques jours plus tard avec un certain soulagement, mais les désirs et craintes contradictoires qui la tiraillaient ne tardèrent pas à revenir la tarauder, et plus l’arrivée d’Henri approchait, plus elle se sentait fébrile alors qu’elle devait garder aux yeux de la cour une attitude sereine. Il lui semblait parfois que son trouble était lisible, que chacun pouvait comprendre ce qui agitait son âme et la plongeait parfois dans de profondes rêveries, mais tous étaient définitivement bien aveugles, car il n’y avait visiblement personne pour se douter des pensées qui troublaient l’esprit de la comtesse qui ne put échapper à quelques longues insomnies durant lesquelles sont cœur indisciplinés s’obstinait à faire apparaître sous ses paupières closes l’image du chevalier, redoublant violemment son désir de se serrer contre lui, d’effleurer son visage pour y allumer un sourire et de presser ses lèvres contre les siennes. La fatigue faisant son effet, elle eut ainsi bien du mal à ne pas sombrer dans des rêveries mélancoliques ou peu avouables quand, sur proposition d’une des dames de sa suite, elle accepta de profiter d’une journée agréablement ensoleillée pour aller faire une longue promenade le long de la Loire durant laquelle certaines cherchèrent à évoquer avec elle la cérémonie d’hommage, si bien que l’on reporta au lendemain la mise au point des derniers détails, jour pour lequel Thibaud avait annoncé son retour tandis que son frère ne devait arriver que le surlendemain. La promenade se termina dans l’enthousiasme provoqué par les festivités à venir, enthousiasme auquel Sybille participa du bout des lèvres car elle ignorait toujours si elle devait se réjouir ou non des évènements à venir, et la pensée l’effleura, dans un court moment d’abattement, qu’elle aurait mille fois préféré avoir à faire à Châteauroux plutôt que de se prêter au jeu de masque auquel il lui allait falloir se plier. L’épuisement eut finalement raison de la comtesse qui dormit d’une traite jusqu’au lendemain et s’éveilla avec la sensation que les nuages désespérément gris qui s’étaient amoncelés sur la forteresse blésoise pendant la nuit en étouffaient également l’atmosphère qui lui semblait déjà bien assez alourdie par l’insouciance générale. Elle n’avait aucune envie de revoir Thibaud, aussi resta-t-elle de marbre lorsque les bruits familiers de l’arrivée d’une troupe se firent entendre dans la cour du château. Elle se trouvait alors dans ses appartements, entourée des quelques dames avec lesquelles elle s’était promenée la veille et qui mettaient au point les derniers détails du surlendemain sous son regard presque absent, vêtue d’une robe simple qui montrait bien qu’elle n’avait pas l’intention d’accueillir qui que ce soit. Songeuse, elle tourna à peine la tête vers Cyrielle lorsque celle-ci entra, et ne prit pas garde à l’immense sourire qu’elle réprimait difficilement, sourire qui aurait pourtant dû l’avertir sur l’annonce qu’elle avait à faire.
« Le comte de Champagne vient d’arriver, ma dame. Il est en bas, avec sa suite. »
Sybille s’éveilla brusquement, et si elle n’avait pas été en présence de témoins, aurait sans doute bondi sur ses pieds tandis que son cœur s’affolait violemment dans sa poitrine. Elle fut soudain saisie de l’irrépressible envie de se précipiter dans la grande salle mais consciente qu’elle était observée, elle se contenta de remercier la jeune domestique. C’est avec un masque étudié qu’elle laissa à ses suivantes terminer ce qu’elles faisaient, puis qu’elle sortit de la pièce en adoptant un pas mesuré qui convenait fort peu à l’impatience qui la tenaillait et la mena bien trop lentement à son goût vers la salle de réception d’où lui parvenaient la fébrilité caractéristique des nouvelles arrivées. Ce n’est que lorsqu’elle fut arrivée sur le seuil de la vaste pièce, quand elle fut certaine de pouvoir la parcourir en entière du regard qu’elle s’autorisa, enfin, à lever la tête.  

Elle le vit aussitôt. Malgré l’agitation qui semblait remuer toute la salle, ses yeux, comme aimantés, se posèrent sans hésitation sur sa silhouette qu’elle aurait reconnue entre mille, même s’il lui sembla soudain qu’il ne se trouvait là personne d’autre que lui. En un instant, toutes ses craintes, toute son angoisse furent balayées, de même que la mélancolie et la nausée qui lui pesaient lourdement sur le cœur depuis qu’elle l’avait quitté. Il lui avait manqué à un point que ç’en était désormais délicieux de le retrouver, et au moment où il leva enfin la tête, elle ne put s’empêcher lancer vers lui un large sourire, semblable à ceux qu’elle avait tant de fois eu l’occasion de lui adresser lors de son séjour en Champagne et que l’on n’avait pas vu reparaître sur ses lèvres depuis qu’elle en était partie. Enfin il était là, réellement là, et non plus sous la forme d’un songe qui revenait la hanter et elle l’observa comme si elle n’osait y croire, comme si à tout elle redoutait de le voir disparaître, détaillant chacun de ses traits qu’elle connaissait pourtant par cœur. Il avait l’air fatigué de son voyage, sa tenue était celle d’un cavalier, il avait même encore les cheveux ébouriffés, mais Sybille ne s’en formalisait pas, elle avait l’impression de le revoir tel qu’elle l’avait vu apparaître à Troyes, penché sur les plans de son palais, et ce souvenir acheva de réchauffer son cœur soudain gonflé de bonheur, ce même cœur qui manqua un battement lorsqu’elle vit ses lèvres s’étirer en l’un de ces sourires qu’elle aimait tant à y voir. Tout le visage de la jeune dame s’était brusquement éclairé, l’arrivée de l’homme qu’elle aimait en avait chassé toutes les ombres, et pendant ces longues secondes où elle le voyait enfin face à elle après avoir tant désiré de le revoir, elle sut qu’elle était heureuse et ne le serait jamais tant que lorsqu’elle pourrait lever les yeux sur lui et croiser son regard chaleureux. Elle aurait d’ailleurs pu rester muette bien plus longtemps, se repaître indéfiniment de son visage, de sa simple présence mais prenant soudain conscience du silence qu’elle avait laissé s’installer, elle se sentit rosir légèrement et baissa un court instant les yeux.
« Bonjour, comte, lança-t-elle avec douceur, comme pour ne pas briser le charme de l’instant, c’est un plaisir de vous revoir. Pardonnez toute cette agitation, nous ne vous attendions que demain. »
Elle se garda bien d’avouer que pour rien au monde elle n’aurait souhaité qu’il eût retardé son arrivée.
« Vous me voyez désolé de ne pas vous avoir prévenue de mon arrivée en avance, ma dame, j'ose espérer que je ne vous dérange pas dans l'une de vos occupations, j'en serais fort malheureux. Je ne voulais pas vous causer de l'embarras.
- Oh non, soyez sans crainte !
- Je suis ravi de vous voir en bonne santé après votre retour de voyage. Ma venue me dispense de vous envoyer une lettre concernant les premiers progrès de votre fils mais je vous raconterai tout cela quand vous le désirerez. »
Sybille hocha la tête. Elle aurait voulu trouver quelque chose à répondre, mais le trouble qu’elle ressentait l’en empêcha, vidant son esprit des mots de circonstances qui lui semblaient tous bien trop creux, car aucun n’était assez fort pour exprimer le soulagement que la présence d’Henri lui procurait. Un court silence s’installa, durant lequel elle se força à détacher son regard du comte afin de le poser sur un serviteur qui transportait quelques bagages.
« Je suppose que mon frère est absent ? Je suis venu pour l'hommage qu'il me doit, voilà qui est ennuyeux, lança soudain le chevalier avec enthousiasme, rappelant à lui l’attention de la dame. »
Si cette dernière aurait pu se rembrunir à la mention de son époux qu’elle avait presque réussi à oublier, elle n’en fit rien et se contenta d’afficher un sourire amusé.
« Il a dû s’absenter il y a quelques jours, mais il ne devrait plus tarder à revenir désormais, il vous suivra de peu, répondit-elle sur un ton badin. »
Songer à Thibaud lui rappela brusquement les raisons de la présence du comte à Blois, mais alors qu’elle ouvrait la bouche pour prononcer quelques mots de condoléance pour son père, un bruit de cavalcade la poussa à se retourner. Aussitôt, elle vit surgir dans la pièce une petite forme poilue et rousse qui vint comme une flèche se réfugier entre ses pieds, suivie de près par un petit garçon aux boucles blondes. Si Guillaume poursuivait visiblement Phénix, il s’interrompit nettement en voyant Henri et son visage s’éclaira joyeusement. Sans plus se préoccuper de chat qui lui lança néanmoins un regard méfiant, il se précipita vers sa mère et son compagnon pour saluer ce dernier avec enthousiasme.
« Je me suis occupé de Phénix, comme j’avais promis à Aymeric ! lança-t-il après avoir fêté le nouveau venu, il faut que je vous montre comme je l’ai dressé, n’est-ce pas maman ? »
Il allait joindre le geste à la parole, mais au moment où il se pencha sur le chaton roux, celui-ci se mit à se rouler par terre de façon fort étrange, avant de retourner se réfugier, truffe contre le sol, sous la robe de Sybille, qui ne sachant ce qu’il y avait de plus drôle entre le comportement de Phénix ou l’air profondément interdit de son fils éclata soudain d’un rire clair et passa une main dans les boucles de ce dernier.
« Vous voilà témoin d’un numéro que nous n’avions encore jamais vu, comte, lança-t-elle le levant les yeux vers Henri.
- Mais… je ne lui ai pas appris à faire ça… balbutia Guillaume qui regardait, désappointé, Phénix se faufiler au loin, entre les convives et les domestiques.
- Tu en es sûr ? C’est impressionnant pourtant, le taquina Sybille.
- … je ne sais pas… Mais vous verrez, lança-t-il précipitamment en se tournant vers le comte de Champagne, je suis meilleur avec une épée, je me suis entraîné ! Est-ce que vous apporté une épée ? »

Sybille vola au secours d’Henri qui avait sans doute eu autre chose à penser en rappelant gentiment à son garçon qu’on ne réclamait pas des cadeaux de la sorte, avant de lui suggérer de faire montre de ses progrès un peu plus tard avec l’épée qu’il possédait déjà.
« Vous devez être épuisé de votre voyage, comte, ajouta-t-elle en se tournant vers l’intéressé, allez donc vous reposer… Vous connaissez les lieux. »
Elle lui adressa un nouveau sourire, mais alors qu’elle aurait dû tourner les talons et le laisser en effet aller se délasser dans les appartements que l’on avait déjà mis à sa disposition, se perdit un instant dans son regard brun, dans lequel elle ne se laissait définitivement pas de se noyer. Elle resta là, bras ballants, pendant quelques longues secondes, rattrapée par le souvenir d’un face à face, d’une caresse sur sa joue, ou sur sa nuque, souvenirs qui la poussèrent à baisser les yeux, et enfin, à se détourne. Pour se donner contenance, elle lui assura qu’elle était à sa disposition s’il avait besoin de quoi que ce soit en attendant son frère et enfin, tourna les talons, étourdie par cet instant de flottement, à tel point que lorsqu’elle rejoignit ses appartements désormais déserts, son cœur battait toujours une mesure effrénée dans sa poitrine. Troublée, elle ôta le voile maintenu par un cerclet qui couvrait ses cheveux pour repousser ceux-ci en arrière. Elle resta un moment immobile, mesurant les émotions qui l’agitaient, songeant que si elle ne l’avait pas compris, elle ne pouvait désormais plus ignorer à quel point elle aimait Henri, et que malgré toutes ses résolutions, elle ne parviendrait sans doute jamais à se montrer avec lui sous le jour froid et réservé qu’elle adoptait d’ordinaire, ni à retrouver le masque qu’elle avait pourtant bien longtemps arboré en sa compagnie. Son regard tomba alors sur le manuscrit enluminé, ouvert sur un lutrin, qu’elle avait abandonné la veille au commencement d’un nouveau chapitre. Un sourire lui échappa lorsqu’elle s’approcha des Métamorphoses d’Ovide, tant parce qu’elle en appréciait réellement la lecture que parce qu’elles lui évoquaient le souvenir de l’abbaye de Saint-Thibaud et de la bibliothèque qu’elle avait pu y découvrir. Elle ne voulu lire que les premières lignes de la prochaine histoire, celle d’Atalante et Hippomène, et sans y prendre garde, s’y laissa entraîner, si bien qu’elle sursauta presque lorsque quelques minutes plus tard, un petit miaulement se fit entendre dans son dos et la poussa vivement à se retourner. Mais là où elle ne s’attendait qu’à voir Phénix lui réclamer des caresses, se trouvait également Henri, qui avait pris le chaton dans ses bras et prétendait ne pas savoir qu’en faire. Sybille resta un instant muette, surprise, légèrement troublée par cette arrivée inattendue alors qu’elle se perdait dans les méandres des amours des deux héros d’Ovide. Comme elle ne répondait pas, ou vaguement, Phénix sauta des bras du comte de Champagne et entreprit de faire quelques pas dans la pièce. Mais déjà, on ne s’intéressait plus à lui, et lorsqu’Henri lui demanda ce qu’elle lisait, Sybille esquissa un sourire amusé.
« Voyons, connaissez-vous assez bien ce cher Ovide pour le deviner ? lança-t-elle, amusée, avant se détourner pour se pencher à nouveau sur le manuscrit. »
Là, en dépit du chaton qui miaula une dernière fois pour se rappeler à son bon souvenir, Sybille entreprit de traduire le texte, reprenant là  où elle venait de s’interrompre la rencontre d’Hippomène avec Atalante, d’une voix de moins en moins assurée, car l’amour qui foudroyait le pauvre jeune homme à la vue de la princesse, elle le connaissait, et il lui semblait en cet instant qu’elle aurait elle aussi couru bien des courses pour avoir dans le cœur d’Henri la même place que celle qu’il prenait dans le sien.
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Henri de Champagne
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Elle se trouvait là, devant lui, bien plus réelle que n'importe quel songe, plus réelle même que toutes les autres jeunes femmes dont il avait vu défiler les visages sous ses yeux durant ces semaines où elle l'avait abandonné dans la prison où elle l'avait elle-même enfermé, derrière ces barreaux où il s'était langui de son absence et de la perte de son cœur. Il avait suffi d'un de ses sourires dont il avait la chance d'être l'objet pour qu'Henri de Champagne puisse sentir qu'il avait bien retrouvé son organe qui se manifesta à lui en s'emballant dans sa poitrine et en se gonflant d'un bonheur d'autant plus profond qu'il ne l'avait pas ressenti durant les jours passés où la mélancolie et le deuil sombre avaient enfermé son horizon dans le voile noir de la nuit. Mais désormais qu'elle était apparue sous ses yeux, à l'image de ces saintes miraculeuses auxquelles elle disputait la grâce, la blondeur angélique et la luminosité de son regard ou de ces étoiles qui éclairent le chemin des marchands lorsque la voûte céleste a laissé s'échapper le soleil, il lui semblait soudain que l'univers entier s'était éclairé, que son existence elle-même n'était pas vaine s'il pouvait adorer l'astre autour duquel tout gravitait. La force de l'amour qu'il ressentait l'étourdit lui-même, renversant toutes les résolutions qu'il aurait pu se jurer de suivre telle l'une de ces vagues qui emporte les navires et les fait couler au plus profond. La mort pitoyable et emplie de souffrance de son père aurait dû le pousser à accomplir ce que l'honneur lui commandait comme il l'avait par ailleurs juré à son vieux précepteur, il aurait dû se contenter de la saluer comme la sœur qu'elle devait être pour lui, respectant l'anneau qu'elle portait sans doute à son doigt et qui signifiait qu'elle s'était donnée à un autre qui avait la chance d'avoir le droit de l'aimer et d'en faire la mère de ses enfants, mais les illusions dont lesquelles le jeune homme s'était complu avaient depuis bien longtemps disparu, comme si le destin lui jouait un tour cruel en lui permettant de prendre conscience de la situation dans toute son ampleur tout en l'enchaînant avec une telle force à Sybille qu'il ne pourrait jamais s'en détacher. Comme s'il avait enfin quitté son état d'aveuglement après avoir trop longtemps fixé la brillance et l'éclat tout aussi aveuglant d'une étoile qui aurait laissé une marque floue et indélébile sur sa pupille, ne pouvant lui permettre de se contenter d'un monde terne et ennuyeux où régnaient la mort et la déception. Il l'aimait. Il l'aimait avec le désespoir du condamné, la fureur de l'amant contrarié, la passion brûlante du phénix et ce n'était pas pour ces stupides cérémonies d'hommage ou pour voir celui qui était pourtant son frère qu'il était venu jusqu'à Blois, non, ce n'était là que des excuses pratiques, c'était pour la voir, elle, se repaître même quelques instants de son visage, de son sourire si troublant qu'il avait accompli ce voyage. Au moment où il vit ses lèvres s'écarter, ses traits s'illuminer, le laissant croire en une fraction de seconde qu'elle était aussi heureuse que lui de sa présence, il en oublia la fatigue et ne désira rien d'autre que de courir vers elle, même en bousculant ces serviteurs et leurs paquets gênants pour la prendre dans ses bras, la serrer contre lui pour lui chuchoter à l'oreille qu'ils ne seraient plus obligés de vivre séparés puis de la faire tournoyer ne serait-ce que pour entendre son rire enchanteur. Au lieu de cela, il resta figé, comme s'il craignait de briser le charme de l'instant et la douceur de ces retrouvailles et il parvint à reprendre contenance même si la largeur de son propre sourire esquissait à peine la violence des sentiments qui l'agitaient au même instant.

- Bonjour, comte, lança-t-elle en premier, rompant le silence qui s'était installé entre eux durant le temps pendant lequel Henri s'était stoppé devant elle, c'est un plaisir de vous revoir.
Sa voix s'était élevée jusqu'à parvenir à lui et il se délecta de ces quelques mots qu'il aurait aimé être plus que de circonstance, car rien au monde ne lui paraissait valoir l'honneur que de faire plaisir à Sybille de Déols.
- Pardonnez toute cette agitation, nous ne vous attendions que demain, poursuivait-elle, inconsciente des pensées qui traversaient l'esprit de son interlocuteur.
Il s'empressa de lui demander pardon de cette arrivée précoce alors que son regard étudiait avec avidité chacune des mimiques de la jeune femme comme chacun de ses gestes, non sans douleur lorsqu'il constata que les doigts de la dame étaient si proches de lui et qu'il aurait aimé les saisir et les entrelacer dans les siens. Mais remis du choc de l'instant où sa silhouette était apparue sous ses yeux, il ne pouvait tout à fait oublier où il se trouvait, ce que se chargea de lui rappeler un domestique qui avait fait chuter l'un de ses fardeaux, détournant l’œil du comte sur lui qui se rendit alors compte qu'il était au cœur du palais où son frère régnait en tant que maître des lieux. Et qu'à ces fameux doigts dont la poigne lui faisait tant envie, brillait l'anneau marital. Ce fut sans doute pour cela, pour tenter de toucher celui qu'il aurait dû être, même dans une pâle copie, qu'il se força à évoquer l'absence manifeste de Thibaud ainsi que la raison de sa présence en ces murs, d'un ton enthousiaste qui rendait grâce à ses dons de dissimulateur, comme pour éloigner la douloureuse tentation qui faisait souffrir tant son cœur mais force fut de constater que cela ne la calma en rien sinon qu'à l'entacher d'amertume.
- Il a dû s'absenter il y a quelques jours mais il ne devrait plus tarder à revenir désormais, il vous suivra de peu, affirma la jeune femme, d'une voix badine.
L'ombre du comte de Blois ne demeura pas longtemps entre eux car au moment où Henri allait répondre, un bruit de cavalcade interrompit leur conversation et poussa Sybille à se retourner. Il s'agissait du deuxième fils de la dame, un petit garçon blond qui pourchassait un chat au poil totalement roux qui courut chercher refuge aux pieds de la jeune femme dans un dérapage qui le fit glisser avec art sur le sol de pierres. Heureusement pour Phénix, Guillaume avisa le nouveau venu et il perdit presque tout de suite son air concentré pour laisser échapper un sourire rayonnant et pour se précipiter vers le comte qui l'avait toujours gratifié de son attention et de quelques présents lorsqu'il rendait visite à Aymeric à Châteauroux. Henri en laissant échapper un rire se pencha pour le saisir un instant dans ses bras et profiter du babillage de l'enfant qui avait visiblement vécu de fort nombreuses aventures depuis leur dernière rencontre et qu'il prenait à cœur de raconter. Le jeune homme, tout en l'écoutant d'une oreille distraite, jeta un coup d’œil vers Sybille pour lui faire partager son amusement avant de relâcher Guillaume au sol, lequel s'empressa de désigner l'animal qui s'amusait à regarder bouger les replis de la robe de la dame.
- Je me suis occupé de Phénix, comme je l'avais promis à Aymeric, lança le petit, il faut que je vous montre comme je l'ai dressé, n'est-ce pas maman ?
- Me voilà impatient, répliqua Henri, en s'efforçant de garder son sérieux malgré les grands airs que se donnait Guillaume.
Il en fut pour ses frais car soudainement, sans entendre un quelconque ordre, Phénix se mit à rouler au sol, griffes dehors pour se réfugier sous la robe de la dame d'où ne dépassait plus que sa queue, agitée de soubresauts. Le comte leva un sourcil, perplexe avant de se retourner vers Guillaume et de constater l'air dépité que celui-ci arborait alors que Sybille éclatait de rire, si bien qu'il la rejoignit rapidement dans son amusement. Visiblement le petit ne l'avait pas entraîné à accomplir ce genre de tours ce qui lui attira quelques taquineries de l'un et de l'autre adulte, Henri ne pouvant s'empêcher d'ironiser sur le don manifeste qu'avait le chaton pour attirer l'attention et accomplir des exploits.
- Mais vous verrez, lança l'enfant précipitamment en se retournant vers le comte de Champagne, visiblement pressé de changer de sujet, je suis meilleur avec une épée, je me suis entraîné ! Est-ce que vous avez apporté une épée ?
- Tu ne souhaites donc pas devenir trouvère ou jongleur ? Botta en touche Henri qui, de fait, avait oublié le présent qu'il avait promis au jeune garçon plusieurs mois auparavant.
Sybille vola à son secours en grondant gentiment l'enfant qui fit une moue désolée et hocha la tête, sans cacher pour autant sa déception. Henri lui fit un clin d’œil dans l'espoir de le dérider et lui fit signe que ce n'était que partie remise avant de reporter son attention sur la jeune dame qui s'était redressée vers lui :
- Vous devez être épuisé de votre voyage, comte, allez donc vous reposer... Vous connaissez les lieux.

Quittant enfin du regard la silhouette de Guillaume qui s'éloignait en demandant à chaque personne qui passait si l'on n'avait pas vu son chat qui avait profité de la conversation pour s'éclipser, Henri tourna les yeux vers le visage souriant de Sybille avec la douloureuse impression d'avoir partagé une scène familiale dans laquelle il n'était pourtant qu'un étranger, et comme à chaque fois qu'il croisait ces iris bleus, son cœur fit un bond dans sa poitrine. Elle semblait hésiter sur la conduite à tenir, prête, comme ses paroles le prouvaient, à s'éloigner pour le laisser rejoindre ses appartements afin d'ôter cette tenue de cavalier qu'il portait depuis Paris mais s'était arrêtée pour le fixer, dans l'attitude de celle qui attend quelque chose, une remarque ou... Henri sentit ses joues rougir lorsqu'une impression de déjà-vu lui sauta à la figure et il se remémora avec force l'instant où, constatant qu'elle avait un peu de boue sur la joue, il s'était penché sur elle pour l'ôter d'une douce caresse qu'il avait rêvé de prolonger en déposant ses lèvres sur les siennes. Là encore, il lui sembla qu'elle était assez proche pour que d'un pas, il puisse saisir sa taille et accomplir enfin ce geste qui lui avait coûté tant de mauvaises nuits mais heureusement, elle baissa la tête et lui assura qu'elle se trouvait à sa disposition en cas de besoin avant de disparaître, alors que le comte de Champagne avait à peine eu le temps de la remercier d'une voix balbutiante. En quelques secondes, elle avait disparu dans la foule qui allait et venait dans la grande salle de Blois, dans un branle bas de combat qu'il avait lui-même initié mais dans lequel il se sentait à l'écart. Perdu dans l'abîme que ses sentiments contrastés avait créé dans son cœur, il demeura interdit et songeur jusqu'à ce que quelques-uns de ses compagnons, dont Brienne ne faisait pas partie d'ailleurs, ne le rejoignent en discutant avec animation. Ce fut avec son fidèle écuyer qu'Henri alla prendre possession des lieux qu'on lui avait alloués et une pointe de regret lui traversa la gorge. En pénétrant dans la chambre, il se souvint tout à coup que c'était là qu'il s'était déjà installé lors des célébrations du mariage de son frère avec la dame Sybille, ce lieu-même qu'il n'avait pas voulu rejoindre après avoir passé la soirée à tenter d'ignorer l'amertume qui l'avait saisi en voyant Sybille donner sa main à Thibaud et à se composer un air joyeux, ignorant qu'il était alors de son propre cœur, privilégiant son refuge de la terrasse de Blois. Sans très bien savoir si c'était l'idée de sa violente dispute avec la jeune femme ou le constat qu'elle était mariée ce qui ne lui laissait plus d'autre choix que celui de dissimuler la jalousie qu'il nourrissait quand il voyait un autre que lui la conduire aux étages privés qui le contrariait autant, il se lava rapidement avec un linge et un baquet d'eau chaude qu'on lui avait monté puis enfila des vêtements propres de couleur sombre, sans que son écuyer, conscient de sa mine sombre qu'il devait connaître par cœur désormais, ne se risquât à prendre la parole. Il avait été idiot de se laisser emporter ainsi par l'objet de son affection, d'effacer les promesses qu'il avait faites à Bernard et même les reproches de sa sœur Marie qui continuaient à alourdir son cœur. Son frère allait bientôt revenir et il lui faudrait dès lors se montrer irréprochable car pour rien au monde, il n'aurait voulu blesser son cadet. Après tout, songea-il en passant sa paume dans ses cheveux ébouriffés puis sur sa barbe naissante, comme s'il cherchait à se convaincre lui-même avant tout, il n'était pas l'un de ces hommes de peu de vertu, il pouvait très bien garder le contrôle sur lui-même et enfin accepter qu'elle n'était qu'une étoile filante dans sa vie mais que d'autres, peut-être un peu moins brillantes mais assez pour réchauffer un cœur, demeuraient, fidèles, dans le ciel.

Las de tourner en rond dans sa chambre, il abandonna son écuyer et choisit de faire quelques pas dans les couloirs qu'il connaissait fort bien, sachant que ses pas allaient probablement le mener vers cette terrasse où il allait pouvoir s'abîmer dans la contemplation de la ville qui l'avait vu grandir, espérant mettre de côté pendant quelques temps ses réflexions douloureuses, ses bonnes résolutions qui lui semblaient si compliquées à mettre en application, souhaiter le retour rapide de Thibaud comme si celui-ci allait effacer tous les sentiments déplacés qu'il éprouvait autant qu'il redoutait ce retour et l'idée qu'il aurait à se revêtir d'un masque indéchiffrable. Espérait-il retrouver par miracle la situation qui était la sienne avant qu'il ne se rende compte qu'il était amoureux ? Qu'il allait pouvoir agir comme auparavant avec son frère même si celui-ci était désormais son rival ? Qu'il allait être totalement indifférent à Sybille quand tout son corps, tout son être la réclamait avec une violence telle qu'elle abattait toutes les réserves ? Un miaulement interrompit Henri dans sa marche et, perdu dans ses pensées, il ne se rendit compte que quelques secondes après que son errance ne l'avait pas conduit vers l'extérieur mais jusqu'à l'aile réservée aux femmes de la famille où, enfant, avec ses deux jeunes frères, il allait retrouver Marie et Isabelle et où il tentait de s'introduire pour savoir à quelles activités mystérieuses dans lesquelles il n'était pas admis se livraient les dames de la maisonnée. Devant lui, se tenait le petit Phénix assis sur son arrière-train qui miaula à nouveau lorsque le nouvel arrivé s'arrêta devant lui. Le chat qui avait échappé à la vigilance bien peu constante de son maître se leva puis se frotta aux jambes du comte qui se pencha pour le prendre dans ses bras et le caresser. Phénix, satisfait, se mit à ronronner alors que le comte avançait de quelques pas en direction d'une porte entrouverte visiblement éclairée par quelques bougies. Il s'attendait à y trouver Sybille puisqu'on était là dans les lieux réservés à la comtesse de Blois mais il ne put empêcher son cœur de battre un peu plus fort quand il vit que, penchée sur un lutrin, elle lui tournait le dos. Il hésita même s'il savait fort bien qu'il lui aurait fallu poursuivre son chemin et quitter des lieux qui n'étaient pas censés l'accueillir. Mais encore une fois, attiré par la silhouette blonde, ce qu'il devait faire n'avait plus la moindre importance face à ce qu'il désirait de tout son être. Et avant qu'il ne puisse se rendre compte de ce qu'il accomplissait, il pénétra dans la pièce dans un silence seulement rompu par le bruit des feuillets que Sybille tournait dans son manuscrit, dans lequel elle était totalement plongée. Le jeune homme se demandait comment attirer son attention sans l'effrayer quand Phénix résolut ce dilemme pour lui en poussant à nouveau un miaulement plaintif – surtout parce que la main du comte avait cessé de lui gratter les oreilles. Sybille se tourna brusquement vers lui et laissa échapper un mouvement de surprise en constatant qu'il se trouvait là.
- Je suis vraiment désolé de vous déranger, lança Henri précipitamment en tentant de se justifier alors que nulle raison ne pouvait expliquer sa présence, je... Le chat miaulait devant vos appartements et je ne savais qu'en faire...[/color]
Le chaton en question faisant fi de la très mauvaise excuse donnée par le comte sauta au sol avant de pousser de nouveau un miaulement et de s'éloigner, mécontent.
- Si je suis trop importun... enfin j'imagine que je le suis, je peux m'en aller tout de suite, débita le jeune homme, dont la gêne croissait à mesure que Sybille demeurait muette et qui arborait désormais l'air penaud d'un petit garçon pris en faute, mais... Puis-je vous demander ce que vous êtes en train de lire ?
Tout en ayant parfaitement conscience qu'il accomplissait là la plus grande des erreurs, sur l'invitation de Sybille, il s'avança derrière elle et par-dessus son épaule, jeta un œil sur le manuscrit qu'il reconnut immédiatement ce qui attira un sourire ravi sur ses lèvres.

- Voyons, connaissez-vous assez bien ce cher Ovide pour le deviner ? Lui demanda la jeune femme, revenue de sa surprise et amusée.
En tentant de ne pas se laisser troubler par la proximité de la dame qui se tenait juste devant lui, Henri se pencha et reconnut l'enluminure principale et les premiers mots du texte sur la page, qui firent battre son cœur encore plus vite. Non seulement elle lisait les Métamorphoses d'Ovide mais il s'agissait là, en plus, d'une histoire d'amour tragique que contait la déesse de la beauté, Vénus, à son jeune amant Adonis. « Tandis que la tête du jeune homme étendu reposait sur son sein, elle fit son récit, en entrecoupant ses paroles de baisers », déchiffra-t-il en exergue, maudissant ses joues de prendre une teinte un peu trop colorée que Sybille ne pouvait heureusement pas voir. Dès les premières lignes, il devina de laquelle il s'agissait et il coupa juste la lecture de la jeune femme pour murmurer, presque à son oreille :
- Je crois avoir deviné... ne s'agit-il pas du jeune Hippomène qui meurt d'amour pour la belle et farouche Atalante ?
Les vers suivants le confirmèrent dans ses soupçons mais très vite, Henri se laissa bercer par le timbre de voix de la femme qu'il aimait, par la douceur avec laquelle elle faisait parler Hippomène qui méprisait les prétendants d'Atalante jusqu'à ce qu'il fit sa connaissance et en tombe amoureux.
- « En la louant, il sent un feu en lui, souhaite qu'aucun des jeunes gens ne la dépasse à la course, et, jaloux, le redoute », souffla-t-il en chœur avec la lectrice lorsqu'ils arrivèrent au passage concerné alors qu'il sentait que s'éveillait avec une force redoutable ce même feu qui brûlait en lui.
Elle était presque contre lui, coincée entre le lutrin et le corps du jeune homme qui, s'il avait les yeux encore fixés sur le feuillet du manuscrit, ne voyait plus rien et sentait son regard se perdre dans le vague, car il était trop occupé à retenir sa respiration. Il lui suffisait de lever la main pour la toucher et cette présence lui était à la fois douloureuse et presque jouissive. L'odeur de la jeune femme emplissait ses narines, lui faisait tourner la tête comme s'il avait bu un vin dans lequel les épices étaient trop nombreuses et surtout, elle continuait de parler, même s'il ne savait plus très bien de quoi il s'agissait, comme si elle psalmodiait un charme pour l'envoûter, un charme dans lequel il se laissait volontiers prendre et qui lui fit tout oublier, jusqu'à Hippomène et Atalante, tout sauf Sybille et la main qu'elle avançait pour tourner le feuillet qu'elle frôla de l'index. Le regard d'Henri retrouva sa netteté pour se poser sur la joue si blanche de la dame, qui bougeait à mesure qu'elle parlait puis sur ses boucles blondes qui retombaient sagement sur ses épaules, prenant pleinement conscience qu'elle avait ôté son voile qui dissimulait sa nuque et qu'il n'avait qu'à lever sa main pour écarter ses cheveux et promener ses doigts sur sa peau.
- « Pendant qu'il parle, la fille de Schénée le regarde d'un air attendri, se demandant si... », balbutia Sybille avant de s'interrompre.
Ce fut son arrêt qui ramena Henri un instant à la réalité et il jeta un coup d’œil au texte latin pour venir à son aide :
- « Et dubitat superari an uincere malit », je traduirais cela par « et elle se demande si elle préférerait vaincre ou être vaincue ».
Ce faisant, il lui désigna le texte en question et sans l'avoir prémédité, sa paume rencontra celle de la jeune femme, ce qui lui coupa le souffle et fit faire un bond à son cœur. Elle était si douce, si tendre qu'il ne s'éloigna pas immédiatement et que sans s'en rendre vraiment compte, sa main saisit celle de Sybille pour la serrer. Il ne contrôlait plus rien de ce qu'il pouvait faire, il lui semblait que ses gestes se réalisaient seuls, sans que personne ne les commandât comme s'ils savaient très exactement ce qu'ils avaient à faire, comme s'ils avaient répété de nombreuses fois avant que de se retrouver dans la situation idéale. Et de son autre main, Henri écarta la chevelure de la jeune femme dans une caresse et il chuchota en se baissant jusqu'à sa nuque :
- « Elle avait parlé et, naïve, atteinte une première fois par le désir, ignorant ce qu'elle fait, elle aime sans comprendre qu'elle aime ».
Et il se pencha encore pour déposer ses lèvres sur ce cou dans une lenteur délicieuse qui fit s'enflammer tous ses sens et emplit son ventre d'un désir passionné. Tout s'enchaîna rapidement. Alors que la jeune femme semblait se pétrifier, Henri passa ses mains moites sur sa taille pour l'obliger à se retourner vers lui et il plongea son regard brun brûlant dans celui bleu de la jeune femme qui ne parvint pas à le calmer. Sans réfléchir une seule seconde, il se saisit de son visage qu'il enserra dans ses paumes puis attiré comme par magnétisme par ces lèvres roses, l'embrassa. Ce fut d'abord très doux comme s'il cherchait à l'apprivoiser et à s'imprégner du goût de la jeune femme et instinctivement, alors que sa poitrine semblait exploser de bonheur, que des tremblements de joie traversaient tous ses membres, il ferma les paupières pour savourer. Il avait tant rêvé de cet instant ! Mais à côté de ce qu'il vivait, de la conscience qu'il avait d'embrasser enfin véritablement Sybille et qu'elle ne l'avait pas repoussé, ces songes étaient bien ternes. Bientôt, il la sentit se détendre et des bras passèrent autour de son cou, alors qu'il glissait à nouveau ses mains sur les hanches de la jeune femme. N'osant mesurer son bonheur, le cœur totalement affolé, comme s'il venait de livrer une course, Henri la serra davantage contre lui et approfondit encore le baiser, sentant qu'elle répondait avec peut-être autant de ferveur que lui. L'étreinte se fit plus violente et il poussa un gémissement de plaisir en la repoussant contre le lutrin tout en se collant contre elle, lui interdisant de lui échapper. Il lui semblait qu'il devenait fou et que la vague de son amour l'avait définitivement emporté. Sybille, c'était Sybille qu'il embrassait, répétait en boucle son esprit, qui avait définitivement oublié de penser.

Un bruit de cavalcade parvint toutefois jusqu'à ses oreilles ainsi que des éclats de voix et en un instant, Henri se rappela de l'endroit où il se trouvait et de ce qu'il était en train de faire. Qu'était-il en train d'accomplir ? D'embrasser l'épouse de son propre frère avec une passion et une fureur propres aux amoureux ? Comment avait-il pu se laisser autant aller ? Brusquement inquiet des conséquences de son acte, le jeune homme se détacha de Sybille, et sépara à regret ses lèvres de celles de la jeune femme avant de s'éloigner de quelques pas, totalement perdu, encore essoufflé. Combien de temps ce baiser avait-il duré ? Il n'en avait pas la moindre idée mais ils auraient pu se faire surprendre à chaque instant et il se sentit rougir devant le regard de la jeune femme qu'il ne supporta pas.
- Je... Je suis désolé, jeta-t-il en baissant la tête et en faisant quelques mouvements désordonnés qui laissaient apercevoir son trouble, je vous en prie, ne m'en voulez pas...
Déjà des rumeurs de la cour remontaient jusqu'à eux, leur laissant comprendre que le maître des lieux était de retour, si bien que le comte de Champagne se détourna et sans rien ajouter, sortit de la pièce, ne pouvait supporter d'en voir davantage, sans jeter un seul regard à la dame de son cœur. Il quitta rapidement les lieux réservés aux femmes, pressé de s'éloigner de l'endroit où il avait accompli son forfait, encore tout empli du goût des lèvres de Sybille et de son odeur. Avant de descendre les marches, il fit une pause dans l'obscurité bienveillante du couloir, tentant une dernière fois de se reprendre. Tout le monde ne risquait-il pas de comprendre ce qui venait de se produire en le voyant dans un tel état ? Son front ne rougirait-il pas de culpabilité ? N'avait-il pas été irrémédiablement transformé par le baiser qu'elle lui avait accordé et qui lui semblait comme un avant-goût du paradis ? Le désir qu'il avait pour elle ne s'était pas encore entièrement envolé mais il se contraignit à ne pas la revoir encore et toujours devant ses yeux ainsi qu'à calmer son cœur avant de rejoindre la petite troupe qui venait de débarquer, en plaquant un sourire hypocrite sur ses lèvres.
- Mon frère ! S'exclama-t-il avec un faux enthousiasme en voyant Thibaud et en lui donnant l'accolade comme deux frères heureux de se retrouver, je suis désolé d'arriver si vite mais j'étais pressé d'en terminer et de retourner chez moi, en Champagne. Ainsi que de te voir évidemment !
Mais en s'écartant, force lui fut de constater que Thibaud gardait un air sombre qu'il mit, non sans perplexité, sur le compte de la mort de leur père bien que son cadet n'eut jamais été très proche du vieil homme.
- Évidemment, s'anima légèrement le comte de Blois en esquissant vaguement un sourire, ne t'en fais pas, la cérémonie n'est prévue que demain mais tu peux t'installer ici. T'a-t-on déjà donné des appartements ?
- Oui, dame Sybille a...
- Mon épouse, bien sûr, siffla Thibaud en se détournant et en retrouvant sa morosité, je suppose qu'elle s'est occupée de toi...
Henri dut lutter pour ne pas baisser la tête mais il ne fléchit pas, seules ses joues se colorèrent légèrement mais son frère ne s'en rendit pas compte, trop occupé qu'il était à donner des instructions pour que son chambellan qui avait participé à la mise en place des préparatifs les rejoignit et pour que l'on prévint Sybille qu'elle était attendu au repas. S'il demeurait de marbre, Henri ne put s'empêcher de se demander comment il allait pouvoir continuer à regarder Thibaud dans les yeux sans se sentir coupable. Il avait désormais accompli ce qui l'avait rongé pendant des semaines mais il ne s'en trouvait aucunement soulagé. D'un côté, il commençait déjà à amèrement regretter la trahison et de l'autre... Son désir n'était absolument pas comblé. Au moment où il emboîta le pas à son frère et mari de Sybille, il comprit avec acuité que tout le temps qu'il lui restait à passer à Blois ne serait que souffrance.
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Sybille de Déols
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Henri était tout ce qu’il manquait à Sybille pour se sentir entière, toucher du doigt le bonheur interdit, mais pur et trop puissant pour être oublié dont son départ de Champagne l’avait brutalement privée, celui de pouvoir lever les yeux sur l’homme qu’elle aimait, et se repaître de ce visage parfait dont les regards et les sourires lui étaient si délicieusement troublants. Si tant est qu’elle pouvait encore l’ignorer avant ce jour, dès lors que sa silhouette lui était apparue dans cette immense salle de la forteresse de Blois, plus aucun doute ne lui était permis. Elle l’aimait avec une force qu’elle n’aurait jamais crue possible, une force capable de lui faire perdre contenance, capable de lui souffler des gestes dont elle rêvait mais qu’elle n’avait aucun droit de faire, capable, enfin, de la pousser à se noyer dans ces deux beaux yeux bruns qu’elle adorait quand bien même elle savait qu’elle y faisait immanquablement naufrage. Une force presque effrayante car il semblait à la jeune comtesse de Blois qu’elle ne pouvait être défaite, qu’elle-même avait irrémédiablement été vaincue, alors que tout aurait dû la pousser à se battre et à ne pas déposer les armes aux pieds de cet amour que tout condamnait, à commencer par le lieu où ils se trouvaient et l’anneau qu’elle portait à son doigt. Jamais bague ne lui avait paru peser aussi lourd que celle que Thibaud lui avait imposée, à tel point qu’il semblait impossible de l’oublier et Sybille réalisa brusquement, alors même que son regard s’était égaré dans celui du comte, que malgré la joie qui gonflait son cœur à l’idée de l’avoir enfin face à elle après ces longues semaines où elle s’était languie de sa présence, la douce insouciance dans laquelle elle s’était complue lors de son voyage en Champagne avait définitivement disparue. Elle ne pouvait plus ignorer, désormais, qu’elle ne devait l’aimer que comme un frère, ni oublier qui elle était, surtout pas dans cette château de Blois dont elle était la maîtresse et dans laquelle son époux pouvait faire son entrée à tout moment. Elle ne pouvait plus se mentir, ni feindre de d’ignorer que chacun des sourires trop sincères qu’elle adressait à Henri, chacun des battements de son cœur amoureux constituaient autant de trahisons qu’elle était bien incapable de regretter, du moins avec autant d’empressement qu’elle l’aurait dû. La comtesse était consciente, bien trop consciente même de l’attitude qu’il lui aurait fallu adopter, de ce qu’était son devoir mais comment pouvait-elle songer à s’y plier alors que l’ombre maussade, terne, sans autre saveur que le goût amer de la mélancolie dans laquelle son existence était plongée depuis quelques semaines s’était enfin dissipée dès l’instant où elle avait croisé les yeux bruns du comte de Champagne ? Comment se montrer distante ou même froide alors qu’un seul de ses sourires avait réussi à réchauffer son cœur ? Comment se résoudre à tourner les talons, le quitter et s’en retourner vers ses appartements alors qu’elle le retrouvait à peine et qu’il lui avait tant manqué ? Il y avait quelque chose d’effrayant, en effet, dans la force avec laquelle, de tout son être, Sybille aurait voulu pouvoir se blottir dans les bras d’Henri, poser enfin ses lèvres sur les siennes et lui avouer quel feu brûlait en elle, quelque chose d’autant plus effrayant qu’elle avait parfaitement conscience qu’elle ne pouvait nourrir de tels désirs, et menaçait pourtant à tout moment d’y céder. C’est cette crainte, ce brusque aperçu du gouffre au bord duquel elle se trouvait et dans lequel elle pouvait sombrer à tout moment qui poussa finalement la jeune dame à baisser les yeux, et à quitter la grande salle dans laquelle on s’agitait pour préparer le séjour du comte, pour se réfugier dans ses appartements, encore et toujours poursuivie par ses désirs et leurs démons.

Le cœur de Sybille battait furieusement dans sa poitrine lorsqu’elle s’immobilisa dans la pièce éclairée par quelques bougies dont les flammes vacillantes, troublées par son arrivée projetaient sur le sol et les murs des ombres dansantes dans lesquelles son regard s’abîma alors qu’elle s’adossait aux pierres froides de la paroi. Le sourire qui s’était épanoui sur ses lèvres lorsqu’elle s’était trouvée face à Henri avait désormais disparu, laissant place à un trouble visible dont personne ne pouvait heureusement être le témoin car la jeune dame se trouvait seule. Elle le savait, elle avait tort de laisser son esprit s’emporter et de savourer avec autant d’avidité le soulagement qu’elle trouvait à savoir qu’Henri se trouvait là, qu’ils n’étaient plus séparés que par quelques pièces, terriblement tort car bientôt, Thibaud rentrerait et alors elle ne pourrait plus commettre le moindre faux pas. Tout dans son attitude se devrait d’être irréprochable, car le moindre de ses sourires, de ses regards, de ses mots constituerait pour son époux une raison de plus de ruminer ses soupçons, tandis que la cour qui avait eu vent des rumeurs par lesquelles le comte de Blois s’était laissé convaincre ne manquerait pas d’épier chacun de ses gestes. L’espace d’un instant, il sembla à Sybille que les ombres tremblantes que la lueur des bougies dessinait devant elle s’étaient mises à grandir, avalant toute la pièce pour la plonger dans l’obscurité, comme un étau qui se resserrait inexorablement sur elle et brusquement oppressée, elle secoua vivement la tête avant de se débarrasser du voile qui couvrait ses cheveux et dont elle avait la sensation qu’il contribuait à l’étouffer. Vaguement soulagée, consciente, surtout, qu’il lui fallait se reprendre, la comtesse poussa un long soupir, tout en tâchant de se convaincre qu’il n’y avait nulle raison de redouter la suite. Elle ne craignait pas Thibaud, elle était innocente de ce dont il la soupçonnait et les sentiments qui l’agitaient, tant qu’elle les gardait enfermés en elle, ne le regardaient pas. Quant à Henri, elle n’aurait quoi qu’il en soit d’autre choix que de garder avec lui une distance convenable, il suffirait à son cœur indiscipliné, si elle ne pouvait le raisonner, de savoir qu’il était là, et qu’elle pourrait échanger quelques mots avec lui comme ils l’avaient bien souvent fait lors de ses passages à Châteauroux. Après tout, ne serait-on pas bien en peine de lui reprocher de s’entendre avec son beau-frère ? Ces résolutions étaient les plus sages à prendre, mais cette dernière pensée serra le cœur de Sybille à tel point qu’elle sut qu’il ne s’agissait là que de chimères, qu’au bonheur de se trouver auprès du chevalier qu’elle aimait s’ajouterait la souffrance de ne pouvoir le traiter qu’avec indifférence, et qu’entre ces deux émotions, il ne saurait y avoir le moindre compromis. Elle était bien trop amoureuse et bien trop consciente qu’elle n’en avait pas le droit pour aspirer à ce confort-là. Les yeux fermés, Sybille esquissa un sourire sans joie en songeant que les chansons des trouvères disaient vrai, qu’il n’était pas de sentiment plus violent que l’amour, car bonheur et douleur en découlaient également et si l’on n’y prenait pas garde, emportaient aisément toute forme de raison sur leur passage. Et s’il y avait bien longtemps qu’elle prêtait l’oreille aux  ballades des poètes qu’elle prenait sous son aile, elle n’aurait jamais pensée y être elle-même si brutalement sujette.

C’est sans doute dans l’espoir d’oublier serait-ce qu’un instant le comte de Champagne et les sentiments qui la taraudaient que la dame de Déols s’arrêta devant le manuscrit qui lui avait pourtant été offert par Henri lui-même mais qui, ouvert sur le lutrin, attira irrésistiblement son regard. Elle avait parcouru avec un plaisir parfois un peu troublé les histoires souvent tragiques dont les héros pliaient eux aussi sous le poids de passions dévorantes, et alors qu’elle ne souhaitait pas s’y attarder, se plongea sans réellement sans rendre compte dans le nouveau récit qui s’ouvrait et où Vénus, reposant auprès de son amant, contait l’aventure d’Atalante, prévenue par un mystérieux oracle contre le mariage auquel elle ne pourrait échapper. Elle s’y laissa si bien attraper qu’elle n’entendit pas les quelques pas qui résonnèrent dans le couloir, si bien qu’il fallut que Phénix se décidât à se manifester par un miaulement plaintif pour l’en détourner et lui permettre de se rendre compte qu’elle n’était plus seule. La surprise de trouver Henri sur le seuil de ses appartements, en cet endroit même où elle pensait avoir trouvé refuge, laissa d’abord Sybille muette. Là, en le voyant dans l’intimité de ce lieu où il n’aurait pas dû se trouver, ses traits affichant un air gêné, elle sentit son cœur faire un nouveau bond.  En un instant, alors qu’il se tenait devant elle et lançait précipitamment de vagues excuses pour expliquer sa présence, elle sut que ses faibles résolutions venaient de s’écrouler, et alors qu’elle aurait dû lui laisser croire qu’il était en effet importun, l’invita à rentrer et à deviner à quel point elle était parvenue dans le présent qu’il lui avait fait. Son erreur – car il s’agissait bien là d’une erreur – ne lui apparut que lorsqu’elle posa à nouveau les yeux sur le texte en latin et entreprit de traduire à haute de voix le cruel arrêt d’Atalante contre ceux qui, désireux d’obtenir sa main, ne pourraient la vaincre dans l’épreuve à laquelle ils devaient se soumettre. Elle la comprit car dès l’instant où sa voix s’éleva, elle comprit ce qu’il en serait d’Hippomène, et que l’histoire qu’elle allait lire au jeune chevalier qui se trouvait désormais juste derrière elle était celle d’une passion qui ne lui était pas étrangère.
« Je crois avoir deviné... murmura ce dernier, ne s'agit-il pas du jeune Hippomène qui meurt d'amour pour la belle et farouche Atalante ? »
Il avait parlé presque à son oreille et Sybille, qui se rendit brusquement compte qu’il était tout proche d’elle, se garda bien de tourner la tête vers lui, se contentant pour toute réponse de hocher vaguement la tête. Elle hésita un instant, mais le silence que garda le jeune homme pendant ce court instant où elle s’interrompit la poussa à poursuivre et elle reprit son récit, narrant d’une voix basse et douce les railleries d’Hippomène, et le trait dont l’amour perça à la vue d’Atalante.
« "En la louant, il sent un feu en lui, souhaite qu'aucun des jeunes gens ne la dépasse à la course, et, jaloux, le redoute." »
La voix d’Henri s’était soudain élevée, à l’unisson avec la sienne, troublante, tant par son intonation que par les mots qu’elle avait murmurés si bien que, perturbée, la comtesse mit quelques courtes secondes à retrouver la phrase suivante, résistant une nouvelle fois à l’envie de se retourner, consciente qu’un tel geste aurait dangereusement rapproché son visage de celui du jeune homme.

Le récit se poursuivit donc, mais à mesure qu’elle avançait dans l’histoire, Sybille perdait de son assurance. Il était désormais bien trop proche, presque contre elle, si bien qu’elle ressentait avec une acuité troublante le moindre de ses gestes, si infime soit-il. Rien ne lui échappait : son souffle qui effleurait parfois sa peau, son parfum qui paraissait pouvoir l’enivrer, il lui semblait même que son regard était palpable et qu’elle pouvait le sentir posé sur elle. Elle était si près de lui qu’elle craignait qu’il n’entendît la folle course de son cœur qui battait soudain dans sa poitrine un rythme désordonné, au point qu’elle en perdait parfois ses mots, buttait sur la traduction ou balbutiait, entièrement concentrée sur Henri dont la présence lui était bien trop tangible pour la paix de son esprit. Tout en lisant, elle ne pouvait s’empêcher de songer qu’elle ne souhaitait qu’une chose : cesser de lutter, céder à ce que tout son être lui réclamait et abolir le peu de distance qui la séparait encore du chevalier pour accomplir enfin le geste qui la rongeait depuis des semaines, geste que ne retenait qu’un semblant de lucidité qui la poussait à garder les yeux fixés sur le manuscrit et la main qu’elle y promenait afin de suivre le texte. Mais alors que se livrait en elle ce combat acharné, son index s’arrêta sur la phrase qui suivait le défi d’Hippomène.
« "Pendant qu'il parle, la fille de Schénée le regarde d'un air attendri, se demandant si..." lisait-elle, quand soudain, sa voix qui n’était déjà plus qu’un mince filet difficilement audible s’étrangla dans sa gorge. »
Sybille avait parfaitement saisi le sens des mots qu’elle balbutiait, et c’est justement parce qu’elle l’avait compris qu’elle se troubla brusquement, rattrapée par le dilemme d’Atalante qui ressemblait de bien trop près à celui qu’elle se livrait.
« "Et dubitat superari an uincere malit", intervint alors le comte, je traduirais cela par "et elle se demande si elle préférerait vaincre ou être vaincue". »
Elle hocha faiblement la tête, la gorge presque nouée, mais alors qu’elle allait reprendre, la main du chevalier qui lui désignait le texte sur lequel elle avait buté effleura la sienne. Son cœur fit un nouveau bond dans sa poitrine, un bond d’autant plus violent que cette rencontre fortuite s’éternisa, et qu’au lieu d’éloigner sa paume, Henri y serra celle de la dame, tandis que de son autre main, il écartait lentement les mèches blondes qui tombaient sur son cou, en une caresse à laquelle elle ne put, pour toute réaction, que tressaillir vivement.
« "Elle avait parlé et, naïve, atteinte une première fois par le désir, ignorant ce qu'elle fait, elle aime sans comprendre qu'elle aime", murmura le jeune homme en se penchant sur sa nuque. »
Sybille sentit ce qui allait se produire mais, saisie de surprise, pétrifiée par l’émotion, elle resta immobile alors qu’il déposait ses lèvres dans son cou, arrêtant un court instant les battements de son cœur. Si elle se raidit, ce ne fut que par instinct, inclinant légèrement la tête pour lui rendre ce baiser plus facile. Tout son corps s’était tendu, mais lorsqu’il glissa ses mains sur ses hanches pour la pousser à se retourner, elle ne résista pas, pas plus qu’elle ne tenta de se détourner quand, son regard ardent plongé dans le sien, il encadra son visage de ses paumes et enfin, l’embrassa. Elle vécut ces quelques secondes sans réellement comprendre ce qui se produisait, tout en ressentant avec un trouble grandissant chacun de ses gestes qui lui tiraient de délicieux frissons, mais lorsqu’elle réalisa soudain que c’étaient ses lèvres qui s’étaient posées sur les siennes, son corps qu’elle sentait tout près du sien, alors le brasier qui couvait en elle flamba et enflamma ses sens, tandis que son esprit s’arrêtait sur cette simple idée : Henri l’avait embrassée. Il l’embrassait. Alors enfin, Sybille cessa de penser. Mue par une vague de désir qu’elle ne songeait plus à réprimer, sans réellement savoir si elle maîtrisait ses gestes où si ceux-ci lui échappaient, elle passa ses bras autour de la nuque du jeune homme et, se serrant contre lui, lui rendit enfin son baiser avec une passion qui n’avait d’égale que le bonheur qui gonflait son cœur et faisait naître en elle de vifs frissons de délice. Elle poussa un soupir de plaisir contre ses lèvres en sentant à nouveau les mains du chevalier glisser sur ses hanches et la rapprocher encore de lui, tandis que ses propres doigts s’égaraient sur sa nuque et dans ses cheveux bruns. Elle l’étreignait avec fougue, une fougue qui allait grandissante si bien qu’elle ferma les yeux lorsqu’il la poussa contre le lutrin et le manuscrit abandonné, savourant la chaleur de son corps contre le sien. Sybille s’abandonnait à ce baiser, sans détours, prête sans doute à commettre une erreur plus grave encore – mais d’erreur, elle n’avait pas conscience. Tout ce sur quoi pouvait s’arrêter son esprit, c’était Henri et le goût de ses lèvres sur les siennes.

Les claquements des sabots sur les pavés de la cour ne parvinrent d’abord que vaguement à son oreille, en un bruit de fond de bien peu d’importance qui lui sembla grandir peut à peut et ne prit toute son ampleur que lorsqu’elle sentit Henri se raidir contre elle, puis s’éloigner. Si elle ressentit d’abord cette distance avec douleur, Sybille prit enfin conscience, lorsqu’elle se trouva de nouveau face à lui, de ce qui venait de se produire et ouvrit de grands yeux dans lesquels la surprise supplanta brusquement tout ce qui y brûlait auparavant, tandis que son cœur affolé battait toujours aussi brusquement dans sa poitrine. Ses mains, appuyées sur le lutrin, s’y crispèrent soudain mais son trouble était tel qu’elle ne put prononcer le moindre mot et que ses prunelles fixées sur le chevalier ne purent s’en détourner.
« Je… Je suis désolé, balbutiait celui-ci en baissant la tête, je vous en prie, ne m’en voulez pas… »
Les mots firent défaut à la jeune femme qui, si elle avait voulu répondre, ne l’aurait de toute façon pas pu car il lui semblait que sa voix lui avait été dérobée. Elle dut se contenter de l’observer tourner les talons et quitter la pièce, sans un regard derrière lui, alors que les voix qui témoignaient du retour de Thibaud s’élevaient depuis la cour, en une cacophonie qui la laissa étourdie. Sybille mit en effet quelques secondes à se rendre compte qu’elle était restée figée contre le lutrin, le cœur battant, et qu’elle tremblait désormais de tous ses membres tandis que lentement, comme si elle émergeait d’un rêve, elle prenait conscience de ce qui venait de se passer. Il l’avait embrassée. Le comte de Champagne, son beau-frère, l’avait embrassée. Et pire encore, elle lui avait rendu son baiser, avec une passion qui ne pouvait que la trahir en même temps qu’elle constituait sans doute la pire des trahisons. Brusquement, sa gorge se noua et elle s’éloigna du lutrin, enfouissant son visage dans ses mains nerveuses. Ses quelques pas désordonnés ne la menèrent pas bien loin, et frappée par la voix de Thibaud qui résonna soudain dans la cour, elle s’immobilisa au milieu de la pièce. Elle avait parfaitement conscience de l’horreur de la situation, de l’inconséquence dont elle avait fait preuve en se laissant aller comme elle l’avait fait, et pourtant, il lui semblait que le goût des lèvres d’Henri couvrait toujours les siennes et qu’elle pouvait encore le sentir contre elle, troublée par le souvenir de cette étreinte trop passionnée. Il l’avait embrassée. Elle ne pouvait se débarrasser de cette pensée qui, au milieu de l’agitation dans laquelle elle se trouvait, fit naître en son cœur un espoir qu’elle n’aurait jamais dû ressentir mais qui n’en porta pas moins un nouveau coup à son pouls qui se remit à battre une mesure effrénée. Comment ne pas y songer quand elle pouvait encore sentir ses lèvres dans son cou, entendre les quelques vers qu’il avait murmuré et prenaient soudain tout leur sens ? Perdue, ballotée entre la conscience d’une situation pire encore qu’elle ne l’avait craint quelques heures plus tôt et un douloureux espoir qu’elle ne pouvait museler, Sybille trouva le mur le plus proche pour s’y laisser glisser, ne sachant que faire, ni que penser.

Il n’y eut pour la tirer de sa torpeur que la brusque entrée de Cyrielle, qui la poussa à se remettre d’un bond sur ses pieds, de peur d’être surprise dans une position trop prompte à provoquer des questions.
« Votre époux est de retour, il vous fait dire que vous êtes attendue au repas… Ma dame, tout va bien ? lança la jeune suivante à laquelle la pâleur de sa maîtresse et le trouble qu’elle n’avait pu dissimuler n’avaient pas échappés.
- Oui, je… je vais descendre, balbutia Sybille. »
Désireuse d’échapper au regard de la suivante, elle se dirigea vers la porte mais s’arrêta lorsqu’elle réalisa qu’elle devait se trouver dans un état bien peu glorieux, et n’avait pas même remis le voile censé dissimuler ses cheveux. Cyrielle, après l’avoir gratifié d’un regard perplexe, haussa un sourcil puis s’approcha pour l’aider à s’apprêter, de façon fort simple, mais en mettant à remplir son office un temps sans doute calculé qui permit à sa maîtresse de reprendre vaguement ses esprits, le tout sans poser plus de question car cette dernière n’était visiblement pas disposée à y répondre. La comtesse de Blois avait toutefois réussi à retrouver son calme, du moins en apparence, lorsqu’elle passa la porte de ses appartements et se dirigea vers les escaliers qui devaient la mener à la grande salle où la cour s’était sans doute rassemblée. Profitant d’un instant de solitude, elle s’arrêta en haut des marches, et inspira profondément. Elle ne savait ce qu’elle redoutait le plus d’affronter les regards de Thibaud ou de se trouver à nouveau en présence d’Henri. Peut-être était-ce même simplement l’idée de les voir tous les deux côte à côté qui faisait trembler ses mains et fit naître en elle une indicible angoisse. Un instant, elle envisagea l’idée de se faire passer pour souffrante, car il lui semblait qu’elle ne pouvait se montrer ainsi à la cour. Ne saurait-on pas ce qui la troublait, ce qui s’était produit rien qu’à la regarder ? Pourrait-elle seulement adresser un moment et faire ne serait-ce que lever les yeux sur Thibaud… et Henri ? La fuite était tentante, pourtant, la silhouette d’un domestique dans le couloir lui coupa toute retraite et, après une nouvelle inspiration, elle dut se résoudre à descendre et à pénétrer dans la grande salle où les conversations l’enveloppèrent brusquement, la tirant un instant hors de ses songes.
« Ah Sybille, nous vous attendions ! »
La voix puissante de Thibaud s’était élevée, couvrant les autres, forçant la jeune comtesse à lever la tête et porter sur l’assemblée un regard qui se voulait détaché. Elle avait retrouvé le masque indifférent, indéchiffrable qu’elle arborait à l’ordinaire, et le maintint au prix d’un grand effort lorsque son regard croisa celui de son époux. Seule pouvait la trahir l’une de ses mains qui jouait nerveusement avec l’étoffe de sa robe et s’y crispa brusquement lorsque de Thibaud, son regard passa à la silhouette de son frère. Si son cœur se serra, elle ne put empêcher son esprit rebelle de lui imposer le souvenir trop frais du baiser qu’ils avaient échangé, et elle dut dissimuler son trouble en faisant mine de tourner la tête vers un seigneur qui passa auprès d’elle avant de saluer – froidement – son époux.
« J’espère que vous avez fait bonne route, ajouta-t-elle platement, de peur de laisser un silence s’installer.
- Absolument, le problème a vite été réglé, répondit le comte de Blois avec un enthousiasme qui sonnait faux. J’ai fait un détour par Châteauroux afin de m’entretenir avec l’abbé de Déols, d’où mon arrivée tardive, mais je suppose que cela n’a pas été un problème pour vous... »
Sybille, qui s’était rembrunie à la mention de Châteauroux et l’aurait volontiers interrompu, ne put que se raidir sur ces quelques derniers mots, et le dévisager avec méfiance, chercha nt sur ses traits ce qu’il voulait dire. Elle ne put toutefois soutenir son regard, et fit un violent effort pour répondre.
« Cet abbé a décidément bien des choses à vous dire, marmonna-t-elle sans chercher à dissimuler qu’elle réprouvait ce passage sur ce qu’elle considérait toujours comme ses terres. Et comme elle ne souhaitait ni en dire plus sur le sujet, ni paraître suspecte, elle leva vaguement les yeux sur Henri pour s’adresser à lui. J’espère que vous êtes bien installé, comte. »
Elle évita soigneusement son regard, et proposa enfin de passer à table.

Le repas qui s’en suivit fut pire que ce qu’elle avait imaginé. Assiste entre son époux qui faisait montre tour à tour d’une profonde morosité ou d’un enthousiasme suspect et le frère de ce dernier, auquel elle ne parvenait à cesser de penser, ainsi qu’à l’étreinte dans laquelle ils s’étaient un moment oublié, elle luttait à tout instant pour conserver son masque ordinaire, et participer de manière naturelle aux conversations des uns et des autres. Elle commit à plusieurs repris l’erreur de lever les yeux vers Henri, se troublant plus ou moins visiblement à chaque fois que leurs regards se croisaient, poursuivie par la honte d’avoir cédé, de ne pas l’avoir repoussé quand il était encore temps, une intense frustration et toujours cet espoir qui mordait son cœur et ne voulait pas la quitter. Il l’avait embrassée, elle ne parvenait à l’oublier et parfois, il lui semblait encore sentir ses lèvres dans son cou, ses mains sur ses hanches, et son corps contre le sien, si bien qu’il lui fallait redoubler d’effort pour ne pas rougir chaque fois qu’elle lui adressait la parole, ou blêmir dès lors que c’est avec Thibaud qu’il lui fallait échanger quelques mots.
« Ah j’oubliais, le seigneur d’Ambrault m’a chargé de vous saluer, lança ce dernier au détour d’un silence dans la conversation. Il m’a remis une lettre à votre attention.
- Une lettre ? Où est-elle ?
- Oh, vous l’aurez en temps voulu.
- Je veux voir cette lettre, Thibaud.
- Allons, ma dame, s’exclama le comte de Blois, l’heure est aux festivités et aux retrouvailles, n’est-ce pas, mon frère ? Laissez donc vos terres de côtés un moment ! J’ai cru comprendre que vous aviez réglé vos différends tous les deux, profitons donc de cette réunion de famille. »
Sybille, furieuse, n’en resta pas moins muette face à cette attaque et se contenta de lancer à son époux un regard noir, avant de profiter du fait que l’on évoquait la famille pour prendre auprès d’Henri des nouvelles de ses sœurs, tout en tentant d’oublier à quel point il lui était douloureux de le considérer comme son beau-frère. Mais malgré ses ruses, et ses résolutions, il lui sembla que le repas s’attardait indéfiniment, au rythme de conversations dépourvues d’intérêts et de sous-entendus de la part de Thibaud qui lui glaçaient à chaque fois les sangs, et lui donnaient la sensation que chacun pouvait lire sur son visage ce à quoi elle ne pouvait s’empêcher de songer. Elle était de nouveau tourmentée par le souvenir de ce baiser quand, par erreur, son bras effleura celui d’Henri alors qu’elle cherchait à se saisir de son verre. Brusquement sa main trembla et elle manqua de renverser le gobelet qu’elle ne rattrapa que de justesse.
« Eh bien, vous semblez troublée, Sybille, lança Thibaud en lui jetant un regard circonspect. »
Cette réplique eut raison de la faible résistance de la jeune femme qui, après une discrète inspiration, plaqua un sourire de convenance sur ses lèvres.
« Oh ce n’est rien, la fatigue sans doute… je ferais mieux de me retirer. »
Joignant le geste à la parole, elle se leva et s’apprêtait à saluer les deux frère Blois quand son mari reprit la parole.
« Bonne nuit, ma dame. Henri, veux-tu en profiter pour te retirer également, ou vas-tu rester avec moi… ? »
Sybille se figea, la main crispée sur le dossier de sa chaise, et dut s’y reprendre à deux fois avant de leur souhaiter à son tour une bonne nuit, non sans avoir lancé à Thibaud qui les dévisageait un regard assassin. Enfin, elle put tourner les talons, et quitter la grande salle, retrouvant avec soulagement l’obscurité des couloirs. Là, et seulement là, elle sentit son masque déjà craquelé disparaître de ses traits et lorsqu’elle regagna ses appartements, son regard s’était embué. Si ses yeux restèrent sec lorsqu’elle s’effondra sur son lit, son cœur lui, saignait abondamment, partagé entre la sensation de vivre un enfer et celle d’avoir pu approcher de près le plus pur des bonheurs.
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Henri de Champagne
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MessageSujet: Re: [Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée.   [Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée. EmptyLun 14 Oct - 20:12

Au moment où Henri de Champagne emboîta le pas à son frère cadet pour aller mettre au point les détails de la cérémonie qui était prévue pour le lendemain, il était partagé entre des sentiments contradictoires qui l'empêchaient de prendre réellement conscience de ce qu'il venait d'accomplir. Comme si d'une certaine manière, ce cœur qui avait pris le dessus pendant l'instant où il avait lu l'histoire d'Atalante et Hippomène par-dessus la courbe gracieuse de l'épaule de Sybille de Déols continuait à marquer sa supériorité sur la raison et la réflexion qui ne parvenaient pas à rétablir leur empire sur le jeune homme. Comme si Henri s'était laissé entièrement envahir à la fois par l'intense joie de ce cœur en même temps que sa souffrance qu'il ressentait avec acuité à chaque fois qu'il battait dans sa poitrine, sans parvenir à les repousser pour retrouver son indifférence de façade, pour se protéger lui-même de toutes les conséquences qui en découleraient forcément, ses armes ayant été émoussées de n'avoir pas assez servi depuis des semaines désormais, son bouclier ayant brûlé dans ce brasier qui l'avait emporté quelques minutes auparavant. Néanmoins, en entrant dans la pièce réservée au comte et à ses principaux officiers, loin du reste de la cour, dans un cadre où s'accumulaient les diverses lettres envoyées de tout le royaume dans un joyeux désordre qui ressemblait fort à la chancellerie de Champagne, Henri eut la vague sensation que ce baiser partagé avec Sybille n'avait été qu'un songe, un de plus après tout ceux qui l'avaient poursuivi durant les jours qu'il avait passé seul dans son comté après le départ de la jeune femme. Il n'avait pu qu'imaginer cette faiblesse, que rêver la douceur de ces bras qui avaient entouré son cou et de ces doigts qui s'étaient entremêlés dans ses cheveux. Tout, jusqu'à l'atmosphère feutrée des appartements des dames plongés dans l'obscurité relative d'une journée orageuse, seulement éclairées par les flammes vacillantes des bougies qui s'étaient reflétées dans les iris étourdissants de Sybille, tout lui paraissait soudain teinté d'irréel. À l'inverse, tout ce qui se trouvait dans ce bureau lui semblait tangible et empreint d'une réalité prosaïque et décevante. Celle-ci valait-elle qu'on le tire hors de ses pensées, qu'on cherche à l'arracher à la tyrannie de son cœur au prix de retrouver une douleur qui lui vrillait tout le corps ? La question ne se posait pas, constata amèrement Henri alors que son frère lui annonçait que les détails de l'hommage avaient été mis au point sur le modèle de ceux que l'on prêtait au roi car cela faisait bien longtemps que le comte de Blois ne s'était pas agenouillé devant un autre seigneur et on en avait perdu l'usage. La réalité était un ennemi encore plus impitoyable que les rêves car quoiqu'il arrive, sauf peut-être dans les cas où l'imagination a perdu entièrement l'esprit, elle s'impose à soi avec d'autant plus de violence qu'on ne la maîtrise qu'imparfaitement et qu'elle est elle-même imparfaite.
- Qu'en penses-tu, Henri ? Cela te convient-il ? Demandait Thibaud en farfouillant avec une certaine nervosité dans ses documents, tout en jetant de temps à autre un regard à son frère, arrêté non loin du seuil de la pièce, les yeux perdus dans le vague, comme s'il réfléchissait à ce qu'on était en train de lui dire.
Le comte de Champagne releva la tête sur la mine inquiète de son cadet et pendant une courte seconde, en détaillant les traits du visage de Thibaud, il se remémora à quel point ils avaient été proches et cette idée lui vrilla le cœur comme si on venait d'y planter une aiguille. Il songea qu'il devait soulager sa conscience, qu'il devait bien à son frère l'aveu de ce qu'il avait fait et qui le hantait depuis qu'il avait quitté Sybille. L'aveu de sa faute, puisqu'il ne pouvait y avoir d'autre terme pour qualifier ses actes. Peut-être que le pardon de son frère lui permettrait de cesser enfin cette torture qui le tourmentait en le faisant osciller entre des purs instants de bonheur qui lui causaient immédiatement l'envie de se gifler car chacun d'eux était la plus terrible des trahisons pour Thibaud. Peut-être qu'enfin, il pourrait passer à autre chose, qu'il pourrait tenter d'oublier ? Mais il croisa le regard brun de son petit frère et les mots qui se tenaient tout près à sortir, se bousculant déjà sur ses lèvres s'évanouirent. Non seulement il ne pouvait faire souffrir volontairement Thibaud en le mettant dans la confidence mais en plus, il n'était pas le seul à avoir commis l'erreur et il ne pouvait accuser Sybille, combien même il devait y laisser sa vie. Quel pardon pouvait-il attendre de toute façon ? Il était impardonnable et il allait devoir continuer à vivre et à faire comme si de rien n'était avec le poids de cette faute sur sa conscience. Combien même il avait envie d'en mourir.

Henri se contenta d'acquiescer aux remarques du comte de Blois et lui affirma qu'il n'imposerait pas sa présence et celle de sa troupe très longtemps car Étienne allait l'attendre à Sancerre. Les deux frères se fixèrent encore un instant puis Henri détourna le regard, retrouvant bon gré mal gré le sourire qui lui était habituel. Il était désormais grand temps de retrouver le reste de la cour pour partager le repas du soir et ce fut dans l'apparence de la bonne humeur et de l'entente qu'ils rejoignirent la grande salle où allait se dérouler le banquet improvisé. On pouvait s'y laisser conter en les voyant lancer des plaisanteries – dont le chambellan, le fameux Aliaume qu'Henri avait du mal à apprécier, fit les frais à son apparent déplaisir – et des boutades l'un à l'autre mais un observateur plus averti qui les connaissait davantage aurait pu voir les nuages qui passaient dans les yeux de Thibaud tout comme les crispations des traits d'Henri. Tout était forcé et pendant un court moment, Henri eut l'impression qu'il était de nouveau dans l'univers des songes et que cette réalité portait un masque de théâtre. On l'étourdissait de paroles, on lui présentait ses condoléances avant de lui demander des nouvelles du reste de sa famille, tant et si bien qu'Henri pensa qu'il lui serait possible de conserver une apparence d'innocence, que peut-être son enthousiasme ne sonnerait pas faux et que la soirée se déroulerait sous les meilleurs auspices. Mais on paie toujours les conséquences de ses fautes et son espoir s'évanouit dès qu'il entendit la voix forte de Thibaud s'exclamer :
- Ah Sybille, nous vous attendions !
Malgré lui, le comte de Champagne releva brusquement la tête vers l'entrée de la salle pour voir arriver la jeune comtesse, comme si c'était là une réaction trop naturelle pour qu'il puisse s'en empêcher, comme si son cœur, dans son inconscience, cherchait encore à se repaître des traits de Sybille. Mais la jeune femme n'avait rien à voir avec la dame triomphante, dans tout l'éclat de sa beauté qui avait fait son apparition ce qui lui semblait des siècles auparavant dans la grande salle de Provins. Elle avait retrouvé le voile qui couvrait ses boucles blondes tout comme son expression neutre, comme indifférente à ce qui pouvait se passer autour d'elle, rappelant irrésistiblement à Henri la froide maîtresse de Châteauroux dont il avait fait connaissance. Elle n'avait même plus rien à voir avec celle qui l'avait accueillie à Blois au début de l'après-midi ou celle, et sa gorge se serra à cette pensée, qu'il avait passionnément embrassée au mépris de son honneur et de ses promesses. Il lui sembla pourtant que chacun, en se tournant vers lui, aurait pu deviner quels sentiments l'étreignaient, avec quelle force son cœur le portait vers elle si bien qu'il finit par baisser les yeux, en rougissant légèrement, gêné de s'offrir en spectacle ainsi. Mais personne ne lui prêtait attention, pas même Sybille qui s'était adressée directement à son époux pour lui demander de ses nouvelles. Henri aurait voulu pouvoir se prémunir de la souffrance qu'il allait forcément éprouver mais il ne le put et si ces retrouvailles avec Sybille lui rappela qu'il l'aimait, il se remémora également à quel point tout ceci était déplacé. Il lui en voulut à la fois de l'ignorer, d'avoir tant de facilités à faire comme s'il n'existait pas tout comme il lui fut reconnaissant de lui permettre de conserver ce masque d'indifférence qu'il s'était forgé. Il se fit violence pour ne pas le laisser se fissurer lorsque la jeune femme leva enfin les yeux vers lui, tout en évitant son regard, pour lui souffler une phrase de convenance :
- J'espère que vous êtes bien installé, comte.
Il eut à peine conscience de lui répondre par l'affirmative alors que l'on se dirigeait enfin vers la salle de banquet, trop préoccupé par le fait qu'elle ait pris soin de ne pas croiser son regard, par l'expression indéchiffrable de son visage, qu'il n'osait pas regarder en face de nouveau, trop effrayé à l'idée de ce qu'il pourrait y lire. Se demander ce qu'elle ressentait en cet instant l'empêchait de se pencher trop en avant sur son propre trouble et il craignit qu'elle ne lui en veuille de s'être montré si inconséquent, si peu respectueux envers elle et qu'elle ne le haïsse. Quand il prit place à ses côtés à table, puisqu'elle avait été installée au milieu des deux frères, un nouveau relent de honte le submergea : qui était-il pour être plus effrayé par la perspective qu'elle puisse le détester plutôt que par l'affreux péché qu'il avait commis ?

Si cette journée avait l'allure d'un songe, le repas qui se déroula dans la grande salle de Blois ressembla beaucoup trop à un cauchemar. Le comte de Champagne sentait la présence de Sybille à ses côtés et elle lui semblait si proche et si inaccessible à la fois que sa gorge se serrait et l'empêchait de se nourrir convenablement, au grand étonnement de son autre voisin, un vieux seigneur de Blois qu'il connaissait depuis toujours et qui lui parlait avec enthousiasme – et non sans inquiétude pour sa santé malgré les dénégations d'Henri. Il tentait plus que tout de se concentrer sur ce qu'on pouvait lui dire mais la proximité du corps de la femme qu'il aimait lui rappelait à chaque instant qu'il l'avait déposé ses lèvres sur les siennes, qu'il avait eu le plaisir de goûter au paradis en l'embrassant ou qu'il avait déposé ses mains sur ses hanches, tous ces gestes qu'il n'aurait jamais dû se permettre. Et il savait qu'elle y pensait également car, à chaque fois qu'il tournait les yeux vers elle, elle semblait comme se troubler. Néanmoins, quand il commettait l'erreur de l'observer à la dérobée, il voyait se profiler derrière elle, le visage de Thibaud qui présidait la table et qui lui rappelait qu'il n'avait pas à éprouver ce désir envers une femme qui portait une bague à son doigt. Ce dernier oscillait entre une morne mélancolie qui le faisait rester silencieux et qu'Henri ne sut interpréter et un enthousiasme qui sonnait aussi faux que celui de son frère. Parfois, il se penchait pour être vu malgré Sybille et lui adresser quelques mots :
- L'heure est aux festivités et aux retrouvailles, n’est-ce pas, mon frère ? S'écria-t-il pour attirer l'attention d'Henri après une discussion avec Sybille sur le sujet de Châteauroux, laissez donc vos terres de côtés un moment ! J’ai cru comprendre que vous aviez réglé vos différends tous les deux, profitons donc de cette réunion de famille.
- Tu as raison, mon frère, confirma Henri avec un large sourire, en se trouvant d'un cynisme insupportable, profitons de cet instant, il sera temps demain de nous intéresser de nouveau aux problèmes de nos terres.
Il ne releva pas les prétendus différends qu'il aurait eu avec la jeune dame ou l'insistance de Thibaud sur le terme de « famille » qui lui fit hausser le sourcil et se demander ce qu'il sous-entendait par là mais Sybille s'était tournée vers lui pour lui demander des nouvelles de Marie, Isabelle et Adèle. Encore une fois, Henri se sentit partagé entre le plaisir de pouvoir parler, même si ce n'était pas en toute liberté, avec la comtesse de Blois et le désespoir de se dire qu'il aurait dû la considérer à l'égale de Marie ou Isabelle, comme rien de plus qu'une sœur sur laquelle il aurait uniquement veillé comme l'épouse de Thibaud. Quand le sujet de conversation fut épuisé, sentant que Thibaud les écoutait d'une oreille, Henri eut beau chercher un autre sujet de discussion qu'il ne trouva pas, il se détourna à regret vers ses autres voisins qui évoquaient en riant quelques souvenirs drôles des jeunes années de Thibaud IV. Malgré tous ses efforts pour se distraire, il ne parvint pas à oublier Sybille et l'irrésistible attraction qu'elle exerçait sur lui et il lui semblait que rien n'avait d'intérêt sinon ce qu'elle pouvait bien ressentir et son envie, à lui, de la retrouver dans ses bras. Du coin de l’œil, il la vit tendre la main pour saisir son gobelet et sans réfléchir, dans un geste qu'il voulut involontaire, il en fit de même tout en continuant à rire de manière forcée à une anecdote du vieux seigneur, afin que leurs peaux se frôlent. Pour la sentir même une seule courte seconde, accéder au paradis qu'elle lui paraissait représenter. Il aurait tout donné pour ce contact puisse se prolonger indéfiniment, pour qu'il puisse avoir le droit de prendre sa main pour la serrer dans la sienne même sous les regards de toute cette cour, pour que tout le monde puisse savoir qu'il l'aimait parce qu'il aurait voulu que chacun sache qu'il n'était plus que le prisonnier de sa dame. Mais elle sursauta violemment et se retira tout de suite, et la réalité, à nouveau, s'écrasa sur lui, tant et si bien qu'Henri en eut presque la nausée.
-  Eh bien, vous semblez troublée, Sybille, lança Thibaud, sans paraître se rendre compte de la brusque pâleur de son frère qui, comme un homme sur le point de se noyer, tentait tout ce qui était en son pouvoir, pour se raccrocher à quelque chose et retrouver sa respiration. Seulement rien de ce qui lui indiquait son regard ou sa situation ne le lui permettait.
- Oh ce n’est rien, la fatigue sans doute… je ferais mieux de me retirer, répondit Sybille, en joignant le geste à la parole, permettant à Henri de retrouver ses couleurs.
- Henri, veux-tu en profiter pour te retirer également, ou vas-tu rester avec moi… ? Suggéra Thibaud en se penchant à nouveau vers son aîné.
Cette question aurait pu paraître tout à fait innocente mais le comte de Champagne sentit Sybille se figer en posant les paumes sur le dossier de sa chaise et en tournant la tête, constata que personne d'autre que la comtesse n'avait eu la même idée. La formulation même de la phrase était suspecte mais là encore, que pouvait bien penser Thibaud ? Ne devenait-il pas trop paranoïaque à force d'avoir des choses à se reprocher ?
- Permets-moi de rester, répliqua-t-il d'une voix un peu rauque mais sur le ton de la plaisanterie, je ne suis pas encore fatigué et je veux profiter de nos retrouvailles, cela faisait si longtemps ! Mais je vous souhaite également une bonne nuit, ma dame, qu'elle vous soit reposante, nous avons une longue journée demain.
La comtesse de Blois salua puis s'éloigna et il sembla à Henri qu'on venait de retirer à la fête tout son intérêt ou son éclat. Il demeura néanmoins avec son cadet quelques heures de plus, avec un malaise de plus en plus perceptible, même si Thibaud paraissait s'être détendu, avant de retrouver à son tour la douce obscurité de ses appartements.

Là, il n'y avait plus personne pour l'observer et même son écuyer ne présenta pas pour le déshabiller. Plus personne pour scruter les expressions de son visage et tenter de lire ses émotions. Il n'était plus que seul avec sa conscience et il n'y avait donc plus aucun secret à cacher. Il demeura un instant les bras ballants au milieu de sa chambre, seulement éclairée par la lueur d'une bougie bien entamée. Sans savoir réellement ce qu'il faisait, il recula pour s'adosser au mur et se laisser glisser contre lui pour se prendre la tête entre les mains. Il n'avait plus besoin de s'attarder aux faux-semblants mais en conséquence, un désespoir profond parut remplacer ses mensonges et ses masques, sauf que ce désespoir était avant tout un vide. Ses pensées indisciplinées cheminèrent jusqu'au moment du baiser dont il se rappelait chaque détail avec une telle précision qu'il fut bien obligé d'admettre qu'il n'avait rien d'un rêve. Il ressentait violemment le désir de retourner auprès d'elle, d'admirer à nouveau ses cheveux dénoués qui tombaient dans sa nuque, de déposer ses lèvres sur ce cou gracile alors que son cœur s'affolait et s'apprêtait à bondir hors de sa poitrine. Il aurait voulu la dévorer de baisers, la sentir se presser contre lui et s'abîmer dans le plaisir pour ne jamais plus en ressortir. Se perdre dans les courbes de son corps, se laisser enivrer par son parfum et l'odeur de sa peau aussi blanche et aussi douce que le nacre qu'il aurait eu peur de froisser de ses caresses, se laisser enfin aller à la folie qui était la sienne, la folie qu'elle avait causé en lui et qui n'était autre que l'amour, un amour plus haut et plus grand que celui chanté par les poètes, plus dévorant encore que celui de Lancelot pour Guenièvre, plus puissant que celui d'Hippomène pour Atalante. Aucun mot n'était assez fort pour traduire ce qu'il ressentait et encore une fois, cette réalité tangible des phrases ou des vers lui parut décevante. Aucun poème ne disait à quel point il était frustrant d'avoir eu un avant-goût d'un bonheur pur et parfait mais de ne pas avoir pu y mordre à pleines dents. Il aurait voulu l'aimer tout simplement, et l'aimer jusqu'à en accomplir le pire des péchés. Mais il ne le pouvait. Un intense sentiment de culpabilité l'étreignit avec autant de force qu'il avait pris Sybille dans ses bras mais de manière beaucoup plus étouffante et oppressante. Angoissé, Henri détacha son visage de ses paumes et s'aperçut qu'il était plongé dans le noir le plus complet car ayant brûlé jusqu'au bout, sa bougie s'était éteinte, noyée dans sa propre cire. Désormais les ombres rôdaient autour de lui et le frôlaient avec acharnement, le poussant à fermer les yeux dans une somnolence qui lui rappelait sans cesse qu'elle avait répondu à son baiser, qu'elle avait passé ses bras autour de son cou, qu'elle lui avait caressé tendrement les cheveux, sans protester et que peut-être... Peut-être un espoir était-il permis, peut-être cet amour auquel il s'était abandonné et qu'il détestait était-il partagé. Mais il se refusait à penser à cela, pas quand ce songe ne pouvait que blesser son petit frère, aussi, de désespoir, il se cogna une première fois l'arrière du crâne contre le mur. Puis recommença jusqu'à ce que la douleur ne le tint éveillé et qu'elle remplace enfin celle qu'il éprouvait au fond de son cœur. S'il ne ferma plus l’œil du reste de la nuit, ses yeux restèrent secs car le vide, autant celui qu'il y avait autour de lui que celui qu'il avait en lui, ce vide creusé par l'absence de Sybille, ne lui permettait pas de pleurer de tout son soûl.

Henri fut l'un des premiers à être debout le lendemain matin et enfermé dans ses appartements où ses hommes l'apprêtaient, il ne surveillait que d'un œil distrait les préparatifs de la cérémonie qui promettait d'être grandiose comme le confirmaient les bruits venus de la grande salle où toute la domesticité se trouvait rassemblée. Cela l'arrangeait de prendre du temps tandis que Gauthier de Brienne, qui avait l'air tout aussi épuisé que son seigneur mais était beaucoup plus enthousiaste, lui contait les dernières nouvelles de la cour de Blois. Un ou deux autres chevaliers prirent son relais mais Henri trop concentré à faire comme si de rien n'était et qui hésitait sur sa tenue ne s'aperçut pas que Brienne lança un regard noir à celui qui osa parler des rumeurs qui couraient sur la mésentente du couple comtal.
- D'après une source bien informée, le comte n'aurait pas visité dame Sybille depuis le retour de cette dernière de la cour de Champagne, poursuivit malgré tout le chevalier alors que Gauthier se raclait la gorge.
- Il suffit, le coupa Henri d'un ton ferme alors que la nausée menaçait de s'emparer de lui, nous ne sommes pas là pour tendre l'oreille aux racontars de la cour de Blois, va me chercher ma ceinture.
Il songea un instant que l'attitude de Thibaud pouvait en effet être due à ce séjour en Champagne mais il s'efforça de tout son possible de chasser tout ce qui pouvait avoir un rapport avec la dame de son cœur pour se concentrer sur la cérémonie qui allait avoir lieu. Il prit le temps d'une longue prière pour demander à Dieu de lui apporter la paix en son esprit puis une fois l'après-midi bien avancé, il rejoignit enfin le reste de la cour de Blois qui commençait à se rassembler dans la grande salle entièrement tapissée de tentures et de blasons aux armes des Blois-Champagne. L'azur était tendu sur les voûtes du plafond comme pour rappeler le ciel dégagé de ses nuages, mêlé de fils d'or, comme autant d'étoiles. Tout était d'une somptuosité sans précédent et l'atmosphère grave laisserait bientôt place à une fête éblouissante. En attendant, Henri prit place du côté des sièges d'apparat au bout de la pièce et dans son long vêtement d'un bleu profond couvert de motifs brodés plus sombres, des dragons rugissants, et de perles et de bijoux d'or et ne se retourna que lorsque le silence se fit. Comme dans une cérémonie bien huilée, Thibaud venait d'apparaître. Le comte de Champagne mit un point d'honneur à ne pas regarder le public des dames parmi lesquelles Sybille devait se trouver et fixa la mine sombre de son frère cadet qui s'avançait vers lui en un acte de soumission que leur père avait souhaité et lui avait fait promettre. Déjà le soleil avait baissé dans le ciel et laissait passer à travers les carreaux des fenêtres ses rayons rougeoyants qui vinrent se poser sur le visage de Thibaud lorsqu'il s'agenouilla devant Henri et lui tendit les mains. La cour entière s'était tue, saisie par la solennité de l'instant, rendue muette par l'importance de ce qui se déroulait sous ses yeux alors qu'Henri marqua un temps d'arrêt. Il connaissait très bien les tenants de cette cérémonie pour l'avoir de nombreuses fois pratiquée mais il y avait quelque chose de cynique et de malsain à voir son petit frère se recommander à lui, le coupable et le pécheur. Néanmoins, sentant l'insistance du regard des invités tandis que Thibaud avait baissé les yeux, Henri saisit les paumes de son cadet dans les siennes.
- Je jure en ma foi d'être fidèle en tout instant au comte Henri, mon frère, débuta le jeune comte de Blois d'une voix forte avant de poursuivre : et de le servir contre tous et entièrement, sans tromperie.
À nouveau le silence se fit, un silence oppressant qui mit mal à l'aise le comte de Champagne qui sentait les mains de son frère trembler légèrement dans les siennes. Il était plus que temps de cesser cette mascarade, aussi amorça-t-il également le serment consacré :
- Je jure de protéger et d'aider mon jeune frère et vassal, le comte Thibaud. Et de lui être un seigneur aimant et fidèle.
Henri commit alors la pire erreur possible en relevant la tête à cet instant et en laissant son regard se perdre dans la foule. Une silhouette, en effet, attira son attention et il sentit son cœur se serrer en reconnaissant Sybille. Pendant une seconde, leurs yeux se croisèrent mais le comte de Champagne se détourna, se détestant de faire cette promesse alors qu'il avait embrassé l'épouse de son frère et qu'il l'avait trahi de la pire des façons. Thibaud lui avait toujours fait confiance, l'avait toujours suivi dans ses combats et ses complots et voilà qu'il en profitait pour lui planter un couteau dans le dos ! Comment osait-il prononcer ces paroles devant Dieu et les hommes ? Comment pouvait-il consciemment relever son frère sous les vivats de la foule pour lui donner le baiser de paix alors que ses lèvres avaient encore le goût de celles de Sybille ? Comment parvenait-il à ébaucher un sourire quand ils se retournèrent vers le public et qu'une musique se déclenchait, sonnant ainsi le début des festivités qui devaient durer toute la soirée et toute la nuit ? Quel sorte de monstre était-il pour aimer deux êtres et les faire souffrir de son amour ? Pour une passion interdite qui le brûlait, il avait tout compromis, son honneur, ses promesses, le respect de sa famille. Et ce ne pouvait plus continuer.

En quelques minutes à peine, les tréteaux furent assemblés par les serviteurs pour que l'on puisse prendre place alors que le vin coulait à flot sous les rires et les commentaires de ce qu'il venait de se passer. Pendant quelques temps, Henri fut pris dans un tourbillon de félicitations dans lequel il vit apparaître le visage de Sybille elle-même mais bientôt la musique fit se former les premiers couples de danseurs et le comte de Blois invita son épouse pour ouvrir la farandole comme cela était de coutume. Le comte de Champagne n'eut pas le courage d'entraîner une dame à danser et alla donc s'asseoir à la place qui lui était réservée alors qu'on le servait généreusement dans sa coupe.
- Quelle belle cérémonie, lui disait le vicomte de Chartres, nous avons ressenti toute l'émotion et...
Mais Henri l'écoutait à peine si bien que le vassal de son frère finit par se détourner et le laisser tranquille. Si un sourire figé restait accroché à ses lèvres, l'expression sombre qui brillait dans ses yeux bruns ne trompait pas et il regardait les couples évoluer dans les voir jusqu'à ce que Thibaud et Sybille, au fil de rondes, ne se retrouvent tous deux devant lui. Le comte de Blois qui semblait avoir retrouvé son assurance et sa bonne humeur guidait sa compagne en déposant de temps à autre ses paumes sur les hanches de la jeune femme, sur ses bras ou sur ses épaules. Henri vit glisser la main de son frère sur la taille de son épouse et il désira tellement être à sa place que son poing se crispa sur sa coupe. Thibaud ne pouvait être son rival, il était son frère et il le chérissait aussi se détesta-t-il, lui, pour éprouver ces sentiments, il se détesta avec une telle violence que pour la première fois de son existence, le dégoût s'empara de lui. Seulement il n'y avait que lui qui en était à l'origine. Une seule solution s'offrait à lui : il devait se résoudre à détruire tout l'amour qu'il ressentait pour Sybille, à s'acharner sur son cœur jusqu'à en démolir la moindre miette et s'il devait souffrir, ce serait pour avoir rétabli l'empire de la raison dans son esprit, non pour voir les autres souffrir à sa place. Si l'amour était trop douloureux, il n'y avait plus qu'à se protéger de l'amour lui-même. Avisant Gauthier de Brienne non loin, lequel cherchait visiblement à s'échapper, Henri lui fit signe de le rejoindre :
- En quoi puis-je vous être utile, monseigneur ? Demanda ce dernier en se penchant vers son comte.
- Tu dois me rendre un service, expliqua Henri d'une voix faible pour ne pas être entendu d'oreilles indiscrètes mais emplie d'une résolution nouvelle, je veux que tu arranges un rendez-vous avec dame Sybille plus tard dans la soirée, un rendez-vous où je pourrais la voir seule à seul. Il faut que ce soit dans un endroit discret, personne d'autre ne doit être au courant.
Brienne hocha la tête, en ayant le bon sens de ne pas poser de question puis s'éloigna rapidement, pendant qu'Henri, le cœur en berne, noyait sa tristesse insondable dans son verre de vin, tout en se demandant ce qu'aurait fait Hippomène si un autre que lui avait battu Atalante à la course.
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Sybille de Déols
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[Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée. Empty
MessageSujet: Re: [Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée.   [Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée. EmptySam 19 Oct - 18:35

La comtesse de Blois n’appela pas ses servantes auprès d’elle ce soir-là, et alors que le château résonnait encore d’éclats de voix venus de la grande salle où elle avait abandonné – ou plutôt fui – son époux et le frère de celui-ci, il régnait dans ses appartements un profond silence, si profond qu’il en devenait oppressant, angoissant et pesait lourdement sur la chambre où la jeune dame avait pourtant cherché refuge. Un refuge contre le malaise grandissant qui l’avait envahie dès l’instant où elle s’était assise à table entre les deux frères Blois, contre les sous-entendus perfides que Thibaud n’avait cessé de glisser tout au long de la soirée, un refuge surtout contre les sentiments trop violents qui la tourmentaient, attisés par la silhouette d’Henri qu’elle sentait auprès d’elle lorsqu’elle ne se prenait pas à lever les yeux sur lui, et qui menaçaient à chaque instant de l’emporter, de trahir le masque qu’elle n’avait conservé qu’à grand peine, aux prix d’efforts qui faisaient honneur à ses talents de dissimulatrice. Mais elle était seule désormais, seule dans le silence trop lourd et la semi-obscurité vacillante de sa chambre et il n’y avait plus personne à tromper, plus de regards auxquels opposer la froideur derrière laquelle elle s’était retranchée lors du souper. Sybille, lorsqu’elle se laissa lourdement tomber sur son lit, n’avait pour témoin qu’un indiscret éclat de lune qui filtrait par l’une des fenêtres et dont l’éclat blafard qui lui caressait le visage en soulignait traîtreusement la pâleur comme pour exposer le trouble qui crispait ses traits à d’invisibles regards, bien plus acérés, à l’éclat bien moins supportable que ceux dont elle avait réussi à défaire la curiosité alors qu’elle se trouvait au sein de la cour, car c’étaient les œillades de sa conscience qu’il lui fallait désormais affronter, autrement plus redoutables puisqu’à celles-ci, elle ne pouvait rien cacher. Elle ne pouvait leur dissimuler le trouble qui s’était emparé d’elle alors que la main du comte de Champagne avait frôlé la sienne, ni son désir de la garder entre ses doigts comme il l’avait fait alors qu’elle tentait de traduire dilemme d’Atalante, ne serait-ce que pour revivre, même un court instant, l’indicible plaisir de sentir leurs peaux se frôler, en une caresse qui ne pouvait que lui en rappeler une autre, celle de ses lèvres sur les siennes vers laquelle ses pensées indisciplinée n’avaient de cesse de la ramener. Elle s’en souvenait dans les moindres détails avec une acuité telle qu’alors qu’elle fermait les yeux, il lui semblait qu’elle sentait encore son souffle sur sa nuque qui emportait avec lui les vers d’Ovide, le baiser qu’il avait déposé dans son cou, puis leur étreinte qu’elle aurait aimé pouvoir prolonger indéfiniment, afin de satisfaire enfin à la passion qui la consumait, de s’abîmer dans ses bras et de s’abandonner à cet amour dévorant qu’il avait attisé en elle et qui, au simple souvenir de ce baiser, faisait encore bondir son cœur étourdi hors de sa poitrine. Ce même cœur qui n’avait de cesse de prendre le pas sur la raison de la dame et, insidieusement, se laissait envahir d’un espoir qu’elle aurait dû réprimer dès l’instant où elle l’avait senti pondre au lieu de le laisser prendre de plus en plus de place, jusqu’à s’imposer en son esprit tourmenté. Henri l’avait embrassé. C’était lui qui avait pris sa main, lui qui avait murmuré à son oreille ces quelques vers si éloquents que leur sens en devenait troublant, lui qui avait glissé ses mains sur ses hanches, lui qui l’avait d’abord serrée contre lui et à cette idée, Sybille ne put s’empêcher de songer que peut-être son amour était partagé. Peut-être le comte n’était-il pas indifférent, peut-être que les sourires qu’il lui avait adressés n’étaient pas simplement dictés par la courtoisie et les circonstances, peut-être, enfin, que s’il avait  embrassée, c’était parce qu’il l’aimait. Cette pensée qui n’aurait jamais dû lui traverser l’esprit fit battre son cœur un peu plus fort encore dans sa poitrine, comme s’il avait voulu en bondir, et pendant un court mais déjà trop long instant, elle se laissa envahir par ce puissant espoir qu’elle n’avait osé nourrir jusque là et qui desserra pour un temps l’étau dans lequel les dernières heures avaient enfermé son cœur.

Tout comme il lui semblait qu’il ne pouvait y avoir de plus grand bonheur que cette pensée qui avait un instant éclairé ses traits, il s’agissait là également de la plus grave des erreurs qu’elle aurait pu commettre, mais elle n’en réalisa l’ampleur que lorsqu’un nouvel écho lui parvint de la grande salle. Elle ouvrit à nouveau les yeux. Rien n’avait changé autour d’elle : le silence et l’obscurité qui baignaient sa chambre étaient toujours les mêmes et les éclats de voix qui lui parvenaient confusément rythmaient toujours les retrouvailles entre son époux et son beau-frère, ceux-là même qu’elle avait cherché à fuir en se retirant parce qu’elle ne pouvait supporter le masque que leur présence à tous les deux la forçait à porter quand tout la ramenait à son amour pour Henri alors qu’elle était la femme de Thibaud. Brusquement, les ombres que son cœur déraisonnable armé d’un espoir interdit avait réussi à chasser revinrent s’abattre sur elle, avec d’autant plus de violence qu’elle les avait un instant oubliées. Le cœur de Sybille se serra à nouveau tandis qu’elle se redressait pour se prendre la tête dans les mains. Elle n’avait pas le droit d’attendre quoi que soit, elle n’avait pas le droit d’espérer si vivement de tels sentiments de la part d’un homme qu’elle ne devait considérer que comme un frère. Comment pouvait-elle seulement souhaiter qu’il partage les tourments auxquels elle était livrée, au point de sentir sa gorge se nouer et la nausée l’envahir ? Elle était mariée devant Dieu et les hommes, l’amour qui la brûlait pour le comte de Champagne était une trahison à son honneur, à tous les devoirs qui lui incombaient, comment pouvait-elle se laisser bercer par l’espoir qu’il l’aimait en retour alors que Thibaud était son frère ? Oppressée, Sybille se leva brusquement, abandonnant sur le lit voile et cerclet qui y avaient glissé et alla s’appuyer contre la fenêtre par laquelle filtrait toujours le même rayon de lune dont l’éclat blafard baignait lugubrement Blois et son château, théâtre de passions dont la vieille forteresse elle-même n’avait pas conscience. Le regard sombre de la comtesse se perdit dans la ville qui s’offrait à ses yeux et qui se découpait sur le ciel encombré d’étoiles et de nuages. Bientôt, ces derniers prirent de nouveau le dessus et la lune elle-même dut leur céder sa place, si bien que Sybille vit lentement s’éteindre la faible lumière blanche qui laissa aux bougies qui éclairaient faiblement sa chambre tout loisir pour dessiner sur les murs de pierre les ombres dansantes qui l’avaient déjà happée un peu plus tôt, et qui lui semblaient comme autant de témoins des écarts que continuaient à commettre son cœur balloté entre le trouble causé par le souvenir du baiser qu’elle avait échangé avec Henri, l’espoir qu’il avait presque irrémédiablement fait naître en elle et la honte d’y avoir céder, et d’y céder encore dès lors que ses pensées lui échappaient. Elle ne pouvait pas continuer ainsi, elle ne pouvait pas toujours subir ce manège, et si elle ne pouvait lutter contre l’amour, elle devait au moins rester digne, ne pas céder à des illusions qu’elle n’avait pas le droit de nourrir et renfermer en son cœur, comme elle l’avait déjà fait, des sentiments qui ne pouvait être partagés.

Ce semblant de résolution ne dénoua pas la gorge de Sybille qui ne parvint à fermer l’œil qu’à l’aube, vaincue par l’épuisement. Elle ne s’éveilla que quelques courtes heures plus tard, nauséeuse, le cœur serré, alourdie d’une lassitude qu’elle imputa à la longue journée qui se profilait et qu’elle aurait plus que tout souhaité s’épargner alors qu’il lui revenait d’aller s’assurer auprès de serviteurs qui officiaient dans le château que tout était prêt pour la cérémonie. Plaquant sur son visage une froideur de circonstance, elle fit au plus vite, de peur de croiser Thibaud qu’elle ne voulait pas voir, ou Henri face auquel elle craignait de ne pouvoir s’en tenir aux maigres résolutions qu’elle s’était arrachées à elle-même pendant la nuit. Si elle dut bien échanger quelques mots avec son époux, Sybille se sentit vaguement soulagée lorsqu’elle put regagner ses appartements où elle retrouva une Cyrielle au sourire éloquent et les quelques dames qui l’entouraient à l’ordinaire sans avoir croisé les pas du comte de Champagne, et commença sans enthousiasme ses propres préparatifs, alors que l’un babillait joyeusement autour d’elle, ses suivantes étant visiblement ravies des festivités qui s’annonçaient. Elles ne semblèrent pas remarquer la morosité de leur comtesse qui se laissa apprêter en ne faisant que de rares commentaires, hochant simplement la tête lorsqu’on lui demanda si elle était satisfaite de la robe taillée pour l’occasion qu’elle venait de revêtir. De fait, le vêtement aux couleurs de son époux était splendide car il fallait bien faire honneur à la puissance du comte de Blois, mais il semblait à Sybille que même les détails de sa parure auxquels elle portait d’ordinaire une attention minutieuse n’avaient plus le moindre intérêt. Dès lors qu’il lui était interdit de souhaiter plaire au seul homme dont le regard avait de l’importance, à quoi bon ?
« Ne voulez-vous pas porter ce collier, ma dame, ce sont juste les bonnes couleurs, demanda soudain une petite servante qu’elle avait récemment pris dans sa suite. »
La dame de Déols tourna la tête, et ses traits se crispèrent brusquement lorsqu’elle reconnut le bijou que brandissait la jeune fille, forgé d’or, orné d’une pierre au bleu si particulier qu’on ne trouvait nulle part ailleurs et qui lui avait été offert alors qu’elle découvrait la foire de Provins par Henri lui-même. Elle se figea, rattrapée par un souvenir qui l’avait longtemps hantée, celui de ses insistances pour lui offrir ce présent, et surtout, celui d’une caresse dans son cou qui l’avait tant troublée, mais heureusement, Cyrielle fut plus prompte dans sa réaction et ayant compris ce qui rendait muette sa maîtresse, leva un regard agacé vers la petite servante.
« Celui-ci fera très bien l’affaire, déclara-t-elle en lui mettant d’autorité dans les main un autre collier après avoir récupéré celui de Provins qu’elle s’empressa de ranger. »
Sybille ne put qu’acquiescer faiblement et l’incident qui n’avait pas un instant perturbé les bavardages des autres dames fut clos. Elle déposa sur ses cheveux tressés un voile d’étoffe précieuse, un cerclet assorti et quitta enfin ses appartements pour gagner la grande salle, magnifiquement décorée pour l’occasion, entourée de ses bavardes compagnes dont l’enthousiasme la poussa à plaquer sur ses lèvres un sourire de circonstances qui se crispa imperceptiblement lorsqu’elle vit apparaître la silhouette du comte de Champagne, dont la haute stature était soulignée par un habit de couleur sombre qu’elle se serait sans doute plu à détailler si son regard ne s’était pas attardé sur ses traits tendus, alors qu’il ne semblait pas l’avoir vue. Sentant son cœur manquer un battement, rattrapée par ses souvenirs, les espoirs et tout ce qui avait tourmenté ses pensées durant la nuit, elle détourna les yeux et gagna la place qui lui était réservée, saluant par réflexe les membres les plus notables de la cour tandis que ses compagnes échangeaient quelques remarques sur les tenues des uns et des autres ou les tentures qui recouvraient la salle en laissant de temps à autres échapper quelques éclats de rire plus ou moins discrets. Sybille les laissa faire jusqu’au moment où, ayant abordé le sujet des chevaliers et seigneurs qui les entouraient, l’une d’entre elles affirma que le comte de Champagne avait décidément fière allure, et étaient de ceux qui l’emportaient sur les autres, déclenchant par là une série de commentaires et surtout de spéculations sur l’état du cœur du chevalier dont on ignorait s’il avait déjà été ravi par une quelconque dame que la comtesse n’avait pas la moindre envie d’entendre. Le cœur brusquement serré, elle leur adressa un regard sévère pour les faire taire, ordre face auquel elles n’eurent pas le temps de protester car l’entrée de Thibaud coupa soudain court à toutes les conversations. La cérémonie débuta dans une solennité et un silence qui mirent mal à l’aise la comtesse de Blois, dont le regard froid, ne sachant où se poser, finit par s’accrocher à la silhouette de son époux qui s’agenouilla face à son frère, mains tendues dans sa direction, et dont elle se promit de ne pas lever les yeux.
« Je jure en ma foi d'être fidèle en tout instant au comte Henri, mon frère, et de le servir contre tous et entièrement, sans tromperie, jura le comte de Blois dont la voix résonna puissamment dans la grande salle.
- Je jure de protéger et d'aider mon jeune frère et vassal, le comte Thibaud, répondit Henri, après un court silence. Et de lui être un seigneur aimant et fidèle. »
Sybille fut incapable de tenir sa promesse. Soutenant difficilement le masque qu’elle s’était imposé alors qu’un vif malaise s’était emparé d’elle, elle voulu détourner les yeux mais au lieu de s’intéresser aux tentures qui couvraient les murs, ou aux autres spectateurs de cet échange de serment, c’est vers le comte de Champagne qu’elle porta son attention. Leurs regards se croisèrent, et elle réalisa brusquement qu’elle aurait voulu pouvoir lui adresser un geste, un sourire d’encouragement, alors qu’elle était elle-même la cause de la tension qui émanait des deux frères. Ne sachant si elle blêmissait ou s’empourprait, elle se détourna vivement et, honteuse, eut bien du mal à joindre sa voix aux vivats de la cour lorsqu’Henri releva Thibaud tant sa gorge s’était nouée. Il fallait qu’elle arrête de nourrir de telles pensées. Quand bien même il avait levé les yeux sur elle.

Sybille se livra à l’épreuve que constituaient les félicitations aux deux frères Blois du bout des lèvres, avant de s’éloigner promptement, et l’atmosphère qui changea brusquement lui sembla bien plus étouffante que festive. Elle s’appliqua néanmoins à afficher un sourire de façade et un enthousiasme feint qui manquèrent bien de lui faire défaut lorsque Thibaud s’approcha pour l’inviter à ouvrir le bal en sa compagnie, coutume qui ne semblait pas l’enchanter beaucoup plus que son épouse. Elle accepta néanmoins et se laissa guider vers l’espace réservé aux danseurs au côté des autres couples qui s’y préparait déjà alors que les premières notes de musique se faisaient entendre. Les deux époux retranchés derrière leur masque se firent face, puis la farandole commença au rythme joyeux de la viole qui marquait réellement le début des festivités. Les visages s’éclairèrent de sourires joyeux, d’éclats de rire enthousiastes que Sybille voyait défiler devant elle comme si elle leur était étrangère, elle qui avait la sensation de se trouver au centre d’une sordide mascarade et détestait chacun des pas qui la rapprochaient de Thibaud avec lequel elle se gardait bien d’échanger le moindre mot, respirant dès que les rondes et autres mouvements lui permettaient de s’éloigner. Les exigences de la danse qui lui semblait s’éterniser les avaient à nouveau poussés l’un contre l’autre lorsqu’elle sentit un regard peser sur eux. Sans réfléchir, elle tourna la tête et ne réalisa que trop tard qu’ils se trouvaient à alors juste devant la table d’honneur où Henri était resté assis. Au même instant, la main de Thibaud glissa sur sa hanche pour la guider vers un autre mouvement, et Sybille, dont l’attention s’était attardée sur le jeune homme, en eut presque un haut-le-cœur qui manqua de peu de lui faire oublier un pas qu’elle ne rattrapa que difficilement, sous le regard d’abord perplexe, puis noir de son époux. Elle ne chercha pas à le soutenir, préférant s’appliquer à observer ses pieds, et ce jusqu’à la fin du morceau auquel elle se força à accorder quelques applaudissement. Elle se sentait lasse à nouveau, comme étourdie ou presque nauséeuse mais avant qu’elle n’ait pu prononcer un mot ou faire un pas pour s’éloigner de Thibaud, celui-ci profita du fait que les derniers pas les avaient entraînés un peu à l’écart pour la retenir et darder sur elle un œil dont la sombre expression tranchait avec le sourire qu’il convenait d’arborer et qui couvrait aussi ses propres lèvres.
« Que s’est-il passé hier, avant mon arrivée ? demanda-t-il à voix basse, visiblement plus en colère qu’il ne voulait le montrer. »
Sybille se figea, et dut faire un violent effort pour conserver un semblant d’enthousiasme sans baisser les yeux.
« Absolument rien, que voulez-vous qu’il se soit passé ? souffla-t-elle.
- Ne me prenez pas pour un idiot, Sybille, rétorqua vivement Thibaud avec une affabilité de façade qui rendait tout cette conversation plus sordide encore. Vous continuez à nier alors qu’il suffit de vous observer un moment pour…
- Ce n’est ni le moment, ni le lieu, le coupa la jeune dame qui sentait de nouveau le malaise la gagner. Comment pouvez-vous continuer à proférer de tels soupçons maintenant, quand vous venez de vous prêtez serment ? »
Elle le vit distinctement pâlir, tandis que la honte lui mordait le cœur. Ils se défièrent un instant du regard mais Thibaud ne répondit pas, et ils s’en retournèrent enfin vers la table d’honneur où les yeux de la dame évitèrent obstinément la silhouette d’Henri. Elle songea que cette réplique qui lui avait échappée, elle ne devait uniquement la destiner à son époux, mais la garder elle aussi à l’esprit. Les deux jeunes comtes venaient en effet de se faire le serment de se protéger, se servir l’un l’autre, sans tromperie, dès lors elle ne pouvait elle qu’oublier ce baiser, renvoyer d’où ils venaient tous les espoirs qu’il avait causé et qui n’avaient pas le droit de siéger en son cœur.

Thibaud la raccompagna à sa place où elle fit mine de s’intéresser à ce que disait un chevalier assis non loin pour ne pas avoir à se tourner vers le chevalier qu’elle ne parvenait à chasser de ses pensées. Elle avait à peine eu le temps de s’octroyer une gorgée du vin doux que l’on servait à table lorsque l’un des hommes de ce dernier dont elle se souvenait pour avoir danser avec lui à Bar adressa soudain la parole :
« Oh dame Sybille, c’est un plaisir de vous revoir ! lança-t-il. Elle lui répondit par quelques paroles de circonstance, et, une fois ces politesses échangées, il ajouta : Alors, qu’avez-vous pensé de votre voyage en Champagne ? »
La jeune dame se serait volontiers étouffée avec son verre de vin pour ne pas avoir à répondre à une telle question alors que Thibaud, qui ne s’était pas éloigné, tendait l’oreille et qu’elle n’avait qu’à détourner légèrement les yeux pour croiser le regard d’Henri. Un court instant, elle resta muette, mais il lui fallut bien se reprendre et un sourire feint finit par étirer ses lèvres.
« C’était un périple très… agréable, avança-t-elle prudemment en s’adressant à la fois à Chacenay auquel elle en voulut lourdement, et à Henri, qu’elle ne pouvait décemment ignorer plus longtemps. Je… Je suis contente d’avoir vu l’une de vos foires de mes propres yeux. »
Du coin de l’œil, elle vit son époux tourner les talons sans savoir si elle devait en être soulagée ou non. Une moue qui tenait plus du rictus tordit un instant sa bouche, alors qu’elle plongeait à nouveau dans son verre, saisie par la désagréable sensation de marcher sur des œufs et que tous cherchaient à la pousser au faux-pas alors qu’elle avait déjà bien du mal à s’en tenir à ses résolutions, et qu’il lui suffisait de lever les yeux sur le comte de Champagne pour sentir son cœur se serrer, ou se laisser envahir de souvenirs qu’elle aurait voulu pouvoir chasser de sa mémoire. Chacenay ayant décidé de poursuivre la conversation plus loin au regard du peu d’enthousiasme dont l’on faisait preuve ici, un silence pour le moins gênant s’était installé. Prunelles fixées sur les danseurs qu’elle ne voyait pas, Sybille sentit qu’on les observait, et craignit à nouveau que les rumeurs qui poussaient Thibaud aux soupçons n’aient fait le tour de la cour.
« C’était une… belle cérémonie, lâcha-t-elle en se tournant vers lui, forçant un sourire naturel sur ses lèvres alors que son esprit cherchait désespérément un sujet de conversation, qu’elle finit enfin par trouver après un nouveau moment de silence. Vous ne m’avez pas parlé d’Aymeric. Comment va-t-il ? »
Si la jeune dame avait eu du mal à se faire à l’idée de se séparer de son fils, les songes qui la tourmentaient et la présence de Guillaume avaient atténué son absence depuis qu’elle était de retour à Blois. Il lui manquait néanmoins, et elle écouta avec d’autant plus attention les quelques nouvelles que pouvait lui donner Henri qu’il s’agissait là d’une conversation innocente et qui pouvait tout à fait être entendue d’éventuelles oreilles indiscrètes. Elle ne put hélas s’éterniser. Sybille en était à esquisser un sourire sincère en imaginant Aymeric s’émerveiller des jeunes chevaliers auxquels l’on apprenait à manier l’épée quand une silhouette bien connue se dessina derrière Henri. Elle se rembrunit en reconnaissant Thibaud qui, affable, abattit sa main sur l’épaule de son frère, feignant un air amusé.
« Et bien, comment se fait-il que vous soyez encore assis tous les deux ? lança-t-il dans un éclat de rire. Tu n’invites pas mon épouse à danser, mon frère ? Voilà qui m’étonne de toi, tu manques à tous tes devoirs de chevalier ! »
La comtesse de Blois se raidit brusquement face à cette plaisanterie qui, dans la bouche de Thibaud, n’avait rien d’innocent. Elle surprit son regard ironique et sentit l’étau qui enserrait son cœur se fermer un peu plus. Malgré elle, elle se souvint de la farandole dans laquelle Henri l’avait entraînée à Provins, de cet instant où ils s’étaient trouvés face à face, leurs deux visages tous proches l’un de l’autre, et il lui fallut baisser les yeux pour cacher son trouble. Elle aurait beaucoup donné pour pouvoir danser avec le comte de Champagne sans avoir à dissimuler ce qu’elle ressentait, pour retrouver l’insouciance de cette soirée où elle avait enfin ouvert les yeux sur l’amour qui la dévorait mais ce soir, sous les yeux de son époux, alors qu’elle s’était jurée de faire revenir son cœur à la raison et de cesser  de se bercer de trop douces illusions, cette idée tenait plus de la torture. Pourtant, la façon dont Thibaud avait formulé les choses ne leur laissait guère de choix et quand bien même elle aurait aimé s’enfuir et disparaître pour échapper à ses sentiments et aux battements troublés de son cœur, il lui fallut accepter et suivre Henri qui la mena auprès des autres danseurs.

Le morceau que se mirent à jouer les musiciens n’appelait pas une farandole mais une danse au rythme plus lent. Sybille aurait voulu ne pas s’en formaliser, se contenter de se laisser guider, se concentrer sur les pas qu’elle connaissait, mais chacun des mouvements qui la menaient auprès d’Henri, chacun de leur contacts, chacun des moments où leurs regards se croisaient étaient autant de coups portés à ses maigres résolutions, et avec horreur, elle réalisa qu’elle menaçait à chaque instant de se perdre à nouveau dans ses iris bruns. Elle ne put empêcher son cœur de manquer un battement lorsqu’il lui adressa un sourire, ni ses joues de s’empourprer lorsqu’il lança en plaisantant qu’elle avait pris de l’entraînement depuis leur première danse. Cette même danse à laquelle elle s’efforçait de ne pas songer, et dont le souvenir lui tira pourtant un bref éclat de rire, dont elle ne sut elle-même dire s’il était trop sincère, et visiblement forcé.
« Je me devais de ne pas rester sur un échec, répondit-elle vaguement. »
Elle se troubla en sentant l’une des mains du chevalier sur son bras, mais eut soudain conscience du regard de Thibaud qui pesait sur eux, et se maudit de se laisser encore aller à de telles pensées. Cette situation lui sembla brusquement terriblement malsaine et pourtant, son cœur qu’elle s’était acharné à enfermé dans un carcan de raison ne cessait de battre bien plus vite qu’il ne l’aurait fallu, poussé dans sa course par le souvenir d’une étreinte où elle avait enfin pu serrer le chevalier qu’elle aimait contre lui, et d’un baiser qu’il lui avait lui-même donné. Un vif éclat passa dans son regard qu’elle détourna de celui d’Henri, rappelée à l’ordre par la voix faiblissante de sa conscience, et elle était si troublée à la fin du morceau qu’elle resta un instant figée face au comte, et qu’il fallut qu’une autre silhouette ne se dessine à ses côtés pour l’obliger à revenir à la réalité. Sans bien comprendre comment, elle se retrouva soudain aux bras de Jacques de Chacenay, la gorge nouée, l’esprit empli de contradictions, et d’une lutte acharnée dont elle avait la sensation qu’elle sortirait de toute façon perdante. Elle entendit à peine son nouveau cavalier lui faire la conversation, ne lui répondit que du bout des lèvres, soulagée de devoir s’en éloigner régulièrement au rythme plus soutenu et plus joyeux d’une nouvelle farandole durant laquelle elle sentit pourtant une brusque fatigue l’assaillir, une fatigue nauséeuse qu’elle connaissait bien désormais. Un vertige lui donna l’occasion d’abandonner son cavalier avant la fin du morceau, après lui avoir assuré qu’elle n’avait pas besoin d’un bras pour être raccompagnée. Elle songea à retourner s’asseoir, mais craignant de retourner auprès d’Henri et Thibaud, avisa plutôt l’une de ses dames qui lui faisait signe qu’elle souhaitait lui montrer quelque chose, mais rien qui fût assez intéressant pour s’attirer l’attention pleine et entière de Sybille. Lasse, elle estima qu’il était temps de mettre fin à cette mascarade et prenant prétexte de sa fatigue, laissa son interlocutrice, et profita d’un moment où personne ne semblait se souvenir de sa présence pour se hâter vers les portes de la grande salle.
« Ma dame ! lança Cyrielle qui semblait l’attendre alors qu’elle s’apprêtait à sortir. »
La comtesse de Blois fronça les sourcils en voyant la jeune femme approcher. Elle affichait presque un air de conspiratrice qui la laissa perplexe, presque agacée car elle ne souhaitait qu’une chose, retrouver le calme de ses appartements où elle pourrait seule et sans témoin se débattre avec son cœur indiscipliné et la nausée qui ne l’abandonnait pas.
« Pas maintenant, Cyrielle, marmonna-t-elle à voix basse.
- Le comte de Champagne souhaite vous voir, seule, répondit tout de même Cyrielle, sans détour, avec un sourire mal dissimulé aux lèvres. »
Sybille se figea face à sa servante, et ne put s’empêcher de lancer un regard vers Henri qui se trouvait dans la salle. Brusquement, toutes les résolutions, tous les efforts produits depuis la veille s’avérèrent inutiles et l’espoir qu’elle avait tenté d’oublier revint prendrez toute sa place dans son cœur, qui se mit à battre furieusement dans sa poitrine. Sans répondre, elle hocha la tête et vit distinctement Cyrielle faire un signe à un homme qui se trouvait non loin, et s’avéra être Gauthier de Brienne, avant de l’entraîner à sa suite dans les couloirs. La dame de Déols quitta sans regret la grande salle à l’atmosphère étouffante dont les murs lui avaient presque semblé se refermer autour d’elle, et emboîta le pas à sa suivante sans un mot, le regard perdu dans le vague. Il souhaitait la voir. A cette pensée, elle se troubla, sans savoir si elle devait souhaiter ou redouter cette entrevue, la première depuis le baiser qu’ils avaient échangé la veille. Fallait-il vraiment qu’ils aient une explication ? Voulait-il lui dire… autre chose ? Elle ne pouvait s’empêcher de l’espérer, rattrapée par le sourire et la plaisanterie qu’il lui avait adressés pendant qu’ils dansaient, un espoir qui lui serra aussitôt le cœur. Elle s’était promis de ne plus y songer, de ne rien attendre de tel. La vue de la pièce dans laquelle la mena Cyrielle ajouta de la troubler et elle ne put qu’envoyer un regard assassin à sa suivante lorsqu’elle découvrir une chambre, à l’écart dans la forteresse, suivante qui s’empressa de disparaître sans attendre le moindre commentaire. Sybille resta d’abord immobile au centre de la pièce, bras ballants, en proie à une vive agitation. Quelques bougies brûlaient mais à la lueur chaleureuse qu’elles diffusaient, elle préféra l’ombre dans laquelle se trouvait plongé l’un des murs de pierre auquel elle alla s’adosser, bras croisés contre sa poitrine. L’angoisse, l’espoir, la honte la submergeaient tour à tour, et elle ne savait plus à quelle émotion se vouer tandis que son cœur trop amoureux, lui, savaient bien ce par quoi il se laissait le plus volontiers envahir. Après tout… Henri ne l’avait-il pas embrassée ? Elle en était là lorsque des bruits de pas dans le couloir lui firent brusquement lever la tête. Un court moment plus tard, il était là, sa silhouette baignée par la lumière des bougies. Le pouls de Sybille en prit un nouveau coup, et, la gorgée nouée, elle signala enfin sa présence en se redressant dans un bruissement d’étoffes, sortant de l’ombre où elle s’était réfugiée. Ce n’est que lorsqu’elle eut fait un pas vers lui qu’elle put enfin voir son visage et sur celui-ci, un air sombre qui l’arrêta tout net.
« Vous vouliez me voir… ? se contenta-t-elle de lâche, de désespoir de n’avoir autre chose à dire. »
Si elle s’appliquait à garder un masque indéchiffrable, sa gorge s’était brusquement nouée. Face à lui, alors qu’elle ne pouvait s’empêcher de le dévisager, elle sentait déjà plus la morsure que la chaleur de l’espoir qui enveloppait son cœur. Une morsure pleine d’un venin redoutable, car elle avait beau sentir qu’il aurait fallu l’extraire dès maintenant, il coulait déjà insidieusement dans ses veines et de baume, n’attendait que quelques mots pour se faire poison.
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Henri de Champagne
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[Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée. Empty
MessageSujet: Re: [Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée.   [Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée. EmptyJeu 31 Oct - 1:41

Comment Henri avait-il pu simplement espérer obtenir un regard de Sybille de Déols ou lui dérober un baiser ? C'était ce reproche muet que sa conscience lui adressait en son for intérieur, cette conscience qu'il avait pourtant aveuglée et bâillonnée durant des semaines pendant lesquelles il s'était complu dans un espoir vain et une mélancolie qu'il jugeait désormais écœurante et qui lui donnait la nausée. N'aurait-elle pas pu parler avant, lui rappeler qui était cette femme dont il s'était épris ou se taire à jamais, se crever les yeux pour qu'il ne puisse jamais se rendre compte de quelle indignité il s'était rendu coupable ? Pourquoi cette conscience se complaisait-elle à lui remémorer à chaque instant sa bassesse et la faiblesse de sa volonté, lui qui, après avoir formé tant de bonnes résolutions, s'était rendu jusque dans les appartements de la dame pour s'enivrer de sa présence jusqu'à en commettre un irréparable péché, ce baiser qu'elle ne devait pas avoir non plus oublié ? N'était-elle donc là que pour le mortifier de ses propres actes, comme un châtiment encore plus cruel, une torture plus douloureuse que le regard chargé des reproches des autres et de ceux que l'on décevait ? Cette femme pour laquelle son cœur battait, pour le souvenir de laquelle seul il souhaitait vivre, elle n'était plus Sybille de Déols depuis plusieurs mois. Elle n'était plus la veuve de son vieil ami Abo qui, dans son dernier souffle, lui avait demandé de veiller sur elle. Elle n'était plus la mère de son jeune filleul pour lequel elle sortait les griffes lorsqu'un seigneur trop ambitieux venait rôder d'un peu trop près de ses terres. Elle n'était plus cette jeune femme dont le visage s'éclairait à la vue d'un manuscrit qu'il lui avait offert, ni celle dont il admirait les traits, la grâce ou la beauté. Non, elle n'était plus rien de tout cela, elle était désormais l'épouse du comte de Blois, elle était la maîtresse de ces lieux, comme si, en épousant Thibaud, elle avait renié ce qui avait constitué son identité et qui aurait permis à Henri de l'aimer. Et la scène qui se déroulait sous les yeux du jeune homme, celle qui lui serrait la gorge parce qu'il aurait tout donné pour se trouver à la place de son propre frère, ne faisait que rendre sa conscience encore plus envahissante, tel un martèlement qui aurait empli son crâne, submergé toutes ses pensées. Ce même martèlement qui lui donnait envie de se taper la tête contre le mur dans l'espoir qu'un peu plus de souffrance l'aiderait à oublier la fissure de son cœur. Ce cœur endolori était partagé entre le regret terrible de ne pas avoir su écouter sa conscience tant qu'il était encore temps, tant qu'il n'avait pas ouvert les yeux sur le feu qu'il nourrissait en lui-même et qui en avait profité pour le consumer entièrement et celui de ne pas avoir étranglé cette conscience, l'avoir détruite jusque dans ces fondements alors que c'était elle qui selon les dires de leurs pères rendait les hommes meilleurs. Oh oui, il aurait presque souhaité ne pas avoir à se soucier de son âme ou de son honneur, il aurait aimé pouvoir rejeter tout ce que Bernard lui avait enseigné pour vivre son péché car il lui semblait qu'il était le seul à le rendre heureux et cette pensée le terrifia. L'aimait-il donc assez pour en oublier tous ses principes ? L'aimait-il assez pour n'être qu'une ombre que l'homme qu'il était, pour ne plus être digne de cet amour lui-même, pour n'offrir à Sybille qu'une silhouette qu'elle ne pourrait que détester ? Le feu qui le consumait pouvait détruire sa conscience et tout ce qui faisait de lui un homme, briser tous les repères qui l'avaient constitué jusqu'à présent. Et pour la première fois depuis qu'ils avaient dansé tous les deux à Provins, il sut à quel point il était amoureux mais aussi à quel point il devait en avoir peur car il ne pouvait plus rien maîtriser. Il avait suffi de cette musique à Blois pour qu'il se rende enfin compte que cet amour était condamné par avance et qu'il devait le réprimer. Et quand elle stoppa enfin de retentir dans les airs, sous les applaudissements d'un public ravi, il semblait à Henri qu'elle continuait de retentir dans son esprit tourmenté, lui demandant de manière lancinante comment il avait osé espérer être aimé en retour de la comtesse de Blois.

Sa résolution était désormais prise, il était persuadé d'accomplir ce qu'il fallait et plus aucun espoir déplacé n'était venu mordre son cœur au moment où il avait demandé à son fidèle Brienne de lui arracher une entrevue secrète avec la comtesse, sans imaginer un instant que le chevalier s'était mépris sur les intentions de son seigneur, trop occupé à laisser son regard se perdre dans un vague qui lui semblait constituer désormais son existence même. Quelques semaines plus tôt, quelques heures seulement, il se serait laissé bercer par la perspective d'avoir la chance de pouvoir admirer l'animation des traits de Sybille pour lui et lui seul, il se serait sans doute noyé dans ses yeux bleus en espérant de ne plus jamais devoir refaire surface, il aurait tout fait pour faire mine de frôler sa main si blanche de manière involontaire, mais il ne pouvait désormais plus oublier qu'une ombre se dressait entre eux. Cette même ombre qui avait entraîné la silhouette de la dame à l'écart du groupe à la fin de la danse pour échanger quelques mots en sa compagnie, ombre floue dans le champ de vision d'Henri car tout défilait devant lui sans qu'il ne put rien distinguer sinon des formes indistinctes et colorées, accompagnées d'éclats de voix et de rires, curieux contraste avec son propre désespoir et son envie de se frapper lui-même jusqu'à avoir trop mal pour ne plus rien ressentir, pour en oublier la souffrance même. Ou laisser se fermer ses yeux sur une obscurité salvatrice qui ne pourrait ni tenter de deviner ses sentiments sur ses traits, ni le juger. Un instant, il eut peur d'avoir les larmes aux yeux mais il cligna plusieurs fois les paupières et sa vision redevint normale même s'il était toujours ébloui par le faste de ces festivités auxquelles il se sentait étranger. Au centre de la piste de danse, des couples virevoltaient avec entrain, des mains se joignaient, des gorges blanches se dévoilaient, des joues rosissaient mais aucune de ces femmes aussi belles, aussi parées ou désirables soient-elles ne pouvait rivaliser avec l'attrait qu'exerçait sur lui la dame Sybille et invariablement, les yeux d'Henri se tournèrent vers l'endroit où elle devait être, comme si elle était encore et toujours son unique point de repère, son roc dans cette assemblée décidément bien hostile. Mais Sybille était dissimulée par la large stature de son époux qui s'était tourné vers elle pour lui parler et la gorge d'Henri se noua. Il ne pouvait se permettre d'être jaloux de son petit frère. Cet homme qui l'avait menée à l'autel, qui déposait sa paume sur la hanche de la jeune femme, qui la mènerait peut-être jusqu'à sa chambre ce soir-là, cet homme, ce n'était pas son rival ou son ennemi, il ne pouvait le mener hors de la salle pour le défier en duel, il ne pouvait bafouer son honneur, c'était son petit frère. Le petit gamin brun qui l'avait suivi partout dans leurs jeunes années, qui avait toujours voulu bien faire devant le jugement de leur père, celui avec lequel il s'échappait de sa chambre pour explorer les couloirs durant la nuit, celui avec lequel il avait rêvé à haute voix de conquêtes et de gloire. Des années plus tôt, il avait fait le serment à sa grand-mère que jamais rien ne pourrait les séparer, pas même les complots ou la politique, que toujours les aînés veilleraient sur les cadets, que les liens familiaux seraient si forts qu'aucun couteau ne pourrait les rompre. Il aurait préféré mourir que de trahir Thibaud, il aurait volontiers tranché sa propre gorge comme ces héros de l'Antiquité plutôt que de lui planter un couteau dans le dos. Et pourtant. Pourtant Sybille avait tout remis en cause en l'espace d'une apparition dans leurs vies. Il lui avait suffi de briller comme l'étoile qu'elle était, de laisser un sourire rayonnant illuminer son visage pour qu'Henri en oublie ses devoirs tout comme l'amour qu'il portait à son frère. Était-elle assez puissante pour détruire les liens sacrés qui réunissaient les frères Blois, cette enchanteresse ? Était-elle de cette race de femmes qui mettaient à feu et à sang des contrées entières parce qu'elles enflammaient le cœur de bien des hommes par leur beauté et leur fierté ? Oh oui, Henri aurait pris bien des armes pour conquérir cette Hélène de Troie mais il en était incapable contre son propre petit frère. Il aurait voulu combattre à ses côtés, non contre lui, il ne pouvait lui porter le moindre coup sans prendre conscience avec horreur que c'était son propre sang qu'il faisait couler. Tout ce qu'il avait accompli jusque-là, les attentions dont il avait fait preuve envers Sybille, les présents qu'il avait tenus à lui faire, tout jusqu'à ce baiser auquel il avait pris tant de plaisir, tout n'était que trahison et il aurait souhaité pouvoir tout arracher et tout effacer. Mais il était impardonnable.

Malgré la noirceur de ses songes, le comte de Champagne vit distinctement le jeune couple comtal en terminer avec leurs messes basses pour se rapprocher de la table d'honneur et fit mine d'être plongé dans une conversation avec le vicomte de Chartres pour se donner une contenance, tout en remplissant à nouveau son verre de vin. Les deux jeunes gens marchaient côte à côte en distribuant sourires et paroles aimables et Henri se prit à penser que quelque chose clochait dans cette scène aux apparences si parfaites. Ce qui n'allait pas, c'était lui. Lui, le grand frère aux apparences bienveillantes qui portait un regard bien peu honorable sur l'épouse du comte, lui qui était de trop. Il avait beau avoir reçu l'hommage de Thibaud, il eut soudainement l'impression de n'être plus à sa place à Blois, dans le château de son enfance, là où avait grandi le petit chevalier qu'il avait été jusqu'à être l'homme misérable de ce jour. Cette cérémonie qui aurait dû rappeler à tous qu'il était le véritable maître des lieux et que Thibaud tout comme Étienne à Sancerre tenait son pouvoir de lui venait de l'exclure définitivement. Il n'était là que le « Champenois », l'étranger qui ne pouvait pas faire la fête comme tout le monde. S'il n'avait pas sa place dans cette ville, il n'avait pas non plus sa place dans le cœur de Sybille, il ne pouvait en aucun cas y prétendre, car il n'était rien pour elle sinon ce lointain beau-frère, le parrain de son fils. Rien d'autre qu'un étranger après tout. Il se devait donc de partir, rendre son harmonie à cette fête qu'il gâchait par sa seule présence et détruire le mal qu'il éprouvait jusqu'à ses racines, combien même celles-ci s'enracinaient profondément dans son cœur. Il les arracherait de manière systématique comme ces mauvaises herbes que les paysans courbés ôtaient de leurs champs pour rendre la terre plus féconde. Seulement dans son cas, il avait la sensation que cette action ne pourrait que le laisser sec et meurtri, incapable d'aimer à nouveau. Sybille était comme une part de lui-même, elle était à la fois le meilleur qu'il pouvait offrir tout comme le pire et en la déchirant de lui, il ne resterait plus que l'homme terne et moyen qui sommeillait en lui, incapable de gloire et d'honneur, cet homme qui n'était plus un reliquat exsangue de tout ce qu'on lui avait ôté. Il était le seul à pouvoir se détruire lui-même mais il méritait cette souffrance. Cette situation qu'il subissait, il l'avait forgée de ses mains, il était l'artisan de sa propre déchéance et c'était peut-être cette pensée-là qui était la plus douloureuse. Il ne pouvait élire de bouc-émissaire sur lequel il aurait pu déchaîné une colère salvatrice, il ne pouvait haïr Thibaud qui était dans son plein droit, et encore moins Sybille combien même elle l'avait enchaîné si solidement qu'il ne pouvait plus que se délivrer en laissant derrière lui des morceaux entiers de lui. Non, l'unique personne à laquelle il pouvait en vouloir, c'était lui-même. Il avait insisté des mois, des années peut-être pour que Sybille puisse épouser son petit frère, il avait tout fait pour la conduire à l'autel funeste sur lequel on avait marié le jeune couple et sacrifié les amours d'Henri, et tout cela, il ne l'avait pas accompli de manière irréfléchie, il n'avait juste pas prévu que ce cœur indiscipliné s'en mêlerait. Il se détestait. Il se détestait avec une violence qu'il n'avait jamais éprouvée auparavant, lui, le jeune homme calme et souriant. Il se détestait parce qu'il connaissait toute l'étendue de sa faute et de son erreur, il savait mieux que quiconque à quel point il était détestable. La dernière gorgée de son verre lui apporta un étourdissement appréciable, mais ne fit pas disparaître cette nausée qui le rendait malade.

La comtesse de Blois, désormais installée à ses côtés, s'attacha dans un premier temps à ne pas s'adresser à lui, ce qui laissa à Henri le temps de se composer un visage affable et de retrouver son éternel sourire qui lui arracha un effort qui ressemblait terriblement à de la torture. Il avait plaqué un masque grimaçant sur ses traits et il lui fallait désormais jouer une pièce de théâtre malsaine jusqu'au moment où il pourrait enfin s'expliquer avec la jeune dame, une pièce de théâtre dont le public devait être entièrement dupe, une illusion qui se fonderait dans la réalité jusqu'à devenir la réalité elle-même. Cela lui permis d'avoir l'air parfaitement naturel lorsque Jacques de Chacenay, l'un de ses plus fidèles chevaliers s'approcha de la table pour saluer Sybille de Déols et lui demander ce qu'elle avait pensé de son voyage en Champagne. Henri aurait volontiers poursuivi une discussion sans intérêt avec n'importe qui mais le vicomte avait cédé aux insistances de son épouse qui voulait danser et il se retrouva bon gré mal gré contraint d'écouter la conversation de Chacenay avec Sybille. Un instant, il songea qu'il aurait pu s'éloigner pour inviter une quelconque demoiselle à rejoindre la farandole, comme une jeune beauté blonde qu'il repéra au loin, mais il ne s'en sentit pas la force ni le courage et il subit comme un martyre l'évocation de ce séjour pendant lequel il avait été si insouciant alors que ce n'était que le début de son chemin de croix.
- C'était un périple très... Agréable, finit par répondre la jeune dame après un instant de silence qu'Henri ne sut interpréter, je... Je suis contente d'avoir vu l'une de vos foires de mes propres yeux.
Elle avait terminé sa phrase en se tournant vers lui et il fut contraint de se retourner vers elle pour hocher la tête face à cette manifestation d'enthousiasme, en un geste à la fois poli mais distant. Il fut presque surpris de la voir toujours aussi jolie alors que son visage reflétait pourtant tous les errements du cœur d'Henri et il ne sut si elle était créature du diable, tentatrice suprême ou si elle était un ange, car toute beauté venait de Dieu et il était certain que nulle autre n'était son égale. Aucune flétrissure ne pourrait la noircir alors qu'il était, lui, indigne d'elle, tout couvert des cendres de sa propre combustion. Il s'empourpra légèrement au souvenir de leur visite de la foire, mais il réprima avec violence les images qui s'imposaient à lui, celles d'un léopard ou d'une caresse dans une nuque tout en constatant que Chacenay les avait laissés seuls et qu'un silence gêné s'était installé entre eux. Les pupilles d'Henri se posèrent à nouveau sur les danseurs puis sur son verre, vide, qu'il triturait de ses paumes, comme si ses doigts étaient fascinants. Lorsqu'il se rappela que ces mêmes doigts avaient glissés dans les cheveux de Sybille ou sur ses hanches, il lâcha le verre de métal avec horreur, comme brûlé par les flammes d'un Enfer intérieur.
- C'était une... belle cérémonie, finit par lâcher Sybille en le regardant à nouveau.
Il lui en fut reconnaissant de tenter à tout prix de chercher un sujet de conversation neutre, quelque chose qui pourrait effacer la gêne entre eux mais il n'avait là rien à répondre de particulier et il se contenta de la féliciter pour les excellents préparatifs.
- C'est là une fête particulièrement grandiose dont on se souviendra longtemps, affirma-t-il d'un ton ferme avant de poursuivre d'un ton léger qui contrastait avec la lourdeur de son cœur : je pourrais presque soupçonner que Thibaud cherche à rendre son frère jaloux de tant de magnificence, il ne faudrait pas que j'en prenne ombrage pour autant !
Il conclut ces paroles par un sourire mais le silence s'installa encore jusqu'à ce que Sybille se lance à nouveau :
- Vous ne m'avez pas parlé d'Aymeric. Comment va-t-il ?
Le comte de Champagne lui avait en effet promis de lui parler du petit garçon mais c'était avant qu'il ne se laisse aller à ce baiser, c'était avant qu'il ne prenne la résolution de durcir son cœur et il se prit à penser que tout aurait été peut-être différent s'il n'avait pas commis cet affreux péché auquel elle avait répondu. Au moins, ses sentiments seraient-ils restés secrets et aurait-il pu garder le voile de l'innocence qui lui seyait bien mal.
- Votre fils a fait de nombreux progrès en si peu de temps, je l'ai vu peu avant mon départ à Provins lorsque j'ai organisé les funérailles de mon père, répliqua toutefois Henri, un mince sourire aux lèvres, il s'attache à donner le meilleur de lui-même pour égaler les chevaliers de son entourage, et il est toujours volontaire pour accomplir les tâches, je crois qu'il a pris très au sérieux l'idée d'apprendre à combattre les dragons. Évidemment sa mère lui manque mais...
Ce fut au moment même où le jeune comte se disait qu'il se devait d'éviter de prononcer ce genre de parole dont le double-sens lui paraissait trop évident qu'une main se posa sur son épaule, le faisant violemment sursauter comme s'il venait d'être pris en faute. Ce qui n'était pas loin d'être le cas car la voix de Thibaud s'éleva bientôt derrière lui.

- Et bien, comment se fait-il que vous soyez encore assis tous les deux ? S'écria le comte de Blois dans un éclat de rire, tu n'invites pas mon épouse à danser, mon frère ? Voilà qui m'étonne de toi, tu manques à tous tes devoirs de chevalier !
Henri feignit un air amusé en réponse mais il sentit distinctement la jeune femme se raidir à ses côtés et il se demanda encore une fois si son frère n'en savait pas plus qu'il voulait bien le montrer. N'était-ce pas là une sorte de défi pour le mettre à l'épreuve ? C'était stupide, décréta Henri en tendant la paume vers Sybille, pourquoi Thibaud se douterait-il de quelque chose ? Était-il donc si coupable pour se sentir mal à chaque expression de son propre cadet ? Mais bientôt ces réflexions disparurent pour laisser place à la danse en elle-même et avec un malaise grandissant, le jeune homme guida la dame jusqu'à la piste puis dans les premiers pas, plus lents et presque langoureux. C'était lors d'une danse qu'il était tombé amoureux de Sybille, qu'il s'était senti assez libre pour laisser éclater à sa propre conscience la passion qu'il éprouvait pour elle mais rien dans cette farandole qui avait tout d'une mascarade ne lui rappelait cet instant. Bien sûr, à mesure des figures, ils se rapprochaient ou s'éloignaient, ils joignaient leurs mains un peu tremblantes mais entre eux avait surgi l'ombre de Thibaud, ce même Thibaud dont le regard les transperçait, comme autant de coups d'épée. Henri avait l'impression de s'offrir, désarmé, face à une armée d'ennemis, portant seulement l'étendard de sa traîtrise qu'il n'osait même pas revendiquer fièrement. Alors qu'à Provins, il avait profondément désiré la serrer contre lui, rapprocher son visage du sien pour échanger un tendre baiser, là, à Blois, il ne voulait que la voir s'éloigner et aller transporter la macule de leur honte ailleurs que sous les yeux de toute l'assemblée. Une telle danse au rythme calme appelait à la conversation et pour détendre l'atmosphère, Henri fit remarquer à la jeune femme qu'elle avait bien progressé depuis ses quelques essais malencontreux en Champagne. Chacun de ses mots, chacun de ses sourires chaleureux qui lui étaient pourtant habituels lui coûtaient bien plus qu'une blessure à vif lors d'une bataille. Chacun d'entre eux le ramenait à ses résolutions. Jamais autant il ne détesta une danse et dès qu'il le put, dès que les dernières notes se firent entendre, il salua respectueusement Sybille et l'abandonna à Jacques de Chacenay qui se trouvait non loin et qui avait visiblement envie de réitérer son expérience de Bar, soulagé de s'éloigner un instant de l'objet de tout son désir. Il avait soudain l'impression d'étouffer. Comment en supporter davantage ? Comment ces gens pouvaient-ils continuer à échanger des plaisanteries alors qu'il se trouvait si mal ? Il n'eut pas le temps de s'appesantir davantage car son frère le rejoignit pour lui demander si tout se passait comme il le souhaitait ce qui força Henri à retrouver son masque de bonne humeur. Ils échangeaient quelques nouvelles d’Étienne qui avait apparemment eu des difficultés à croire en la mort de leur père alors qu'il l'avait vu très en forme peu de temps auparavant quand la musique arriva  son terme et instinctivement, ils se tournèrent tous deux vers les danseurs. Sans un mot, ils tournèrent la tête vers Sybille qui s'inclina devant Chacenay avant de profiter de la confusion générale pour s'éloigner à grands pas, échanger quelques mots avec une de ses suivantes puis sortir de la pièce sans autre forme de cérémonie. Henri détourna les yeux mais Thibaud lui jeta un regard entendu et se pencha vers lui, comme pour lui confier un secret :
- Henri... Je ne voulais pas t'ennuyer avec cela mais j'ai quelques soucis avec mon épouse.
La gorge du comte de Champagne se noua brusquement et son cœur stoppa un instant sa course. Il ne répondit rien mais son frère dut interpréter ce silence comme un signe de connivence car il poursuivit sur le même ton :
- Nous avons quelques points de discorde, surtout à propos de Châteauroux, rien de grave, mais elle me bat froid et me refuse l'accès à ses appartements. Ce qui est peu pratique pour concevoir un héritier, tu peux le reconnaître !
- Pourquoi me parles-tu de cela ? Demanda Henri avec un peu trop de précipitation, tout en cherchant à lire dans les yeux bruns de Thibaud ce qu'il sous-entendait par cela et s'il cherchait à lui faire comprendre qu'il savait tout.
- Tu es l'ami de Sybille, tu sais peut-être comment je pourrais m'attacher ses grâces..., commença Thibaud avant de poursuivre sur un ton qui se voulait amusé mais que le jeune homme ne put s'empêcher de trouver ironique, et puis ne le nie pas, je sais que tu connais bien les femmes et tu sais davantage que moi comment leur plaire.
- Je ne dirais pas cela, répliqua son aîné avec un rire forcé, je connais assez mal dame Sybille au final et je ne saurais que te conseiller.
- Crois-tu que des cadeaux lui feraient plaisir ? Peut-être pourrais-tu même parler en ma faveur ? Le questionna le comte de Blois, si nous sommes désormais mariés, peut-être qu'une affection pourrait naître entre nous et...
Pris de nausées, se sentant trembler de tout son corps même son visage restait impassible sous l’œil scrutateur de son frère, Henri l'interrompit pour lui dire qu'il ne souhaitait pas se mêler davantage du couple qu'il formait avec la dame de Déols.
- Tu as bien assez fait, déjà, conclut Thibaud, amer, avant de s'éloigner sans ajouter une seule parole, laissant le comte éperdu au milieu de la salle, terrifié par la conversation qu'il venait d'avoir, blessé au plus profond de son être, partagé entre la volonté d'aller s'expliquer et celle de garder le secret si celui-ci en était toujours un. Mais une chose était certaine, il était désormais empli d'une résolution inébranlable, fortifiée par le geste que lui adressa Brienne au loin pour lui signaler que le rendez-vous avait été arrangé.

Le comte de Champagne resta encore quelques temps dans la fête, plus pour faire acte de présence que par une quelconque envie de s'amuser ou de discuter avec les vassaux du Blésois puis sur les conseils d'un Gauthier de Brienne dont il ne remarqua pas l'air ravi – ou qu'il mit sur le compte de ses retrouvailles avec la suivante de Sybille, il prétexta avoir un long trajet dès le lendemain matin pour s'éclipser à la suite de son chevalier.
- Tout est arrangé, disait celui-ci en le conduisant dans un dédale de couloirs qu'Henri avait rarement emprunté car il s'agissait là d'ailes réservées à des invités, la dame vous attend comme convenu.
Arrivé devant une porte, Gauthier s'arrêta et la désigna à Henri. Sans hésiter un instant, ce dernier poussa le battant puis le referma derrière lui, le cœur un peu battant. Il marqua néanmoins un temps d'arrêt à l'entrée de ce qui s'avéra être une chambre avec un immense lit bien fait, mais si ce détail aurait pu l'interroger sur les intentions de son vassal, il chercha avant tout Sybille du regard. La pièce n'était éclairée que par quelques bougies aux lueurs dansantes qui éclairaient de manière sinistre son air grave car son visage s'était enfin délesté de son masque pesant pour refléter ce qu'il ressentait. Un bruissement d'étoffes indiqua au jeune homme que la dame était présente et bientôt, elle apparut dans le cercle de lumière comme rejetée par l'ombre qui l'avait avalée l'instant d'avant. Tout faux-semblants s'étaient évanouis entre eux, comme si tout ce qui s'était produit entre le baiser et cet instant n'avait été qu'un sombre cauchemar, qu'une pièce de théâtre et qu'ils avaient enfin quitté la scène pour rejoindre les coulisses où l'on se déchirait tout autant. Son cœur manqua un battement mais il ne put que garder le silence face à la jeune femme qui lâcha uniquement, comme en désespoir de cause :
- Vous vouliez me voir... ?
Henri avait eu peur d'être de nouveau envahi par cette intense folie qui s'était emparé de lui la veille dans les appartements de la dame mais ce n'était plus le désir qui le dominait à présent, son esprit lui paraissait vide de toutes pensées claires. Il la trouva si petite et si fragile dans cette chambre mal éclairée qu'il n'eut qu'envie de la protéger et qu'il se détesta par avance de ce qu'il avait prévu de dire. Si on pouvait dire qu'il avait prévu quoi que ce soit car durant toute la soirée, il avait soigneusement évité de songer à cet instant qui marquerait officiellement le début de ses souffrances. Comment parler ? Comment arracher ces mots de sa bouche quand il aurait voulu lui dire qu'il l'aimait tout simplement ? Il la fixa quelques instants, puis sentant ses pupilles se remplir de larmes, il détourna les yeux pour que ce ne soit pas visible et débuta d'un ton plus assuré qu'il ne l'aurait imaginé :
- Si je voulais vous voir, ma dame, c'était uniquement pour vous demander pardon pour... Pour ce que j'ai accompli hier même si je suis conscient que c'est là un geste qui ne peut être excusé. Il est évident qu'il s'agissait là d'une erreur et j'en prends l'entière responsabilité.
Il eut un moment de pause pendant laquelle il chercha quoi ajouter puis releva les yeux vers elle, se morigénant intérieurement, se disant qu'elle méritait qu'on la regardât en face :
- Je suis un homme faible et je ne suis pas insensible à la chair, j'ai eu un moment d'égarement lié à la fatigue du voyage, sans compter que vous lisiez une histoire que j'aime beaucoup et que j'ai partagé auparavant avec ma dame de cœur qui me manque terriblement car son soutien m'est indispensable.
Sa voix faiblit légèrement sur la fin car c'était là un mensonge énorme et particulièrement cruel pour Sybille mais le jeune homme comprit soudain ce qu'il devait accomplir pour en terminer au plus vite avec la dame de Déols. Il ne s'agissait pas uniquement de tenter d'effacer son acte mais d'effacer tout ce qui aurait pu exister entre eux, jusqu'à de possibles sentiments qu'elle pouvait avoir pour lui et qui l'aurait conduite à répondre à ce baiser. Il lui fallait se résigner à se montrer d'une méchanceté qu'il trouvait déjà insoutenable pour se faire détester par la jeune femme. S'il la blessait, peut-être ne pourrait-elle que l'oublier et trouverait-il plus facile d'extirper l'amour de son cœur si la haine remplaçait ces sourires sur ce beau visage.
- J'espère que vous ne vous êtes pas méprise, lança-t-il d'une voix assez forte, je n'ai évidemment aucun sentiment pour vous, comment cela serait-il seulement possible ? Et croyez-moi, c'est la raison pour laquelle je suis le plus honteux de mon moment d'égarement, c'est que j'aime profondément ma dame restée à Provins et que je l'ai trahie. Hélas, elle est assez bonne et douce pour me pardonner.
Sans fléchir, en pleine lumière, bien campé sur ses jambes, Henri eut un court instant d'hésitation mais il prononça enfin les paroles qui devaient tout faire basculer, avec l'impression détestable de frapper une femme déjà à terre et il s'en voulut avec une telle violence qu'il se dégoûta lui-même :
- Je n'ai jamais eu pour vous que l'estime d'un protecteur, et si je suis devenu votre ami, c'était uniquement dans le but de vous voir épouser mon frère. Désormais, vous n'avez plus besoin de moi et cette situation est de toute façon assez gênante pour que nous cessions totalement de nous voir. Je suis désolé de vous décevoir, ma dame mais vous n'étiez sans doute pas dupe.
Il sentit nettement son propre cœur se fissurer et la douleur faillit le faire plier en deux mais il demeura imperturbable, comme si au final, toute cette souffrance était si insupportable qu'il ne pouvait même pas la saisir dans son intégralité et donc s'en rendre compte. Sa mâchoire se crispa uniquement et il comprit rapidement qu'il avait réussi son coup en jetant un œil au visage bouleversé de Sybille, il était parvenu à se faire haïr. Il venait de se sacrifier pour son frère qui ne le saurait jamais mais étrangement il n'en sortait en aucun cas grandi. Bien au contraire, il se sentait comme le plus misérable des hommes. Un court instant, comme un éclair, il se remémora la fin de l'histoire d'Atalante et Hippomène. Toute la sagesse du monde se trouvait dans les textes anciens, Ovide avait encore raison sur un point : l'amour n'apportait que son lot de souffrance et l'aiguillon du Cupidon qui inspirait l'affection était aussi une arme de mort.
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Sybille de Déols
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[Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée. Empty
MessageSujet: Re: [Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée.   [Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée. EmptySam 16 Nov - 1:51

Sybille pouvait bien lutter contre l’espoir, l’arracher à son cœur en forgeant à ce dernier une prison faite de raison, farouchement gardée par sa conscience, elle menait là une bataille perdue d’avance car la morsure de l’espoir était semblable à celle du serpent. Elle insufflait dans son âme un poison insidieux que chaque pulsation, chacun de ses souffles répandaient un peu plus irrémédiablement dans ses veines ; ce poison rampant contre lequel il ne se trouvait nul antidote assez puissant, pas même les grandes résolutions que pouvait former la dame de Déols, d’autant qu’elle avait été mordue au cœur et que plus rien ne pouvait désormais sauver ce dernier. Elle avait bien cru pouvoir trouver un remède en cédant aux appels de sa conscience, en extraire le venin qu’elle avait senti glisser en elle dès l’instant où, seule dans ses appartements encore tout pleins de la présence d’Henri, elle avait réalisé ce qui s’était passé, qu’il l’avait serrée contre lui et embrassée dans une étreinte qui continuait à la hanter, mais c’était mal connaître la fourberie de l’espoir qui, tel un serpent à la langue fourchue, alors même qu’il se dissimulait derrière le semblant de raison auquel elle prétendait revenir, lui sifflait de se souvenir de ce baiser dans son cou, de ces vers d’Ovide que le comte avait soufflé à son oreille, de son sourire alors que leurs regards s’étaient croisés lors de son arrivée, ramenant insidieusement à sa mémoire des images qu’elle aurait dû en effacer. Mais comment oublier ? Comment oublier que les traits du chevalier qu’elle aimait  s’étaient éclairés à sa vue, comme ils l’avaient parfois fait lors de son voyage en Champagne ? Comment oublier ce moment à Troyes où, débordant d’enthousiasme, il avait tenu à lui faire visiter le chantier de son palais ? Comment oublier cette foire à Provins où elle avait été si troublée de sentir ses doigts effleurer sa nuque alors qu’il lui attachait le collier qu’il venait de lui offrir ? Comment oublier la danse au cours de laquelle, pendant un court instant, ils s’étaient retrouvés l’un contre l’autre, où leur escapade dans le scriptorium de l’abbaye de Voigny et la main qu’il avait glissé sur sa joue après leur course effrénée sous la pluie ? Autant de souvenirs dans lesquels elle ne pouvait s’empêcher de chercher – et pire, de trouver un regard, un sourire, un geste qui pouvait lui laisser penser qu’elle ne laissait pas Henri indifférent, et que peut-être, il partageait les sentiments qui la dévoraient au point de l’embrasser, avec une passion qui gonflait toujours son cœur de joie, malgré la honte d’y avoir répondu qui s’y mêlait, maigre obstacle au poison qui, irrémédiablement, prenait un peu plus possession d’elle et qui, comme le serpent, avait silencieusement attendu, tapi dans l’ombre, de pouvoir porter la morsure fatale lorsque Cyrielle était venue glisser à sa maîtresse que le comte de Champagne souhaitait la voir. Il n’y avait dès lors plus de grandes et raisonnables résolutions derrière lesquelles  se dissimuler, plus d’antidote à chercher, seulement l’attente, car l’espoir ne disparaissait que lorsqu’il était comblé ou à l’inverse, comme le poison, il foudroyait une fois déçu, ne laissant derrière lui que les regrets et la douleur d’avoir osé espérer. D’avoir cédé à cette impatience angoissée et fébrile qui faisait que Sybille avait bien du mal à s’empêcher de faire les cent pas, ne sachant si elle devait attendre ou redouter de revoir Henri alors que son cœur, lui, rongé par le venin d’un serpent trop vicieux pour être déjoué, battait toujours un peu plus vite à l’idée de se trouver de nouveau face à lui. Il avait souhaité la voir, sifflait toujours la même petite voix pernicieuse, peut-être ne l’aimait-elle pas en vain.

Appuyée contre le mur, la jeune comtesse de Blois, bras croisés contre sa poitrine comme pour se protéger des doutes qui l’assaillaient, était en proie à une vive agitation qu’une obscurité bienvenue dissimulait, quoi qu’elle fût encore seule. Elle avait fui la lumière, comme si la lueur vacillante des quelques bougies qui brûlaient pouvait exposer aux ombres qui dansaient sur les murs l’étendue de ses sentiments, l’ardeur de l’amour, la force de la honte, la puissance de l’espoir entre lesquels elle oscillait dangereusement et qui se lisaient tour à tour ses traits dénués de leur masque d’indifférence. Elle songea avec amertume que les chansons des trouvères qui se targuaient de mettre des mots sur les tourments de l’amour n’approchaient que de très loin l’abîme qui s’était creusé en son cœur et dans lequel elle menaçait de se précipiter, si elle n’y avait pas déjà entamé une chute sans fin. Il n’y avait pas de mot pour décrire son trouble, ils étaient toujours trop fades, trop faibles, trop légers, les sentiments qui se heurtaient en elle étaient bien trop violents pour être décrits avec de simples paroles, communes à tous les mortels, et soudain, la dame qui avait jusque là toujours su conserver tout son empire sur elle-même s’en effraya. Elle s’effraya de la passion qui la consumait, et semblait capable de l’emporter à tout instant, de la pousser aux pires erreurs, d’occuper toutes ses pensées avec l’image d’Henri creusant la douleur de son absence lorsqu’il n’était pas là, ou celle de ne pouvoir l’aimer lorsqu’il se trouvait à ses côtés. Elle s’effraya de ce à quoi elle était réduite, à se raccrocher avec le désespoir du naufragé à un espoir traître, qu’elle aurait dû abhorrer mais qui lui semblait pourtant parfois comme un baume dont elle pouvait panser ses blessures et dont elle ne voyait pas qu’en user, même avec réserve, mais en craignant de s’en étouffer, c’était appliquer elle-même sur ses plaies un venin qui, sous l’apparent et éphémère soulagement qu’il procurait, ne pouvait que s’y glisser et la ronger. Elle s’effraya car ces sentiments trop puissants dont elle avait jusqu’alors toujours veillé à se garder, elle n’avait plus rien pour s’en défendre, elle s’y était livrée, pieds et poings liés et elle ne pouvait plus qu’attendre, fébrile, cette entrevue avec le comte qui déciderait de leur sort – et du sien. Etourdie par ses propres songes, Sybille ferma un instant les yeux, la tête appuyée contre le mur sur lequel elle était adossée, prit une longe inspiration comme si ce simple geste pouvait lui suffire à remettre de l’ordre dans ses idées troublées, et resta dans cette position jusqu’à ce que quelques bruits de pas ne la poussent à se redresser, et à remercier une fois de plus l’ombre bienveillante qui dissimulait ses traits sur lesquels il lui semblait qu’on pouvait lire tout son trouble et qui cédèrent un court instant à l’amour et à l’espoir lorsque le comte de Champagne pénétra dans la chambre et qu’elle vit sa silhouette se détacher dans la lueur tremblante des bougies. Pendant quelques courtes secondes, elle songea qu’elle aurait voulu rester là, dans le noir, telle l’une de ces ombres qui dansaient sur les murs, afin de pouvoir se repaître de ses traits, comme si quelque chose lui soufflait déjà qu’il ne pouvait y avoir d’issue heureuse à cette entrevue. Saisie d’une angoisse bien tardive, elle hésita, mais dut bien se résoudre à quitter l’obscurité salvatrice et à laisser la traîtresse lumière s’emparer d’elle. Traîtresse car à l’instant où elle baignait le visage de la dame, elle révélait à celle-ci celui d’Henri, et l’air sinistre qu’elle put y saisir serra brusquement le cœur de la jeune femme. Brusquement, alors qu’elle restait sans voix face à cet homme qu’elle ne pouvait aimer, elle se souvint de la résolution qu’elle avait formée la veille, celle-là même qu’elle avait confiée à la nuit, dans la solitude de ses appartements. Brusquement, elle se souvint avec quelle force, et pourquoi, cédant aux appels de sa raison, elle s’était promis de ne pas nourrir le moindre espoir.

Face au silence qui s’était installé, la voix de Sybille s’éleva presque faiblement et elle s’en voulu de ne pouvoir montrer autant d’assurance qu’elle l’aurait voulu. Même si ses traits s’étaient à nouveau couverts du masque de froideur qui leur était coutumier, elle avait la sensation que le chevalier pouvait lire en elle comme dans un manuscrit, qu’il suffisait qu’il posât sur elle ce regard qu’il avait détourné pour saisir la violence de son agitation, comprendre le sens de cette raideur dont elle ne pouvait se départir, de cette main qui s’était crispée sur l’étoffe de sa robe, cette même main qu’il avait serré dans la sienne la veille. Mais le jeune homme qu’elle avait face à elle ce soir n’avait plus rien du chevalier devant lequel elle était restée muette jusqu’à ce qu’Ovide ne lui rende la parole, et si son cœur avait repris sa danse infernale dans sa poitrine sous l’effet d’une dernière morsure de l’espoir, la gorge de la dame de Déols se serra car elle pressentait soudain, avec une douloureuse acuité, ce qui allait suivre.
« Si je voulais vous voir, ma dame, répondit enfin Henri d’une voix assurée, c'était uniquement pour vous demander pardon pour... Pour ce que j'ai accompli hier même si je suis conscient que c'est là un geste qui ne peut être excusé. Il est évident qu'il s'agissait là d'une erreur et j'en prends l'entière responsabilité. »
Le coup laissa Sybille sans voix, et s’abattit sur elle avec d’autant plus de violence qu’elle aurait dû s’y attendre, mais jusqu’à la dernière seconde, s’était complu dans trouble dangereux, qui ne faisait pas la moindre place à la raison. Le nœud qui s’était formé dans sa gorge se resserra au point de lui couper le souffle, tandis que dans son cœur, ses veines, son âme, partout dans son être, l’insidieux serpent qui l’avait mordue révélait tout son ouvrage et à l’image de l’espoir, disparaissait, pour ne laisser derrière lui que de multiples morsures. Le venin avait fait son œuvre et il foudroya Sybille avec une force mortelle, faisant naître dans son regard un vif éclat de douleur. « Il s’agissait là d’une erreur », ces quelques mots qu’elle avait si souvent pensé mais dont elle n’avait pas réussi à se convaincre lui semblèrent résonner avec une force démesurée dans la grande chambre. Une force qui n’aurait jamais dû leur être permise car ils emportaient avec eux tout ce qui comptait aux yeux de la jeune femme qui, muette, n’eut pas même le courage de détourner les yeux et laissa à ceux d’Henri tout le loisir d’y deviner avec quelle justesse il venait de frapper.
« Je suis un homme faible et je ne suis pas insensible à la chaire, poursuivit pourtant celui-ci, comme pour enfoncer un peu plus le poignard dans la plaie, j'ai eu un moment d'égarement lié à la fatigue du voyage, sans compter que vous lisiez une histoire que j'aime beaucoup et que j'ai partagé auparavant avec ma dame de cœur qui me manque terriblement car son soutien m'est indispensable. »
Ce fut la nausée, qui, cette fois, vint s’emparer de la comtesse. Pâle, elle recula d’un pas pour trouver derrière elle un haut et large coffre sur lequel s’appuyer, car il lui semblait confusément qu’elle perdait pied, quand il n’aurait fallu afficher que froideur et indifférence. Mais comment s’y résoudre, quand la douleur qui avait pris possession de tout son être ne lui permettait pas même de répondre, de prononcer les mots qui auraient pu rendre cette conversation tout à fait évidente, et dissimuler les ravages d’un coup violent, qu’il parvenait même à rendre cruel, car ce court intense de bonheur pur qu’elle avait cru vivre lorsqu’elle avait enfin senti ses lèvres contre les siennes, qui l’avait hantée durant des heures et la hantaient encore, il n’était qu’illusion, le pâle reflet de ce qu’Henri avait partagé avec une autre. Sans doute Sybille aurait-elle pu se mettre en colère, mais ni l’indignation ni la jalousie n’étaient assez puissante pour dépasser la brûlure du venin qu’elle avait laissé courir dans ses veines et commençait maintenant son horrible mais véritable ouvrages, la laissant hébétée, sans souffle ni voix face aux paroles du comte.
« J'espère que vous ne vous êtes pas méprise, je n'ai évidemment aucun sentiment pour vous, comment cela serait-il seulement possible ? lança-t-il, allumant un nouvel éclat dans les yeux de Sybille. Et croyez-moi, c'est la raison pour laquelle je suis le plus honteux de mon moment d'égarement, c'est que j'aime profondément ma dame restée à Provins et que je l'ai trahie. Hélas, elle est assez bonne et douce pour me pardonner. »
La jeune dame acheva de se décomposer, et ses mains se crispèrent un peu plus sur le coffre. Le visage baigné dans une sorte de clair-obscur vacillant, elle prit enfin totalement conscience de ce que signifiaient tous ces mots qui lui semblaient autant de coups de poignard. Il ne l’aimait pas. Si ses répliques précédentes ne laissaient pas là-dessus le moindre doute possible, le mot était toutefois lâché. Elle aimait en vain, s’était gonflée d’espoir en vain, alors qu’elle n’avait été en cet instant qui l’avait tant troublée qu’un pis-aller que son amour avait aveuglé. C’était plus qu’il n’en fallait pour la laisser à terre, au plutôt au bord d’un gouffre sans fin dans lequel elle ne manquerait pas de tomber, mais il fallut qu’Henri l’y pousse lui-même et alors qu’elle baissait enfin les yeux, il reprit la parole.
« Je n'ai jamais eu pour vous que l'estime d'un protecteur, et si je suis devenu votre ami, c'était uniquement dans le but de vous voir épouser mon frère. Désormais, vous n'avez plus besoin de moi et cette situation est de toute façon assez gênante pour que nous cessions totalement de nous voir. Je suis désolé de vous décevoir, ma dame mais vous n'étiez sans doute pas dupe. »
Aurait-il renoncé aux coups de poignard pour lui arracher le cœur de ses propres mains que la douleur qui flamba une nouvelle fois dans tout l’être de Sybille n’en aurait pas été plus violente. En un éclair, elle se remémora tous les souvenirs qui l’avaient assaillie quelques minutes plus tôt, ces sourires, ces gestes, ces mots, tous ces moments qu’ils avaient partagé en Champagne, ou même avant, et dans lesquels elle avait cru pouvoir lire que ses sentiments n’étaient pas sans retour. Brusquement, à la douleur s’ajouta la sensation d’avoir été jouée. Elle n’avait pas rêvé cette course sous la pluie, pas plus que la main qui avait effleuré sa joue ce jour-là, n’étaient-ce donc là que des tromperies ? Une manœuvre alors même qu’elle était déjà mariée à Thibaud ? Lentement, dans le silence lourd qui s’était installé, Sybille redressa la tête, pour darder sur Henri un regard qui ne la trahissait plus par son égarement, mais par la noirceur des traits qu’il lançait. Si ce qu’il disait était vrai, alors elle n’avait pas seulement été dupe, mais elle s’était montrée d’une naïveté affligeante et le comte, quant à lui, l’avait bien trompée. A cette idée, c’est un élan de haine qui soudain, l’étouffa.

Ce n’est que lorsqu’elle croisa le regard du jeune homme qu’elle prit conscience du silence dans lequel ils se trouvaient, sans savoir s’il avait duré ou non. Avec effroi, elle réalisa qu’il lui fallait désormais parler, trouver des mots qu’il lui semblait qu’elle n’avait pas la force de prononcer, et se défendre contre des attaques qui l’avaient pourtant déjà achevée, et laissaient son cœur arraché à sa poitrine gisant sur le sol, agité de quelques derniers soubresauts d’agonie et qu’il lui fallait encore piétiner elle-même. Puisant dans une force qu’elle ignorait posséder, pourtant, elle se redressa pour faire face au comte, et soutenir son regard, comme la froide et indifférente comtesse de Blois qu’elle n’était pas.
« Rassurez-vous, comte, lâcha-t-elle, soutenant chaque mot dans un violent effort, vous n’avez jamais dupé personne. Je sais ce que vous cherchiez. »
L’ironie, le cynisme de cette réplique lui tira une grimace crispée, mais elle ne céda pas et c’est toujours avec l’apparence de l’assurance retrouvée qu’elle se força à soutenir son regard, faisant fi de la souffrance qui accompagnait chacune de ses paroles.
« Votre absence de sentiments à mon égard est bienvenue, je n’en ai jamais douté… J’ai bien assez à faire avec les soupçons absurdes de votre frère. Je suis soulagée de vous l’entendre dire, poursuivit-elle en détournant les yeux. »
Comment pouvait-il croire un mot de ce qu’elle disait ? Comment pouvait-elle espérer qu’il ne devinât pas dans son regard, la faiblesse de sa voix sur ses derniers mots, dans sa simple attitude qu’elle était tout simplement incapable de lui dire que la réciproque était vraie, qu’elle n’avait pour lui aucun sentiment qui aurait pu expliquer ce baiser qu’elle lui avait rendu quand la passion qui la consumait brûlait en elle plus douloureusement que jamais, attisée par l’espoir déçu et son venin mortel ? Elle aurait voulu affirmer à son tour qu’elle ne l’aimait pas, qu’elle n’avait fait que feindre une amitié intéressée mais alors qu’elle ouvrait la bouche, les mots se dérobèrent à elle et elle ne put en prononcer un seul. Au lieu de cela, devant sa propre impuissance, c’est un élan de colère qui l’emporta.
« Sortez d’ici, égarez-vous ailleurs, je ne veux plus vous voir, ordonna-t-elle sèchement. Allez donc chercher le pardon auprès de votre dame… Adieu, comte. »
Elle se retint d’ajouter qu’elle espérait pour lui qu’il parviendrait à ce que ses excuses soient entendues à Provins car, pour sa part, il lui semblait qu’elle ne pourrait jamais lui pardonner. Et c’est en silence, dardant sur lui deux prunelles glacées, droite, soutenue par un reste de dignité, qu’elle l’observa tourner les talons. Pas un instant elle ne détourna le regard, comme si elle avait besoin, pour soutenir sa colère, de se souvenir que c’était bien elle qui venait de lui ordonner de la quitter et comme si, surtout, elle prenait lentement conscience que c’en était désormais terminé. Ils ne se reverraient plus, ou furtivement, froidement, comme de simples étrangers. Cette idée supplanta bientôt la colère, l’élan de haine qu’elle avait sentit monter en elle et avant même qu’il n’ait posé la main sur la poignée de la porte, elle ressentit avec une douleur insupportable la distance qui les séparait et s’agrandissait chaque seconde qui passait, et deviendrait définitive dès l’instant où il aurait passé le seuil de cette chambre si mal choisie. Mais à quoi bon le regretter, puisqu’il ne l’aimait pas ? Puisqu’il avait mit fin avec une cruauté qu’il ne pouvait soupçonner à ce pernicieux mais doux espoir dans lequel elle s’était complu malgré les appels incessants de sa conscience. Sans fléchir, fermement campée sur ses deux jambes, Sybille vit la porte s’ouvrir, puis se refermer, sentit le silence retomber, ou plutôt s’abattre sur elle, et songea enfin que tout était définitivement terminé. Alors brusquement, elle céda. La dignité qui l’avait retenue jusque là s’envola et abandonnant le masque de marbre qu’elle avait si difficilement maintenu sur ses traits, elle plaqua une main sur sa bouche pour étouffer un sanglot. Sa vue se brouilla de larmes qui refusaient pourtant de couler, et terrassée par la douleur qui lacérait le trou béant laissé par son cœur arraché dans sa poitrine, elle s’appuya de nouveau sur le coffre, avant de se laisser glisser contre lui. Jambes rassemblée contre sa poitrine, elle enfouit sa tête dans ses mains tremblantes et, dans l’obscurité vacillante d’une chambre qui lui rappelait cruellement ce qu’elle avait souhaité et ce qu’elle avait finalement entendu, elle se laissa aller au désespoir qu’elle avait tenté de contenir depuis que les premiers mots d’Henri avaient résonné dans la pièce. Des sanglots sans larmes l’agitèrent longuement, car elle n’avait pas le droit de pleurer, elle ne le pouvait pas alors que ce dont elle devait désormais faire le deuil, c’était un espoir auquel elle n’aurait jamais dû céder, des souvenirs qui n’étaient qu’illusions, et un bonheur auquel elle ne pouvait aspirer. C’était un amour traître, condamné avant même d’être né, qu’il lui faudrait désormais oublier. Elle n’avait de toute façon plus de cœur dans lequel le nourrir puisque ce dernier restait, seule véritable victime de cette bataille, arraché, piétiné sur la pierre froide, et ne laissait à son ancienne place qu’une plaie béante, sanglante, douloureuse, qu’il ne lui restait qu’à panser. C’était le deuil du chevalier, d’Henri qu’elle se devait de faire, pour ne plus voir que le comte de Champagne, ce beau-frère qu’il lui fallait désormais souhaiter ne plus rencontrer. Et l’amour qu’elle nourrissait pour lui, elle devait en dissiper jusqu’à ses cendres, pour ne faire de lui qu’un étranger.

C’est la brusque sensation d’étouffer qui poussa enfin Sybille à se redresser. Soudain, il lui sembla qu’elle ne pouvait plus rester dans cette pièce où flottaient autour d’elle les mots qui avaient scellé son sort et faisant fi des bougies qui se noyaient dans leur cire, elle s’en échappa promptement. Elle voulu retourner vers ses appartements mais le souvenir du baiser qui y avait été échangé la veille l’en dissuada et c’est nauséeuse qu’elle dirigea ses pas vers la première porte vers l’extérieur qu’il lui serait possible de trouver, ignorant douloureusement Phénix qui l’attendait sur le seuil de ses quartiers et se mit en tête de la suivre en laissant parfois échapper quelques miaulement plaintifs, sans le moindre égard pour sa maîtresse qui se souvenait avec trop de netteté de cet instant où elle avait vu se dessiner à l’entrée d’une de ses chambres la silhouette d’Henri qui portait dans ses bras le chaton roux. Un instant où elle n’avait pas encore à faire le deuil des sourires du jeune chevalier. Sybille poussa un long soupir de soulagement lorsqu’elle poussa enfin une porte discrète et sentit l’air frais mais supportable de cette nuit de printemps l’envelopper. Elle resta un instant immobile, mais chassée par un éclat de voix, laissa ses pas la mener où bon lui semblaient. Tout ce dont elle avait clairement conscience, c’était qu’il lui fallait respirer, desserrer ce nœud dans sa gorge qui lui donnait la sensation d’être en proie à une constante nausée, retrouver son calme pour pouvoir oublier. Elle ne se rendit compte que trop tard que son errance l’avait menée sur un chemin qu’elle connaissait bien, qu’elle avait déjà emprunté, bien des mois auparavant, la nuit même de ses noces, et lorsqu’elle leva la tête, ce fut pour prendre conscience que cette forme qui se dressait non loin d’elle était une silhouette, et une silhouette connue. Pétrifiée, elle s’arrêta tout net, faisant fi de Phénix qui lui tournait toujours autour, et ses yeux restèrent rivés sur Henri. Il se trouvait là, sur cette même terrasse qui les avait vus se disputer âprement lors de son mariage avec Thibaud, et à cette vision, elle eut la sensation qu’on lui portait un nouveau coup. Comment oublier, si son image, réelle ou songe éveillé, se dressait partout où elle allait ? Comme oublier quand il lui suffisait de le voir pour sentir ce cœur qu’elle pensait qu’il lui avait arraché reprendre sa course effrénée et lui rappeler à quel point elle l’aimait ? Pendant un court instant, Sybille songea à s’approcher, à effacer tout ce qu’elle avait tenté de lui faire croire un peu plus tôt, à lui dire, simplement, quels sentiments l’animaient. Elle y songea si bien qu’elle fit un pas dans sa direction mais brusquement, le souvenir de leur conversation lui revint et elle se rappela que cet amour, elle était le seule à le nourrir. Qu’il ne l’aimait pas. A nouveau, elle sentit la douleur s’emparer d’elle et pris la fuite avant de se laisser surprendre. Elle disparut comme un souffle, tel un fantôme, sans laisser derrière elle aucune trace sinon un petit chat roux qui poussa une fois encore un miaulement plaintif. Pressée d’échapper à tout danger, Sybille se hâta finalement vers ses appartements où elle pénétra sans avoir croisé personne. Les échos de la fête résonnaient toujours, mais ils faiblissaient, signe que l’on commençait à céder au sommeil qui, elle le savait, la bouderait obstinément cette nuit. Elle allait passer dans sa chambre quand son regard, comme s’il avait été irrémédiablement attiré par ce qu’elle cherchait à fuir, se posa sur un lutrin et le manuscrit que l’on y avait laissé ouvert, orné de phénix magnifiques qui s’embrasaient alors que le sceptique Hippomène s’enflammait pour la farouche Atalante. La gorge de la dame se noua à nouveau. Alors qu’il aurait fallu s’éloigner de ce manuscrit qui avait causé une si grande erreur, elle s’en approcha et dans la semi-obscurité remarqua que l’une des deux pages ouvertes semblait avoir été froissée, seule trace d’une étreinte passionnée qui lui revint en un éclair. C’en fut trop pour Sybille. Dans un mouvement de rage, elle saisit le volume enluminé et le referma brusquement, tandis que son cœur lacéré répandait en elle de nouveaux élans de douleur. Elle sentit les larmes la gagner à nouveau, des larmes impies qu’elle se devait de retenir, car après tout, elle était fautive. Qui était-elle pour avoir osé croire échapper aux lois de ce monde ? Pour avoir osé espérer pouvoir aimer et être aimée d’un homme qui n’aurait jamais dû être plus qu’un frère et devait désormais devenir un étranger ?

Quittant comme dans une fuite éperdue cette pièce, elle passa dans sa chambre et appuya ses deux mains sur les colonnes de son lit, inspirant longuement. Ce fut dans cette position que la trouva la petite servante qu’elle avait pris dans sa suite quelques jours plus tôt, et dont les pas la poussèrent brusquement à se redresser.
« Pardonnez-moi ma dame mais… votre époux est à la porte, osa la jeune fille d’une petite voix. »
Sybille se raidit, à ces mots, et dû se forcer pour ne pas lui ordonner de le renvoyer immédiatement.
« Que me veut-il ? demanda-t-elle abruptement.
- Il dit qu’il souhaite vous parler. »
La comtesse de Blois hésita, puis hocha finalement la tête. Raide, elle se tourna face à la porte pour faire face à Thibaud, veillant à se dissimuler à nouveau derrière un masque sinon totalement serein, du moins assez froid pour qu’il ne s’en interrogeât pas. Il avait après tout l’habitude de ne pas la voir bien disposée à son égard. Il y eut un court instant de silence lorsque le comte pénétra dans la pièce, silence durant lequel tous deux se jaugèrent.
« Que faites-vous ici ? interrogea la dame.
- Il faut que nous parlions, Sybille, il faut mettre fin à nos querelles, répondit Thibaud comme s’il récitait des phrases apprises par cœur.
- Que voulez-vous ?
- Un héritier. »
Le mot résonna un instant dans la chambre de la jeune femme, qui dévisagea son époux sans que celui-ci ne puisse se douter de la nausée qui venait de s’emparer d’elle. Brusquement, elle se détourna, mais ce geste ne découragea pas le comte qui, d’un ton plus amer, reprit la parole.
« C’est tout ce que l’on attend de nous, et nous ne pouvons rendre ces noces plus ridicules qu’elles ne le sont déjà… ! Je sais que mon frère… »
Un geste impérieux l’interrompit, et sa femme ayant soudain décidé de lui faire de nouveau face, Thibaud consentit à se taire. Sans doute ne vit-il pas l’éclat de douleur qui traversa le regard de Sybille, lorsqu’elle prononça les quelques mots qui suivirent.
« Vous voulez votre héritier, Thibaud ? Alors, je ne veux plus entendre parler de votre frère. »
Un nouveau silence s’installa. Ils se défièrent longuement du regard, puis enfin, le jeune homme hocha la tête. Elle crut deviner une lueur de victoire qui n’était pas dénuée de colère dans ses yeux, et de fait, Sybille se rendait. Elle était comtesse de Blois, cette soirée l’avait plus que jamais forcée à en prendre conscience. Luttant contre la nausée, la douleur qui l’assaillaient, elle ôta le voile qui couvrait ses cheveux et d’un pas, elle s’approcha de celui que l’homme qu’elle aimait lui avait donné pour époux.
« Faites vite. »
Thibaud hésita un instant, puis, à son tour, fit un pas vers Sybille avant de poser la main sur les lacets qui nouaient sa robe. Face à cette nouvelle reddition, celle-ci ferma s’empêcha de fermer les yeux, de tenter d’oublier dans quels bras elle acceptait enfin de retourner. Elle était comtesse de Blois, se répéta-t-elle, c’était là son rôle. Mais rien n’y fit et lorsque dans l’égarement d’une étreinte, les lèvres de Thibaud glissèrent sur les siennes, elle ne put réprimer un frisson qui ne tenait absolument pas du plaisir et brusquement, détourna la tête. Nauséabonde, voilà la sensation que lui laissa la nuit qui s’achevait lorsque le comte de Blois quitta sa couche et la laissa seule, rongée par les regrets, la honte, et la douleur d’un amour éventré.

Sybille se prétendit souffrante le lendemain matin lorsque la cour dut faire ses adieux aux Champenois, et n’y participa que furtivement, du bout des lèvres, en évitant soigneusement les regards des deux frères Blois. Elle se retira avant le départ du comte de Champagne, nauséeuse, épuisée, et alla trouver refuge dans la petite chapelle du palais, où elle demeura longuement, priant Dieu de lui accorder le repos que son âme n’avait pas trouvé depuis des mois désormais. Mais ses prières restèrent vaines, et sans doute payait-elle par un Enfer terrestre le poids de ses pêchés, car ni le souvenir du baiser d’Henri, ni celui de leur cruelle conversation par la suite, ni la honte, ni l’amour ne lui laissèrent le moindre répit, prenant la forme d’une nausée constante. Elle n’eut plus besoin de se prétendre malade, elle l’était réellement quoiqu’elle veillât à ne rien en montrer, et à plusieurs reprise, se morigéna d’une telle faiblesse de corps quand elle avait déjà bien du mal à apaiser son esprit et panser les plaies de son cœur. Trois jours avaient passé depuis le départ du comte de Champagne lorsque, saisie d’un vertige, elle fut contrainte de s’étendre dans sa chambre, ce qu’elle évitait à tout prix afin de ne pas trop se laisser le loisir de penser. Elle tentait d’occuper son esprit avec la dernière lettre que Jehan lui avait envoyée, cette faveur que lui avait demandé un vassal blésois en considérant qu’elle pourrait sans doute en convaincre son époux, et bien d’autres considérations futiles qui ne parvenaient jamais à fixer ses pensées assez longtemps lorsqu’elle sentit sous sa main posée négligemment sur son ventre cette rondeur qui n’aurait pas dû s’y trouver. Fronçant les sourcils, elle se redressa légèrement et fut prise d’un instant effroi en constatant que sa peau semblait tendue et légèrement gonflée.
« Cyrielle ! appela-t-elle sachant que sa suivante se trouvait non loin. »
Celle-ci, en effet, ne tarda pas à apparaître, et laissa échapper un mouvement de surprise en voyant sa maîtresse souffrante debout, une main sur le ventre.
« Fais appeler un médecin. Fais-le discrètement, personne ne doit savoir. »
La jeune servante, perplexe, opina néanmoins et quelques minutes plus tard, revenait avec un homme étonné de la façon dont on le mandait, et peu ravi d’avoir été déranger en cette heure où les honnêtes gens s’octroyaient un peu de repos après avoir dîné. Il se livra néanmoins à l’examen qu’on lui demandait, sur une comtesse de plus en plus fébrile à mesure qu’elle répondait à ses questions. Le verdict qui tomba la laissa pétrifiée, mais peu surprise au fond, car il y avait des mois qu’elle aurait dû s’en douter. Quatre mois environs, conclut-elle après un court instant de réflexion, sous l’œil interrogateur de Cyrielle qui revenait après avoir fait sortir le médecin.
« Je suis enceinte, souffla la comtesse à sa suivante, une lueur d’effroi dans le regard. »
Elle portait en elle l’enfant de Thibaud, et ce, depuis les semaines qui avaient suivi leur mariage. Et pour une fois, ce n’est pas à cause d’un état qu’elle avait trop longtemps ignoré mais bien au souvenir de tout ce qui s’était produit depuis ses noces avec le père de cet enfant, que la nausée l’envahit.
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Henri de Champagne
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[Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée. Empty
MessageSujet: Re: [Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée.   [Fin mai 1152] Dans toutes les existences, on note une date où bifurque la destinée. EmptyVen 22 Nov - 0:38

Pendant des années, Henri de Champagne avait cru qu'il serait un homme honorable, juste et sage. C'était l'image du seigneur idéal que son précepteur Bernard lui pointait dans les livres, de son doigt déjà tremblotant à l'époque où lui n'était qu'un enfant désireux de s'imprégner du savoir de l'abbé et de rendre fier son ambitieux géniteur. L'enfant, des étoiles dans les yeux à l'idée des responsabilités dont on l'honorait, avait juré de faire régner la justice et d'être un homme bon, comme les grandes figures des rois glorieux et des chevaliers courageux, l'inverse de ces terribles princes de l'Ancien Testament qui, comme David, se laissaient parfois détourner de leurs devoirs par la beauté troublante des courbes du corps nu de Bethsabée. Il avait grandi dans l'espoir qu'il se conformerait à cet idéal, mieux encore, qu'il serait lui-même ce seigneur empli de vertus, comblé de la grâce divine, heureux en son cœur de faire le bien autour de lui. Aucun dragon, aucune langue de feu ou aucune tentation ne serait assez puissants pour l'abattre et armé de ses lectures des textes anciens où résidait toute la sagesse, car nos pères avaient déjà tout vécu, il écarterait les vices et les racines du mal qui pourraient s'implanter au plus profond de lui-même. Mais rien n'aurait pu le préparer à la situation qu'il était en train de vivre, aucun sermon de l'abbé Bernard, aucun manuscrit de son immense bibliothèque, aucun mot n'aurait pu décrire ce qu'il ressentait, la violence de son inclination ou la douleur de la prise de conscience qu'il avait fauté et que jamais Sybille de Déols ne pourrait être sienne. Non, il les trouvait désormais bien lointains, ces philosophes latins qui lui murmuraient leurs paroles à l'oreille pourtant, trop irréels derrière leurs portraits de marbre, insensibles comme la pierre, se contentant de ce qu'ils avaient sans en désirer davantage, ce que beaucoup d'entre eux avaient appelé le « bonheur ». N'avaient-ils donc jamais aimé ? N'avaient-ils pas senti ce feu dévorer leurs veines et animer toutes leurs pensées ? Ne s'étaient-ils jamais perdus, ces masques impassibles, dans la contemplation d'un regard bleu qui donnait l'impression d'insuffler la vie au monde, dans un sourire si éclatant qu'il suffisait à combler toutes les espérances ? N'avaient-ils jamais rêvé d'effleurer la nuque d'une jeune femme, de la sentir se courber sous leur paume puis de glisser leurs lèvres sur cette peau si blanche qu'on en devinait les veines bleutées qu'on pouvait suivre de la bouche, alors que le parfum de la chevelure avait la douceur du printemps éternel ? Qu'en savaient-ils ces poètes sévères, hors du monde et hors des hommes ordinaires ? Toute la sagesse dont ils voulaient faire preuve n'était pas utile quand ils ne semblaient pas savoir de quoi ils parlaient, quand ils prétendaient qu'il suffisait de volonté et de vertu pour être un grand homme, alors que la volonté et la vertu ne pouvaient que s'incliner devant ce feu soufflé en son âme par le dragon de l'amour. Pour la première fois de son existence, Henri songea qu'il y avait peut-être plus de vrai dans les mythes et les contes que dans les grands traités philosophiques, eux au moins disaient à quel point il était douloureux de s'éprendre d'une femme, à quel point il s'agissait plus là d'une malédiction que d'une bénédiction. Et invariablement, la passion conduisait à une mort cruelle, pénible et déshonorante, jusqu'à Orphée qui pleurait son Eurydice mordue par le serpent avant d'être mis en pièces pour ne plus savoir pousser que des soupirs. Seuls ces mythes décrivaient la force de l'amour. Une force telle qu'aucun humain, même le plus héroïque d'entre eux, ne pouvait le vivre sans en mourir. Alors non, Henri n'était pas un homme sage, il était aussi aveuglé que le pire des chevaliers, il ne parvenait même plus à comprendre ce que les anciens voulaient lui dire. Mais alors qu'il parlait à la jeune femme qui était apparue devant lui, dans la lumière tremblante des bougies, il se dit qu'il n'était pas honorable non plus. Car qu'y avait-il de plus cruel que de prononcer de telles paroles à une jeune femme sans défense ? Comment pourrait-il vivre avec lui-même après être descendu à tant de bassesse, à être resté immobile face au vacillement de Sybille, à l'avoir frappée à de nombreuses reprises d'un poignard aiguisé qui n'était autre que celui de la méchanceté pure et simple ? Et le nœud dans sa gorge, les larmes dans ses yeux, la fissure dans son cœur, il ne savait plus très bien à quoi il les devait, si c'était à l'idée de rompre tout lien avec la femme dont il était amoureux ou de faire souffrir cette dernière alors que cette vision le rendait fou de douleur, lui qui aurait tout donné pour la voir heureuse. Ou la certitude qu'il n'avait rien de celui qu'il avait désiré et promis d'être, lorsqu'il était enfant. Il n'était ni sage, ni bon, ni honorable, il n'était pas digne de recevoir une once de l'amour qu'il nourrissait en lui et sa déchéance n'avait d'autre responsable que lui-même. Devait-il pourtant passer par là pour permettre à son cœur de retrouver sa liberté ? Ne s'abaissait-il pas lui-même à jamais, lui qui allait devoir continuer à exister avec la vision de la souffrance de Sybille ? Et cela importait-il vraiment, alors que sous ses yeux, la dame élue par son âme pâlissait ?

Henri n'avait pourtant pas failli lorsqu'il lui avait fallu prononcer les mots terribles et sans pitié qui annihilaient tout ce qu'ils avaient vécu ensemble, les paraient du voile de l'illusion alors que jamais au cours de son existence, il n'avait été plus sincère. Il fallait pourtant faire croire que le théâtre auquel ils s'étaient livrés depuis le début de la soirée était la réalité alors que ce voyage en Champagne, leurs promenades dans les palais comtaux ou dans leurs jardins, cette foire de Provins, cette danse ou cette folle cavalcade n'auraient été que théâtre. Dans ce tableau achoppait le baiser mais il avait réussi à faire passer cet instant où le désir avait pris le contrôle de lui-même en un instant où il n'aurait été qu'un misérable homme tenté par la chair. Comment Sybille pouvait-elle seulement y croire, avait-elle donc si piètre opinion de lui ? Elle était si belle, si désirable qu'on ne pouvait l'aimer par égarement, tout disait à quel point elle était supérieure aux autres femmes, ces autres femmes qu'il ne parvenait plus à voir depuis qu'elle était entrée dans sa vie, comme un soleil qui aurait éclipsé tous les autres et qui les aurait laissés dans l'ombre, l'ayant à jamais ébloui, et sur sa rétine demeurait la tâche rougeoyante qui l'avait rendu aveugle. Mais il n'était plus temps de songer avec quelle force elle s'était emparée de son cœur, avec quel métal elle l'avait emprisonné, le soumettant à des battements de plus en plus affolés, il devait désormais s'en délivrer et ce fut la raison pour laquelle il parla. Il parla d'une voix ferme et décidée, cette voix qui n'appartenait qu'au comte soucieux de son autorité, qu'au masque impassible qui ne laissait entrevoir ses sentiments. Il parla jusqu'à être entièrement dégoûté de lui-même, jusqu'à l’écœurement, jusqu'à laisser les mots s'éteindre dans sa bouche, après avoir fait leur besogne dévastatrice et avoir soigneusement détruit cet amour naissant, et leurs âmes en même temps. Il aurait aimé détourner le regard car il lui semblait que la lueur de ces bougies était encore trop éclatante et qu'elle dévoilait sur son visage, en un jeu complexe d'ombres et de lumières, les mensonges qu'il tentait de proférer, et dans ses yeux, les larmes qui menaçaient à chaque instant de couler. Mais pourtant, pas une seconde, il ne détacha son regard brun de la silhouette irréelle de la jeune femme face à lui, cette enchanteresse comme sortie de la nuit pour l'emporter avec elle. Sans savoir si c'était par respect envers elle qui ne méritait rien de tout cela, si c'était parce que c'était la dernière fois qu'il pouvait l'observer ou pour se faire gifler par sa réaction, pour faire taire à jamais ce cœur récalcitrant, il étudia les traits de son visage, l'éclat qui passait dans ses yeux ou la moue qui se dessinait sur sa bouche, cette même bouche dont il s'était emparé à peine une journée auparavant. À quoi pouvait-il s'attendre ? Une froide indifférence l'aurait sans doute convaincu que son amour n'était pas partagé, qu'il s'était targué d'un espoir vain, que les sourires qu'elle lui avait adressés n'étaient que de circonstance. Il aurait pu se contenter d'une colère, d'une haine pure parce qu'elle aurait transformé son propre désespoir en orgueil piqué et en rage. Il aurait tout préféré à l'attitude qu'elle adopta. L'éclair qui passa dans ses yeux dès les premiers mots n'échappa pas à Henri qui la vit reculer puis chanceler jusqu'au coffre qui se trouvait derrière elle, toujours silencieuse comme si elle n'osait croire ce qu'elle entendait, comme si elle était... Déçue. Sybille, plus blanche que jamais, plus petite et plus fragile qu'il ne l'avait jamais vue, crispait ses paumes sur le bois du coffre et il comprit soudain qu'elle avait réellement apprécié son voyage en Champagne, que c'était pour lui qu'elle était venue et que pour une raison inconnue, alors qu'elle avait toutes les raisons de détester l'homme qui avait tenté d'exercer une tutelle sur ses terres, qui était parvenu à donner sa main à un époux qu'elle n'avait pas choisi, elle avait vraiment répondu à son baiser. Pour la première fois sans doute, le masque de la comtesse de Blois était tombé à terre et s'était brisé en milles morceaux. Elle avait beau tenter de le reconstituer, de retrouver son contrôle d'elle-même, son abattement était trop évident, même pour les yeux pleins de larmes d'Henri. Ce qu'ils ressentaient tous les deux, ils ne pouvaient le vivre, tout le leur en empêchait et il lui en voulut, à elle, de ne avoir réussi à lui cacher ses sentiments, à ne pas avoir affirmé qu'elle le méprisait pour annihiler tout espoir déplacé, pour ne pas l'obliger à penser à ce qui aurait pu se passer si la situation avait été différente. Qu'avaient-ils donc fait pour mériter un tel châtiment ? Était-ce une punition divine pour leurs fautes et leurs manquements ? Dieu cherchait-Il à le punir d'avoir brûlé non dans son amour infini mais pour celui d'une femme ? Henri avait offert de l'encens à cette divinité, c'était son nom qu'il avait imploré, c'était pour que son amour soit partagé qu'il avait prié. Il en payait désormais le prix, et il était beaucoup plus élevé qu'il n'aurait pu le penser. Mais Sybille n'avait pas mérité cela. Non, il aurait voulu pouvoir l'entourer de ses bras pour la rassurer et la consoler, comme ce jour où il avait été contraint de lui annoncer la mort de son père par la faute de sa famille, mais là une fois de plus, il se sentait impuissant. Et le coup était d'autant plus terrible que si c'était encore lui qui avait provoqué son effondrement, ses yeux étaient assez ouverts pour comprendre qu'à l'époque déjà, il l'aimait assez pour partager sa douleur et il ne faisait que se complaire dans les illusions. Ce soir-là, cependant, il ne faisait pas que partager toute cette souffrance qui émanait d'elle, cette dernière se mêlait à sa propre nausée, à s'engouffrer de la fissure de ce cœur qui ne parvenait plus à battre normalement et qui, se sentant dévoré par cette nouvelle sensation, ne désirait plus que la mort. C'était le deuil de l'amour qu'il leur fallait désormais faire mais en expirant, l'amour les abandonnait transis de froid et brûlants de colère et le cœur aussi noir que les cendres.

Malgré le coup qu'il s'était lui-même porté et qui aurait achevé n'importe qui, le comte de Champagne resta immobile, presque aussi hiératique que les statues de marbre sur les portails des églises, comme pour donner l'illusion qu'il avait le contrôle de lui-même, qu'il n'avait pas envie de s'effondrer. Depuis que les mots s'étaient étranglés dans sa gorge, le silence s'était abattu brusquement sur eux comme si la souffrance était déjà bien assez loquace et qu'il n'y avait pas besoin d'en rajouter. Peut-être n'aurait-il pas dû attendre, peut-être aurait-il mieux valu qu'il tourne les talons et prenne la fuite, en l'abandonnant dans cet état. Mais ses pieds refusaient de lui obéir et il guetta n'importe quoi sur le visage de la jeune dame qui aurait pu atténuer un peu la douleur, il la supplia intérieurement de se reprendre, de faire réapparaître la Sybille fière et orgueilleuse qu'il avait connue des années auparavant quand elle rechignait à le laisser venir à Châteauroux et qu'il aurait pu plus aisément quitter. Mais le silence durait encore, seules les bougies qui fondaient lentement indiquaient encore que le temps ne s'était pas arrêté. Même les échos de la fête ne se faisaient pas entendre jusque-là, comme s'ils étaient seuls, mais pas seuls tous les deux, seuls chacun de leur côté, séparé par une barrière infranchissable, par un sacrement divin dont l'irrespect entraînait dans les flammes de l'Enfer. Non, ils n'était malheureusement pas seuls en vérité, car alors peut-être n'auraient-ils pas été contraints de s'imposer cette scène, ils étaient en permanence entourés d'une foule de personnes qui attendait le meilleur d'eux, qui attendaient qu'ils soit respectables et honorables, ils étaient cernés par leur conscience et leurs obligations, monstres aux longues griffes bien difficiles à combattre car ils les défendaient eux-mêmes. Alors peut-être ne restait-il que le silence pour refuge, le silence puisque les mots que l'on rêvait d'entendre étaient imprononçables et les mensonges faisaient trop mal. Mais après une éternité sembla-t-il au jeune homme, Sybille leva enfin les yeux vers lui. Il faillit lui dire qu'il n'attendait pas de réponse, qu'il pouvait partir et disparaître à jamais de sa vue, car désormais elle ne pourrait plus que le haïr mais la jeune femme, dans une sorte de sursaut se redressa, comme animée par la colère – cette colère attendue qu'Henri n'espérait plus :
- Rassurez-vous, comte, vous n'avez jamais dupé personne. Je sais ce que vous cherchiez...
Il ne marqua aucune réaction face à ces premières paroles, acceptant pleinement de revêtir le costume de l'hypocrisie et de la cruauté, puisqu'elle le croyait, songeant que rien ne lui paraissait aussi détestable que de se faire renvoyer d'une telle manière par la femme qu'il aimait, alors qu'il l'avait tant espéré. Il attendait encore plus, il voulait qu'elle l'achève, qu'elle parvienne à son tour à se faire haïr, avec la violence dont il méritait, lui, d'être détesté, le comte manipulateur, trop attaché à ses intérêts, même si elle ignorait qu'il s'était laissé prendre à sa propre toile d'araignée.
- Votre absence de sentiments à mon égard est bienvenue, je n'en ai jamais douté... J'ai bien assez à faire avec les soupçons absurdes de votre frère. Je suis soulagée de vous l'entendre dire.
Ainsi comme Henri l'avait deviné, Thibaud s'était posé des questions face à son attitude, mais cette information laissa Henri de marbre, et il se contenta de fixer Sybille, n'osant croire ce qu'elle disait, tâchant de croire ce qu'elle disait, cherchant un signe qui aurait pu indiquer qu'elle en avait terminé avec lui.
- Sortez d'ici, égarez-vous ailleurs, je ne veux plus vous voir, lâcha-t-elle brusquement, d'un ton sec, comme emportée par la colère, allez donc chercher le pardon auprès de votre dame... Adieu, comte.
Il ne méritait aucun pardon et le seul qu'il pouvait demander, c'était le sien. Lui-même ne parviendrait jamais à cesser de s'en vouloir. Mais... C'était donc ainsi que se terminait leur relation ? Sur cet ordre dans lequel on ressentait plus d'amertume que de rage ou de fermeté ? Sur ces quelques mots qu'il attendait depuis le début de cette conversation ? Il voulut lui dire adieu également, lui affirmer qu'elle ne le verrait plus jamais mais elle savait déjà qu'il s'y conformerait, et sa gorge serrée l'empêchait de trouver une réponse adéquate. Il demeura une seconde encore à fixer le visage fermé de Sybille, s'imprégnant une dernière fois de ces traits qu'il allait lui falloir oublier, puis il se retourna enfin pour sortir de la pièce. Sans l'ombre d'une hésitation, sans un regret, il ouvrit la porte et la referma derrière lui. Sans se retourner une seule fois non plus alors qu'il sentait encore sa présence dans son dos. Et il se sentit avalé par un souffle d'air froid dans le couloir sombre et se permit enfin de pousser un long soupir, comme s'il s'apercevait juste de la tension qui s'était accumulée dans tout son corps pendant la conversation qu'il venait d'avoir. C'était terminé. Ce n'était pas la première fois qu'il se le disait mais cette fois-ci, ces termes avaient quelque chose de définitif, d'irrémédiable. Il allait devoir faire son deuil de Sybille, considérer qu'elle était morte pour lui et cette pensée lui fit un instant tourner la tête alors que ses jambes se mettaient à trembler. A bout de souffle, nauséeux, il s'appuya contre le chambranle de la porte, posa son front contre le bois noueux dans l'espoir de retrouver ses esprits, non sans songer que Sybille était toujours à l'intérieur. S'était-elle réfugiée dans l'ombre ? Se disait-elle qu'il était méprisable, pleurait-elle ? Il eut beau tendre l'oreille, il n'entendit rien et il se prit à détester cette porte qui lui empêchait le passage, comme si elle était le symbole de tous les obstacles qui s'étaient dressés contre eux. Un jour peut-être songerait-il qu'il avait bien fait de lui dire tout cela, penserait-il avec une légère nostalgie à la belle comtesse de Blois mais sans regretter tout ce qu'il manqué... En attendant, il avait l'impression d'avoir été défait alors qu'il était parvenu à ses fins, comme si des dizaines d'épées s'étaient plantées dans son corps sans armure et qu'il se trouvait à terre sans pouvoir émettre l'espoir de se relever.

- Comte ? C'est vous ?
À cette question, Henri se détacha brusquement du mur pour voir se profiler la silhouette de Gauthier de Brienne qui s'approchait de quelques pas, seulement éclairé par la lueur fantomatique de la lune. Le seigneur passa une paume tremblante sur son visage puis se retourna vers son compagnon de toujours qui lui demandait avec une inquiétude perceptible s'il allait bien. Devant l'absence de réponse, Henri n'ayant pas trouvé ce qu'il pouvait bien dire, Gauthier s'avança encore, assez près pour voir à quel point son ami était pâle et désemparé.
- La fête continue encore mais je vais vous excuser, il se fait tard et nous repartons tôt demain, affirma Brienne sans interrogations supplémentaires, avez-vous besoin de quelque chose ?
- Non, juste de la tranquillité, répliqua Henri d'une voix faible, qu'on ne vienne pas à moi, je veux être seul.
Gauthier hocha la tête puis tournait les talons quand le comte l'interrompit, d'un ton amer et empli de rancune :
- La prochaine fois que je te demande de trouver un endroit discret pour discuter, trouve autre chose qu'une chambre.
Il n'attendit pas de réponse et partit dans la direction opposée de celle qui menait à la fête, le cœur pesant lourdement dans sa poitrine, l'esprit perdu dans des songes noirs, se promettant que son chevalier l'avait surpris dans son dernier moment de faiblesse. Il ne se laisserait plus aller au chagrin, ni à ses sentiments, il serait dur comme le marbre, il se contenterait de peu et se réjouirait de tout. Jamais il ne serait dit que le comte de Champagne avait flanché devant l'amour. Ses pas le perdirent dans le château de Blois mais il n'en avait cure. Il allait le long de couloirs qu'il ne connaissait pas, tournant à des embranchement qu'il n'avait jamais vu – ou qu'il ne reconnaissait plus, avec la sensation grandissante de n'être ici qu'un étranger, un enfant qui venait faire ses adieux à une demeure qui l'avait déjà oublié. Toujours ces lignes droites à parcourir de bout en bout, en évitant les sources de lumière comme s'il craignait que la cruelle lune ne vienne réveiller sa douleur en le mettant face à son éclat, ces lignes droites angoissantes mais qui finissaient toujours par s'interrompre, agencées selon un dédale qui était la parfaite illustration de ses pensées comme de ses sentiments, dans un parcours absurde et sans but, comme cette existence que Dieu lui avait accordée et qu'il menait comme le dernier de ses serviteurs, gâchant chaque occasion, oubliant les portes et les cachettes, se trouvant sans cesse dans des culs-de-sac. Enfin cependant, il parvint là où quoi qu'il advenait, son chemin finissait toujours par le mener. Il emplit ses poumons d'une grande inspiration d'air frais et s'approcha de la rambarde de la terrasse pour s'y accouder. Invariablement, c'était l'endroit où il se trouvait le mieux dans ce vieux palais, là où il pouvait retrouver quelques miettes de son enfance et donc de son insouciance. Mais alors que son regard plongeait dans la nuit noire qui avait englouti la ville de Blois, il était bien en peine de songer à autre chose qu'à son cœur brisé. Il aurait voulu se sentir soulagé de cette soirée et d'avoir mis fin à cet amour impossible mais il n'y parvenait pas, comme s'il n'avait pas le droit à ce que sa douleur se calme, même un instant, même un tout petit peu. Seuls ses muscles s'étaient relâchés mais ce n'était que pour dissimuler encore moins l'abattement qui s'était emparé de lui et le malmenait comme une vague joue avec une barque. Plongé dans les affres de ses réflexions, il eut la vague sensation d'être observé mais sursauta tout de même violemment en entendant un miaulement derrière lui avant de se retourner brusquement pour découvrir le chat qu'il avait offert à Aymeric et qui lui réclamait de l'attention. Ce ne fut pas sans lui rappeler la façon dont il s'était introduit dans les appartements de Sybille mais personne ne se trouvait avec l'animal, combien même un souffle d'air semblait de venir de passer. Henri haussa les épaules et se saisit du chat qu'il serra contre son torse à la grande satisfaction de ce dernier qui se mit à ronronner, bien loin des considérations de l'invité qui ne lui grattait juste pas les oreilles avec assez d'enthousiasme. Au moins, le jeune homme n'était plus seul et si ses pensées vagabondèrent encore, ce fut vers un autre souvenir, celui d'une nuit qu'il avait passée ici, après avoir fui une fête de mariage. Cette nuit pendant laquelle il n'était pas parvenu à comprendre ce qui le bouleversait autant. Il savait désormais que c'était la prescience d'accomplir une énorme erreur, la volonté diffuse de ne pas voir son frère épouser la dame de Déols, la terrible jalousie qui avait accompli son œuvre. Il s'était querellé avec Sybille ce soir-là, ils avaient décidé de ne plus se voir, elle lui avait dit qu'il n'était qu'un homme intéressé qui ne faisait que blesser son entourage à force de tous les plonger dans ses intrigues. Elle avait raison, et c'était lui-même qu'il venait de tuer. Elle avait raison et il le lui avait prouvé pour qu'elle le considère avec la même rage qu'à l'époque. Sauf que s'il était parvenu à son objectif, ce n'était que pour mieux s'achever.

Le comte ne parvenait pas à distinguer les maisons au pied des murs fortifiés, l'obscurité régnait partout, en parfaite maîtresse des lieux, jusqu'au plus profond de son âme. Le désespoir semblait s'être saisi de lui, pour s'amuser à lui figurer ce précipice qui s'étendait sous ses yeux, un précipice dont on ne distinguait pas le fond et dans lequel il lui semblait avoir déjà chuté. En vérité, il y était tombé depuis longtemps et la vitesse était désormais telle qu'il ne parvenait plus à se raccrocher aux parois sans se blesser profondément. À moins qu'il eut enfin touché la terre ferme avec une telle violence que son cœur en avait explosé en des dizaines de morceaux irréconciliables ? Avec une telle violence qu'il n'avait plus aucun repère et qu'il s'était perdu en chemin ? Il se figura avec angoisse la vie qui l'attendait désormais, cette vie dans laquelle il serait aveugle et chercherait à tracer sa voie en butant toujours contre des obstacles, plongé dans un noir sans fin, oppressant, dans un deuil perpétuel, terrifiant. En arrachant les racines qui avaient pénétré au plus profond de lui, jusque dans son cœur palpitant, il s'était privé de leurs sources vitales, il s'était amputé d'une part de lui-même, de sa meilleure comme de sa pire part, et sans elles, que restait-il ? Il n'était plus rien qu'un cœur glacial, incapable de s'émouvoir, plus rien qu'une coquille vide dont personne ne voudrait, ni lui-même. Finirait-il aussi vain, froid et indifférent que les statues de marbre des grands philosophes ? En viendrait-il à songer que le bonheur consistait en s'abîmer en Dieu et à se contenter de se mortifier pour Lui ? Il ne sut combien de temps cette question resta sans réponse, mais la nuit s'était encore rafraîchie quand des bruits de pas qui montaient vers lui se firent entendre. Henri le reconnut sans même avoir besoin de se retourner. Quand ils étaient enfants, lui et Étienne venaient souvent le chercher jusqu'à cette terrasse pour qu'il les aide à mettre au point leurs bêtises.
- Comment vas-tu, mon frère ? Brienne nous a dit que tu étais souffrant, tu nous as manqué lors de la fin de la fête, s'exclama Thibaud en lui tapotant l'épaule d'un geste affectueux, enfin, il est vrai que je ne suis pas resté beaucoup plus longtemps que toi !
Le comte de Champagne, après s'être donné une contenance en relâchant Phénix qui miaula de mécontentement à ses pieds, dut faire un effort surhumain pour s'arracher un sourire et se retourner vers son frère, celui-là même qui l'avait soupçonné de l'avoir trahi.
- Justement, je suis venu prendre un peu l'air. Cette fête était très réussie, mon frère, je te remercie.
- C'est bien normal, Henri, répliqua le comte à Blois en s'accoudant à son tour sur le muret – et ce fut seulement avec les mots suivants que son aîné constata qu'il était d'excellente humeur, tu commences à te faire vieux, tu ne supportes plus les excès de bonne chère !
Il éclata d'un rire joyeux sans paraître s'apercevoir que son frère, qui n'avait pas touché aux mets, ne partageait qu'à peine son hilarité puis se retourna à demi vers Henri pour poursuivre d'un ton de conspirateur, avant que ce dernier n'ait trouvé une excuse pour prendre la fuite :
- Je voulais te remercier, je sais que tu as parlé à Sybille, nous nous sommes réconciliés. Enfin autant que peuvent l'être un époux et son épouse, conclut-il avec un petit rire avant de poursuivre avec fierté, sans laisser le temps à Henri de protester concernant cette conversation qu'il aurait voulu nier, je viens de la quitter, j'espère que l'héritier est en bonne voie !
Il ponctua ses paroles d'un clin d’œil éloquent qui ne laissait aucun doute sur ce qui venait de se passer, et le ventre du comte de Champagne se tordit brusquement, l'envahissant d'une nausée bien plus forte que les précédentes. Ce n'était pas tant la jalousie qui parcourait ses veines, c'était la haine, la haine pure qu'il n'avait jamais ressenti jusque-là à l'égard de son frère et qui pourtant le rongea jusqu'à en faire trembler ses mains. Il pouvait donc pavaner sur cette terrasse, celui qui ignorait à quel point son aîné venait de sacrifier son bonheur et son existence entière rien que pour lui, rien que pour ne pas le blesser. Et alors qu'Henri tentait de le protéger, il venait à lui pour lui planter un poignard dans le cœur, pour lui narrer qu'il avait eu le droit de partager le lit de Sybille, qu'il l'avait eu dans ses bras, tout ce dont Henri avait toujours rêvé, sauf que lui l'aurait aimée pour elle-même, aurait uniquement désiré ne faire qu'un avec son corps et son âme, et non pour lui demander de lui faire un enfant. Il ne pensait pas qu'il pouvait avoir encore plus mal qu'en sortant de la chambre où il avait la dame pour la dernière fois mais Thibaud venait de lui prouver le contraire.
- Tant mieux, tu le mérites, Thibaud, répondit enfin Henri d'une voix blanche au prix d'un grand effort.
- Tu devrais vraiment songer à prendre femme, mon frère, il serait grand temps que tu t'y mettes aussi. A ce rythme-là, même Étienne aura des héritiers avant toi, et puis crois-moi, c'est pas particulièrement désagréable comme devoir...
Henri se contraignit à sourire devant la plaisanterie mais coupa court à la discussion en prétendant se sentir encore un peu mal et devoir se retirer dans des appartements. Son petit frère approuva en lui remémorant son grand âge puis le jeune homme put enfin s'échapper, le pas pesant, le cœur lourd. Dès qu'il tourna le dos à Thibaud, son sourire s'effaça brutalement de ses lèvres.

Après avoir regagné la chambre qu'on lui avait alloué, le comte de Champagne s'effondra dans son lit sans attendre que son écuyer s'aperçoive de sa présence pour venir le déshabiller. Il se sentait à la fois fébrile mais aussi complètement abattu et malgré les pensées qui tournoyaient comme des oiseaux de proie dans son esprit, le sommeil qui l'avait fui la nuit précédente finit par le rattraper. Il fut agité et fiévreux et Henri n'ouvrit l’œil qu'à peine quelques heures plus tard alors que les rayons de l'aurore envahissaient ses appartements. Mais les ombres autour de lui ne s'étaient pas évanouies et pendant un instant, il se demanda s'il était vraiment réveillé. Le cauchemar ne s'était pas dissipé. Et il se souvint alors que le cauchemar était devenu sa vie même. Il aurait voulu se rendormir pour tenter de retrouver l'inconscience mais serviteurs et chevaliers de sa troupe ne tardèrent pas à faire leur apparition pour préparer le départ pour Sancerre. Henri n'en fut pas mécontent, il se devait de fuir au plus vite cet endroit. S'il s'était sacrifié, si prononcer les paroles de la veille lui avaient donné l'apparence du courage, il était terriblement lâche. Il se rassura en songeant que c'était elle, après tout, qui le lui avait demandé. Et il ne désirait pas la faire souffrir davantage. Le moment de quitter Blois approcha bien vite et le jeune homme donna une accolade qui se voulut chaleureuse à son cadet qui l'invita à revenir quand il le désirait.
- Ne t'inquiète pas, Thibaud, je ne viendrai plus te déranger, affirma Henri avec un sourire, avec un air léger qui dissimulait fort bien toute la douleur qui continuait à battre sourdement dans sa poitrine, évitant du regard la dame Sybille qui ne fit d'ailleurs qu'une courte apparition avant de se retirer en prétendant être souffrante.
Il ne lui souhaita qu'un bon rétablissement avant de passer à quelqu'un d'autre, dans une indifférence feinte qui faisait honneur à ses talents de dissimulateur. Sa seule envie était de partir enfin et de laisser derrière lui ses fautes, son amour impossible et ses souvenirs. Seul le petit Guillaume parut sincèrement triste de le voir partir et au moment d'un dernier baiser, il secoua la manche du parrain de son frère pour lui demander d'une petite voix :
- Est-ce que la prochaine fois que vous viendrez, vous m'apporterez une épée ? Je veux être un vrai chevalier moi aussi et vous aviez promis !
- Je ne t'oublie pas, affirma Henri en caressant ses boucles blondes qui ressemblaient tellement à celles de sa mère, songeant que ce mensonge-là lui coûtait peu et qu'elle avait illuminé quelque peu la journée du petit garçon.
Car lorsqu'il monta sur son cheval et que la petite troupe s'éloigna dans un concert d'éclats de rire et de sabots, il se prit à penser qu'il ne reverrait pas Blois de sitôt. Il devait de dire adieu à la demeure de son enfance et il n'avait aucunement l'intention de se retourner. C'était désormais le palais de Thibaud, comte de Blois, là où il élèverait les enfants qu'il aurait de Sybille et le comte de Champagne n'avait plus rien à faire là, il n'était qu'un étranger. Un étranger au cœur vide, entièrement brûlé, qui se demandait comment par quelle force surhumaine il allait pouvoir faire mine de faire la fête de son investiture partout jusqu'en Champagne. Mais Henri, malgré toute sa sagesse et son honneur, ignorait un fait essentiel : l'amour véritable ne peut mourir, comme le phénix, il renaît toujours de ses cendres.


FIN
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