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Notre repaire : le royaume du PDF (a)
 
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 [1148 - Asie Mineure] L'épreuve du courage n'est pas de mourir, mais de vivre.

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Louis VII
Empêcheur de tourner rond :o
Louis VII


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MessageSujet: [1148 - Asie Mineure] L'épreuve du courage n'est pas de mourir, mais de vivre.   [1148 - Asie Mineure] L'épreuve du courage n'est pas de mourir, mais de vivre. EmptyMar 2 Sep - 23:24

Janvier 1148 - Quelque part dans les monts Kadmos

La nuit était entièrement tombée sur le campement de l’armée franque, balayé par un froid aussi mordant que les chaleurs du jour étaient étouffantes, dans ce pays où même les éléments semblaient indécis et oscillaient d’un extrême à l’autre, en un redoutable va et vient auquel il fallait se plier ou mourir. Rien, même ce qui avait pourtant été une si puissante armée, la plus grande jamais réunie, ne saurait tenir tête à ces contrées, bien éloignées de celle que les croisés avaient quittées voilà quelques longs mois auparavant, bien plus hostiles que toutes celles qu’ils avaient parcourues depuis leur départ de Metz, inconnues, rebelles à tout raisonnement, à toute stratégie connue. Dans ce pays que leurs illustres ancêtres avaient traversé avant eux, ce qui avait ressemblé à une armée invincible, guidée le Seigneur Lui-même, les chevaliers qui avaient pris la croix avec ferveur, les pèlerins qui s’étaient précipités à leur suite, tous avançaient à l’aveugle. Ils évoluaient de plus en plus difficilement dans ces terres dont ils connaissaient mal les pièges et ne pouvaient prévenir les dangers, tantôt naturels, tantôt incarnés par les colonnes de soldats turcs qui encadraient leur marche et menaçaient à tout moment de fondre sur eux, tels des ombres émergeant des sables que l’on ne pouvait voir venir et dont les attaques, brèves mais meurtrières, ne laissaient que peu de chances de survie à ceux qui en étaient les cibles ou qui, restés en arrière, ne parvenaient pas à suivre le rythme pourtant trop peu soutenu du reste de l’armée. Pour le reste, pour ceux qui avaient les moyens de se défendre contre les volées de flèches, il s’agissait de résister aux fièvres, à l’aridité des terres et à cet autre menace qui allait croissante, irrémédiablement, abattant les esprits plutôt que les corps : la perte de courage. Comment ne pas douter ? Comment ne pas se laisser aller au découragement qui, face aux épreuves déjà traversées, face à celles que semblait réserver cet horizon sans fin de dunes et de roches, s’insinuait insidieusement dans les coeurs des croisés, rongeant la ferveur, l’enthousiasme, le courage et enfin la foi ? Elle était bien loin l’exaltation des premiers jours, celle qui s’était emparée de la foule des pèlerins les plus simples comme des plus éminents chevaliers lorsque, recueillant l’oriflamme, le roi qui les avait mené sur ces routes pleines de dangers avait donné l’ordre du départ. Elle n’avait pas résisté aux conflits, aux désillusions et à l’hostilités des contrées qui se dressaient entre eux et Jérusalem. Elle s’était fanée devant les dissensions qui mettaient à mal les grandes idées d’unité que l’on avait brandies, et cette marche sans fin que tout concourrait à ralentir. Et peu à peu, de questions en déceptions, en frayeurs, en pertes, la grande et splendide armée croisée qui avait quitté le royaume franc quelques mois plus tôt se délitait, et courbait la tête devant les difficultés. Ainsi, balayé par les vents, la crainte et le souffle puissant du désespoir, il semblait bien petit le campement que l’on avait dressé sur une hauteur pour avoir vue sur les environs, bien ramassé sur lui-même, bien insignifiant dans l’immensité du désert que rien, même la plus sainte des armées ne saurait dominer.

Ce fut cette sensation, celle de n’être rien dans ce monde terriblement vaste, qui domina un instant  le roi des Francs lorsqu’il s’arrêta en haut de l’escarpement vers lequel ses pas l’avaient mené et observa, silencieux, les tentes et abris de fortune qui se massaient sur la dune, massés les uns sur les autres, comme si tous avaient cherché à se rapprocher du sommet afin de fuir les dangers de la vallée. Pendant un court moment, Louis VII, du haut de son promontoire, du haut de son rang de roi, sentit peser sur lui le découragement dont nombre de ses hommes étaient saisis, ainsi que l’impression de vacuité de cette longue marche, que tout ce chemin qu’ils avaient parcouru et qu’ils devaient parcourir encore n’avait ni but, ni sens. Car les épreuves avaient été nombreuses, déjà, elles s’étaient profilées dès les premiers temps de la croisade. Il y avait eu l’orgueil de l’empereur Conrad, prêt à tout pour devancer en temps et en exploits l’ost franc, ou la mauvaise volonté de Manuel Comnène, peut disposé à faciliter la tâche aux croisés qui ne se soumettaient pas à ses volontés, deux raisonnements qui avaient mené l’armée allemande à sa perte et les Grecs à faire alliance avec les Turcs, créant l’incompréhension et la colère parmi les seigneurs francs dont certains poussaient même à la vengeance contre Constantinople. Il y avait eu les premières attaques et la déception lorsque, bien loin des exploits que leur avaient vantés les Grecs, l’ost du roi Louis avait retrouvé à Nicée l’empereur et les débris des ses troupes, tombées dans une embuscade qui ne lui laissait plus qu’une poignée de chevaliers, et les railleries qui s’en étaient suivies, poussant Conrad III à quitter l’armée franque pour s’en retourner à Constantinople. Il y avait eu, enfin, le manque de vivre, les villes désertées à leur arrivée de peur des pillages, telle Laodicée quelques jours auparavant, et cette horrible découverte, celle de la deuxième partie de l’armée allemande, commandée par Otton de Freising, qui, les précédant sur la route côtière, avait cédé à une attaque et dont les corps se décomposaient quelques part dans la vallée du Méandre sans qu’il ne restât plus rien ni personne à sauver. Et si la victoire qu’ils avaient remporté contre les Turcs sur les rives du fleuve consistait un éclat de lumière sur ce tableau bien sombre, le sentiment dominant n’en restait pas moins l’échec, un échec d’autant plus cuisant qu’ils n’avaient pas même atteint Jérusalem. Louis, en quittant le camp des yeux, plongeant son regard dans l’obscurité, cet horizon noir qui les cernait, poussa un long soupir. L’abattement était tentant pour lui qui avait tant souhaité cette croisade mais il ne pouvait se le permettre. C’était lui qui avait convaincu les grands seigneurs du royaume de l’accompagner, lui qui avait poussé chacun voulant trouver le repos de son âme à les suivre, lui qui avait prétendu qu’il n’y avait de plus grande gloire que celle de se battre au nom du Seigneur pour venger la chute d’Edesse et assurer la sécurité des lieux saints. Non, si tous devaient perdre courage, Louis savait qu’il ne pouvait en être de même sur lui et ce soir-là, du haut de ce promontoire rocheux au pied duquel étaient rassemblés tous ces hommes et toutes ces femmes qu’il avait menés là, il sentit avec acuité quelle responsabilité était la sienne, celle de garder foi en l’avenir, même s’il devait être le dernier, qu’il était celui qui devait continuer à espérer en Dieu car c’était lui qui menait tous ses hommes, et s’il perdait espoir, alors toutes les épreuves supportés jusque là n’aurait été vécues qu’en vain.

Les traits tirés, le front soucieux, mais fort de cette résolution qu’il prenait chaque fois que l’abattement le guettait, le roi des Francs quitta son observatoire et rejoignit le coeur du campement. La nuit avait beau les envelopper complètement, celui-ci ne dormait jamais totalement. Les Turcs et les éléments Grecs qui se joignaient visiblement à leurs chevauchées n’attaquant jamais de nuit, on redoutait moins une attaque que d’éventuels pillards, même s’il semblait absurde que des bandits puissent s’égarer dans ces terres hostiles, aussi nombre de soldats et chevaliers montaient-il la garde, accompagnés dans leur veille par ceux que le sommeil fuyait, et ceux qui occupaient leurs nuits comme celles de n’importe quelle campagne, quand bien même ceux qui avaient prêché la croisade l’avaient souhaitée sage, disciplinée, et chaste. Si l’on dormait bel et bien, on dormait à tour de rôle, aussi le roi n’était-il pas seul à déambuler parmi les tentes. Parvenu aux quartiers où étaient rassemblées les femmes de la cour qui avaient suivi leur époux avec suivantes et bagage, il hésita un instant, mais finalement, poursuivit son chemin. Ses relations avait Aliénor n’avaient pas réellement empiré depuis le début de la croisade, mais elles n’allaient certainement pas en s’améliorant et cette nuit n’était de celles à faire sa paix avec la reine. Le souhaitait-il réellement ? Louis l’ignorait lui-même, car il nourrissait pour sa femme une méfiance, un agacement, un amertume qui se mêlaient encore parfois à la tendresse qu’il avait pu éprouver pour elle, quand bien même leur éloignement semblait inexorable. S’il ne la considérait plus comme capable de le conseiller, elle retenait encore un peu de son estime, en tant qu’épouse, en tant que reine, en tant que mère de leur fille Marie, une estime vouée à s’envoler, mais le roi était bien loin de se douter de ce qui l’attendait au bout du désert de roches et de dunes sans fin qui s’offrait à eux depuis quelques semaines. S’il savait que les épreuves n’étaient pas terminé, il ne pouvait imaginer qu’en obligeant Aliénor à la suivre en Terre Sainte, il avait scellé le sort de le mariage, et bien au-delà, un avenir qui le dépassait. Pour l’heure, il se contenta de passer son chemin pour poursuivre son errance au milieu des tentes, comme n’importe lequel de ses soldats dont certains seraient de toute façon bien incapables de reconnaître le roi - ce à quoi il ne tenait pas -, ignorance qui lui permettait de se déplacer de nuit sans les quelques gardes qui l’accompagnaient le reste du temps. C’est donc seul, livré à ses pensées, qu’il se dirigea sans y penser vers l’une des extrémités du camp.

S’il avait à peine levé la tête vers des visages familiers, tel que celui de son fidèle ami Simon Ternel, qui échangeait quelques mots avec Geoffroy de Rancon, le Poitevin qu’il avait mis à la tête de son avant garde en compagnie de son oncle le comte de Maurienne, le roi avisa une silhouette connue alors qu’il parvenait à proximité d’un poste de garde. Parmi les quelques hommes qui se trouvaient là et auxquels il rendit un rapide salut, il s’approcha du jeune fils du comte de Champagne, dont la vision lui évoquait encore souvent l’une des raisons pour lesquelles il se trouvait sur ces terres bien éloignées du royaume, une église en flammes, et une tirade qui restait gravée en lui. Il n’avait pas oublié Vitry, et se doutait du peu d’estime que devait nourrir pour lui le fils de Thibaud IV, Louis nourrissait pour ceux qui parvenaient à faire impression sur lui un intérêt que certains ne manquaient pas de qualifier de faiblesse ou de propension à se laisser manipuler. Son visage demeurait pourtant impénétrable lorsqu’il se posta aux côtés d’Henri, tandis que les quelques autres chevaliers qui montaient la garde s’éloignaient légèrement.
- Je n’ai pas eu l’occasion de vous féliciter pour votre victoire, sur les rives du Méandre, lança-t-il après un court instant de silence en se tournant vers le jeune homme. C’était un beau coup, et votre initiative nous a tiré d’un mauvais pas.
Il esquissa l’un de ces sourires si absents qu’ils tenaient plus du rictus qui lui étaient propres, avant de plonger à nouveau son regard vers la vallée qu’ils dominaient. Le roi franc s’exprimait rarement, sinon à coeur ouvert, du moins sans peser avec prudence chacun de ses mots, il avait appris à ses dépends qu’une trop grande franchise ne lui réussissait pas. Mais là, dans ces contrées hostiles où rien ne se cachait, où chaque échec avait des conséquences immédiates, de même que chaque victoire éclairait pour quelques temps les visages et allégeait les coeurs, toutes ces précautions ne semblaient plus de mise.
- Nous avions tous besoin d’une telle bataille, nous ne l’oublieront pas avant longtemps, continua-t-il, le regard perdu dans le noir, avant de poser à nouveau les yeux sur lui. Je sais que vous y avez perdu un ami, j’en suis désolé.
L’espace d’un instant, il sonda les traits d’Henri, et le dévisagea sans baisser les yeux, cherchant sur son visage la même fermeté, le même défi qu’il avait tant de fois relevé sur celui de son père.
- Les Turcs nous encadrent, et ne nous laisseront pas de paix jusqu’a ce que nous soyons sortis de ce désert. Puis-je compte sur vous pour vous montrer tout aussi valeureux, et à l’affut ?
Si les Blois s’étaient montrés, à ses yeux, bien peu dignes de confiance dans le royaume, ici, loin de tout, Louis avait besoin de mobiliser tous les bons éléments. Et il ne faisait nul doute que le jeune homme qu’il fixait alors en faisait partie.
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Henri de Champagne
Warrior ébouriffé (perv)
Henri de Champagne


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MessageSujet: Re: [1148 - Asie Mineure] L'épreuve du courage n'est pas de mourir, mais de vivre.   [1148 - Asie Mineure] L'épreuve du courage n'est pas de mourir, mais de vivre. EmptyMar 2 Sep - 23:25

Par une nuit de janvier 1148 – Perdu au sein de l'immensité du désert

Le regard plongé dans les braises rougeoyantes du feu qui crépitait devant lui, le jeune Henri de Champagne se plaisait à imaginer la neige qui devait tomber et recouvrir le jardin de sa mère à Provins d'un long et fin manteau blanc, et un mince sourire s'ébaucha sur ses lèvres lorsqu'il entendit distinctement les rires de ses petites sœurs qui jouaient à se pourchasser dans les allées enneigées, leurs boucles brunes s'envolant au vent, leurs menottes glacées dissimulées dans des capuchons de fourrure. Mais la vision disparut bien vite, le temps d'un nouveau crépitement et elle s'était envolée pour rejoindre des cieux auxquelles elle appartenait. Il sembla au jeune homme qu'il émergeait d'un long rêve lorsqu'il reprit conscience de la réalité qui l'entourait, de l'obscurité profonde qui s'étendait à l'horizon, seulement rompue par quelques points de lumière qui brillaient quelques instants avant de disparaître, comme reflétant en miroir les étoiles de la voûte céleste mais si les étoiles étaient synonymes d'espoir, si l'on avait la certitude qu'elles guidaient vers la terre promise, illuminant les esprits et gonflant les cœurs des hommes, comme elles avaient mené les rois mages vers l'enfant Jésus, ces points lumineux au loin n'appartenaient qu'à des êtres fantomatiques qui voulaient leur mort. Dissimulés dans les replis du désert, ils surgissaient parfois à la faveur d'une tempête de poussière pour frapper au sein de la grande armée croisée, tels les dards de guêpes, avec précision et efficacité, sans que personne ne puisse répliquer, disparaissant à nouveau dès la fuite du jour dans l'immensité d'un désert que l'on croyait ne pas avoir de bout. Ces hommes étaient-ils réels ? Bien sûr, ils portaient les épées à la lame recourbée des Sarrasins avec lesquelles ils tranchaient les gorges, ils chevauchaient ces fins chevaux nerveux qui filaient à la vitesse du vent mais parfois, Henri en doutait. Il y avait quelque chose d'évanescent en eux, quelque chose qui les rapprochait davantage de l'irréalité, combien même chacun de leurs passages était marqué par des conséquences bien réelles, car les pèlerins mouraient par dizaines, souvent le sourire aux lèvres. Au début, quand il les voyait au loin, ces cadavres grimaçants, Henri pensait qu'ils étaient simplement heureux de donner leur vie pour la défense de leur foi, heureux de reposer pour l'éternité dans ce sable mouvant où avaient marché bien des personnages saints mais maintenant qu'il manquait de bras pour leur enterrement et qu'il devait aider à transporter les corps, le jeune homme s'était rendu compte qu'en réalité, l'attaque avait été trop rapide pour qu'ils ne se rendent compte de ce qui leur arrivait et leur vie s'était brusquement interrompue dans un souffle, leur âme s'était envolée alors que la seconde précédente, ils continuaient à parler. Alors dans les instants où il voyait les lueurs au loin, le jeune chevalier tout juste adoubé dans le luxe et les dorures d'un palais de Constantinople, puisqu'il lui était impossible de voir s'éteindre cette menace qui pesait sur eux de manière permanente, préférait laisser ses pensées s'envoler vers sa famille qu'il avait quitté plusieurs mois auparavant, se demandant sans cesse s'il parvenait à rendre son père fier de lui, si ses frères Thibaud et Étienne avaient progressé dans leur entraînement de chevalerie, si ses sœurs Marie et Isabelle avaient toujours le droit de courir dans le jardin enneigé sans subir de remontrances de leur mère. Et ces souvenirs de bonheur simple suffisaient à emplir son cœur et à lui redonner le courage de poursuivre malgré les difficultés.

Le fils du comte de Blois-Champagne n'était pas prompt à se laisser aller au découragement, et encore moins à être envahi par la peur ou l'inquiétude. Il avait la certitude peut-être faussée de savoir pourquoi il était là et la foi soutenait son cœur, la foi en Dieu mais aussi et surtout la foi en une possible rédemption qui devait l'attendre au bout de ce long périple qui n'était qu'un chemin de croix. Mais s'il était déjà un chevalier plein de bravoure, toujours prêt à combattre en première ligne, si se manifestait déjà en lui celui qu'il serait voué à devenir plus tard, par ce calme et cette tranquillité qui faisaient sa force, il n'était qu'un jeune homme de vingt ans à peine qui quittait pour la première fois sa famille pendant aussi longtemps. À vingt ans, il avait déjà défendu des villes, participé à des campagnes militaires de son père, pourchassé des mercenaires ou assisté à des conseils mais rien n'aurait pu le préparer aux épreuves qui l'avaient attendu lors de cette croisade, lui qui conduisait l'ost de Blois-Champagne, composé de quelques personnalités disparates qui le suivaient plus par fidélité que par foi. Épreuves qui à l'image de la mort s'abattaient sur eux avec la même rapidité que les sabres sarrasins, avec une brutalité qui ne faisait qu'écho à ce monde désertique qui s'étendait autour d'eux, aux rochers escarpés et saillants des monts Kadmos et à cette vaste plaine qui renvoyait au rang de mirage tous les souvenirs de confort et de beauté de la hautaine Constantinople et qui n'avait pour tout habitant et pour tout seigneur que la Mort elle-même. Évidemment, Henri savait bien, en quittant le royaume que le voyage serait long et compliqué mais il y avait quelque chose de désespérant à piétiner dans cette poussière chaque jour à un rythme de plus en plus lent, même si les pèlerins disparaissaient peu à peu, car il leur fallait manger leurs chevaux pour ne pas mourir de faim, à ne pouvoir combattre contre ces ennemis invisibles que l'on disait envoyés par l'empereur Manuel, l'homme au sourire retors qui s'était penché sur lui, quelques semaines auparavant pour le faire chevalier. Quelques semaines auparavant, une autre vie en réalité. Mais Henri n'était pas de ceux qui se laissait abattre par la fatigue et la déception. Tant qu'il voyait poindre l'étoile devant lui, il poursuivait son chemin, l'esprit encore empli des serments qu'il avait prêté, lui qui avait juré d'être brave, courageux et fidèle à sa foi. Et lorsque l'armée croisée, cette armée pitoyable composée de chevaliers orgueilleux mais épuisés et grelottant sous la fièvre, d'épouses aux corps grêles et à la peau trop diaphane, et de cette foule terrifiée de pèlerins, rampait dans ces vallées en une longue traînée repérable à des lieues, en un effort désespéré, presque surhumain, le fils du comte de Champagne était à l'avant, toujours prompt à se proposer pour partir en avant, toujours prompt à se remémorer de bons souvenirs du passé pour remonter le moral de ses propres troupes, aidé par la gouaille d'un Gauthier de Brienne, mais galvanisé en réalité par la croix qu'il portait, par les paroles de l'abbé de Clairvaux qu'il entendait encore, par ce reste de ferveur qu'il portait en bannière.

Malgré le feu qui continuait à brûler sous ses yeux, Henri eut un frisson. Le froid mordant s'infiltrait partout, à travers ses vêtements pour courir sur sa peau en une caresse glaciale, promesse déjà de l'au-delà. Ce n'était pas le froid de la neige, celui qu'il avait connu dans le comté de Champagne, celui dont il se prenait à rêver, c'était un froid sec qui coupait la respiration et qui ôtait tout espoir de ressentir à nouveau de la chaleur, et pourtant chaque matin, le soleil qui se levait, s'il éteignait un à un les astres de la nuit, réchauffait la terre d'une chaleur étouffante, toute aussi insupportable. Mais pas une plainte ne franchit les lèvres bleuies du jeune homme et lorsqu'il leva les yeux, ce fut pour distinguer la silhouette de son vieil ami, Geoffroy de Joinville, qui serrait les dents en grelottant, le visage tourné vers l'intérieur du campement, comme si le danger pouvait surgir d'entre ces tentes, se matérialiser en une ombre. Peut-être n'avait-il pas tort à la réflexion. L'échec ne serait peut-être pas dû aux éléments, au froid, aux maladies et à la faim, peut-être simplement à leurs dissensions, à leur narcissisme qui poussait chacun non à aider l'autre ou à accomplir des exploits pour Dieu, mais à comploter et à se séparer. L'empereur du Saint-Empire en avait payé le terrible prix puisque les cadavres de ses soldats jonchaient désormais les chemins, dévorés par les vautours et Henri ne put s'empêcher d'avoir une pensée amère pour Robert, le jeune frère du roi, qui les avait quittés au cours de route et qui n'avait cessé de contrarier le pouvoir attribué à Louis. Pensée d'autant plus amère que c'était là la seule tache dans le parcours du jeune chevalier, ces paroles qu'ils avaient échangées avec le comte de Dreux, des promesses de révolte qu'il ne regrettait que parce qu'elles planaient comme une menace au-dessus de sa tête, celle de démontrer qu'il n'était qu'une image et que son âme était en réalité rongée par les complots et l'ambition, comme celle de son père. Cet homme qu'il ne voulait pas être. Mais en cette nuit-là, Robert était loin, sans doute vautré dans le confort et les plaisirs, et la seule personne qu'il avait en face de lui ne parlait pas. Henri ébaucha un sourire lorsqu'il constata que son ami luttait en vain contre le sommeil mais il ne fit nulle remarque, car il avait choisi de rester là en sa compagnie, sous prétexte qu'il ne pouvait laisser son jeune seigneur seul et pour dire vrai, aussi mutique soit-il, le chevalier l'empêchait de se sentir abandonné. Il n'avait pourtant jamais renoncé à son tour de garde, malgré son titre et malgré la disparition d'Abo de Déols, il n'avait pas envie de faveurs, son rang lui semblait bien vain en ces lieux où les difficultés n'épargnaient personne. La première nuit, le seigneur de Déols avait ri de le voir si buté à accomplir ses rondes mais il avait déposé sa main sur son épaule en un geste de compréhension, presque fraternel. Mais là encore, il était vain de songer à Abo de Déols car il avait également été fauché par le sabre sans pitié d'un Sarrasin, la mort ne faisait pas de distinction et frappait même les meilleurs.

Le jeune homme était encore plongé dans ses pensées lorsqu'il sentit Joinville bouger. Avait-il enfin décidé de renoncer pour aller prendre du repos bien mérité ? Avait-il compris qu'il ne pourrait pas veiller à chaque instant sur le fils de son seigneur pour le ramener entier, comme Thibaud IV avait dû lui en donner la mission ? Mais Geoffroy ne prononça nulle parole et Henri garda la tête baissée sur la flambée avant de sentir une nouvelle silhouette se profiler à ses côtés. Un simple coup d’œil suffit à lui donner l'identité de cette ombre qui gardait le silence. Il aurait reconnu entre mille le profil du roi, sa haute stature légèrement voûtée, son nez long et son menton fuyant mais il n'eut pas un geste de déférence, pas un signe n'indiqua qu'il l'avait reconnu, pas une parole ne franchit ses lèvres. Seuls tous ses muscles, soudain, se raidirent et la mâchoire crispée, il se pencha pour aviver le feu, dont les flammes léchaient lentement la longue bûche pour dévorer le petit bois. Il n'avait rien à reprocher à Louis VII de manière personnelle, le roi avait toujours été parfaitement courtois avec lui, lui offrant presque de la considération alors qu'il n'était que le fils aîné de son plus vieil ennemi et que l'on savait que Thibaud avait élevé son garçon pour en faire un adversaire de la couronne, un parfait héritier, un pion en réalité dans le grand jeu d'échecs qu'il menait depuis sa prise de pouvoir et dans lequel il avait beaucoup plus perdu qu'il ne voulait bien le croire, à commencer par l'honneur et l'estime de son fils pour lui-même. Mais il demeurait entre eux une foule de spectres qui hurlaient leur douleur, agonisant dans les flammes d'un incendie, malgré l'espoir de la protection des pierres de l'église où ils s'étaient réfugiés. Ces spectres, Henri continuait à les entendre hurler des années plus tard jusque dans ses cauchemars, aussi ce fut un visage sombre qu'il tourna vers le roi lorsque celui-ci lui adressa quelques mots :
- Je n'ai pas eu l'occasion de vous féliciter pour votre victoire sur les rives du Méandre, c'était un beau coup, et votre initiative nous a tiré d'un mauvais pas.
Le jeune chevalier dévisagea son interlocuteur, se demandant quelles intentions cachées le roi pouvait bien dissimuler en son cœur pour venir lui adresses ces compliments en personne. On le disait faible, perdu, s'entêtant dans ses erreurs mais l'obscurité environnante ne permettait pas à Henri de deviner l'un de ces défauts sur le visage seulement éclairé par la lumière imparfaite du feu de camp, en un jeu complexe d'ombre et de lumière qui l'auréolait de mystère et de secrets. Il se contenta donc de hocher la tête à la mention de la bataille qu'il avait mené peu de temps auparavant alors qu'ils étaient bloqués sur la rive du fleuve, empêchés de traverser par les Sarrasins qui leur faisaient face. Il s'y était illustré en menant une charge qui avait facilité la victoire. Une maigre consolation, un geste d'éclat presque vain dans cette succession de longues journées sans but.
- Tout le mérite en est à attribuer au comte de Flandres, se contenta-t-il de répondre sobrement.
- Nous avions besoin d'une telle bataille, nous ne l'oublierons pas avant longtemps, renchérit néanmoins le roi, je sais que vous y avez perdu un ami, j'en suis désolé.
Henri qui ne s'attendait pas à de telles paroles d'excuse releva la tête vers Louis et les deux regards se croisèrent. Les yeux du souverain brillaient d'une lueur indéfinissable, ne permettant pas de savoir ce qu'il pensait réellement mais le jeune chevalier ne fléchit pas, laissant seulement apparaître une moue attristée car Abo de Déols aurait mérité d'aller jusqu'au bout et de voir la ville sainte de ses propres yeux. Lui-même aurait mérité d'avoir un tel ami à ses côtés pour le soutenir et lui apprendre à devenir un vrai chevalier. Mais qu'en savait donc Louis VII de ses sentiments ? S'en préoccupait-il seulement ce roi que l'on envoyait en guerre après un simple caprice pour un mariage ? Celui qui se répandait en atrocités ? Ce n'était pas lui qui aurait à annoncer la nouvelle de la disparition du seigneur de Déols à sa veuve, cette femme aux traits inconnus qui continuait son existence sans se douter un instant que l'homme à laquelle elle s'était liée s'était éteint, celle qui regardait peut-être les étoiles éclairer la neige cette nuit-là, la face rendue fantomatique par la lune, en se disant qu'il les voyait lui-aussi.

- J'ose espérer que son souvenir sera vite effacé par des victoires bien plus éclatantes, lâcha-t-il toutefois, après un court instant de silence, la voix neutre, en se détournant, rompant ainsi le contact visuel.
Henri ne pouvait se défaire de cette impression d'hypocrisie qui baignait cette conversation, mais ne parvenait à savoir ce que le roi attendait de lui. Louis VII avait toujours été celui qui motivait ses troupes depuis le début de la croisade, celui qui se confrontait en premier lieu aux difficultés mais il en faudrait bien plus pour qu'une estime mutuelle naisse entre eux. Il faudrait commencer par effacer le passé, mais hélas, les cendres d'un incendie ne s'envolaient pas aussi rapidement que la poussière dans le désert.
- Les Turcs nous encadrent et ne nous laisseront pas de paix jusqu'à ce que nous soyons sortis de ce désert. Puis-je compter sur vous pour vous montrer tout aussi valeureux et à l'affût ?
Le jeune homme distingua au même moment les sempiternelles lumières dans le lointain, ces Turcs qui ne leur laissaient nul repos et il se retourna vers Louis pour répondre d'un ton ferme :
- Vous me connaissez assez pour savoir que je ne renonce jamais, sire. La seule paix que nous soyons venu chercher est celle de nos cœurs, et mon cœur ne connaîtra le repos qu'en accomplissant mon devoir. J'ai reçu l'accolade qui fait de moi un chevalier, je respecterai mon serment.
Manière de dire que s'il se montrait courageux, ce n'était pas pour servir son seigneur mais bel et bien son honneur avant tout ? Il adoucit ces paroles par un léger sourire sans joie et il désigna le campement :
- Nous sommes nombreux ici à vouloir atteindre notre objectif, bien plus que vous ne le croyez. Et si certains se complaisent dans les intrigues et les vilenies, ils ne pourront franchir le seuil de Jérusalem l'âme apaisée. N'ayez crainte, ceux qui se désespèrent, ceux qui pleurent lorsque viennent les difficultés, ceux qui vous reprochent d'avoir pris la croix pour nous amener jusqu'ici, ceux-là sont peut-être les plus bruyants mais ils taisent, apeurés, quand il faut affronter les difficultés, parfois même ils partent en cours du chemin. Mais les épées qui se lèvent alors sont bien plus assurées et beaucoup plus tranchantes.
Il aurait fallu être sourd pour ne pas attendre les critiques à peine voilées adressées à Robert de Dreux ou la reine Aliénor mais Henri, emporté dans son élan, n'en avait cure. Il n'avait pas l'habitude de se taire quand on lui demandait son avis, la réserve chaleureuse et souriante qui ferait sa célébrité ne viendrait que plus tard, et il lui semblait en cet instant qu'il prononçait ses dernières paroles, comme si le froid parviendrait tous à les emporter. Comme s'il sentait déjà la morsure du cadavre en lui et s'il fallait parler, il dirait tout ce qu'il avait sur le cœur.

Un silence s'installa, seulement troublé par les crépitements des flammes à leurs pieds. Le regard d'Henri s'était de nouveau perdu dans les horizons sombres, après s'être détourné du visage de son interlocuteur qu'il ne parvenait pas à lire. Au loin, là-bas, il y avait Jérusalem, la ville où le Christ avait souffert de la Passion avant d'en mourir, pour racheter leurs péchés. La ville entourée d'Infidèles, cent fois menacée, cent fois prise, cent fois sauvée. Y trouverait-il ce qu'il cherchait ? Le repos de son âme ? Le pardon ? Parviendraient-ils seulement à accomplir quoi que ce soit, avec cette armée presque déjà abattue ? Cette fois-ci, ce fut Henri qui rompit le silence :
- Croyez-vous réellement que nous sortirons de ce désert un jour, sire ? Dieu ne nous fait-Il pas tourner en rond pour nous tester ?
Il se racla la gorge, conscient qu'il se dévoilait légèrement à son interlocuteur, se détestant d'avoir ce qu'il considérait comme une faiblesse :
- Doutez-vous parfois ? Et si vous doutez, quel souvenir, quelle vision fait rebondir votre cœur ? Je ne veux pas être indiscret, ajouta-t-il dans un petit rire, c'est parfois mon cas, je songe alors à mes petites sœurs qui doivent s'amuser dans la neige dans notre jardin de Provins et je me dis qu'il est impossible que la vie ne puisse pas avoir de sens.

Ils furent interrompus par de soudains éclats de voix qui montaient d'un groupement de tentes, non loin. Le jeune chevalier perdit immédiatement sa quiétude pour se redresser de toute sa grandeur, main sur le pommeau de son épée, prêt à dégainer s'il apparaissait le moindre danger. L'agitation commençait à gagner les alentours et chacun se demandait ce qui se passait. Suivi du souverain, Henri se rapprocha lentement, alors qu'on s'écartait devant eux pour les laisser atteindre le centre de l'attroupement.
- Il m'a insulté ! Accusait un homme de la reine en désignant du doigt le pauvre Gauthier de Brienne, je demande réparation !
- Je n'ai rien fait de tel, protestait le jeune chevalier champenois qui avait accompagné Henri partout depuis leur enfance commune et qui avisa d'ailleurs son seigneur, je refuse d'être accusé d'un acte que je n'ai pas commis.
Les autres chevaliers de la maison de Blois semblaient déjà s'apprêter à sortir les armes pour défendre leur honneur contre les Aquitains qui faisaient de même de leur côté, mais le fils du comte de Champagne, sans prendre le temps de consulter le souverain, les arrêta d'un geste :
- Il suffit, s'exclama-t-il, ce n'est pas ainsi que nous réagissons face à des accusations, pas en cette terre sainte, à proximité de nos véritables ennemis. Baissez tout de suite vos épées.
Si ses chevaliers s'exécutèrent, les Aquitains demeuraient menaçants et l'accusateur se tourna vers le souverain que le petit attroupement venait de reconnaître :
- Sire, c'est un affront ! Un affront envers votre vassal, justice doit être faite.
Henri de Champagne, à l'image du reste des hommes présents, jeta un regard à Louis mais il garda un air ferme d'une neutralité peu bienveillante. Mais au fond de lui-même, il savait qu'il y avait bien plus qu'une insulte ou qu'un honneur blessé à peser dans cette affaire. Le roi de France et le fils de son plus vieil ennemi, à défaut d'être amis ou simplement alliés, voulaient aller au même endroit, il ne restait plus au souverain qu'à le prouver.
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[1148 - Asie Mineure] L'épreuve du courage n'est pas de mourir, mais de vivre.
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